Cette grève a été menée par 18 personnes pendant 31 jours. Après quelques jours, j’ai pris des notes régulières, sans projet autre que de suivre le fil des événements. Je livre ici ces notes à peu près telles quelles ; on verra que certaines observations se répètent au fil des jours, elles rendent compte d’une certaine paralysie qui s’installe alors même que les événements se précipitent.
*** Voici comment je noterai certaines réflexions qui constituent des temps de respiration et que je développerai dans les pistes d’analyses qui suivent le récit. ***
Le 5 avril, une centaine de personnes tentent d’occuper l’église du parvis à Saint-Gilles, probablement à l’initiative de Mustapha dont il sera largement question par la suite. Il semble qu’aucun contact n’ait été pris au préalable avec les responsables : le curé refuse. La tension monte, des sans-papiers appellent l’UDEP dont le porte-parole arrive rapidement, l’affaire circule par internet et GSM, d’autres sans-papiers et militants belges arrivent... La police intervient, de manière assez musclée semble-t-il. Une manifestation est prévue le 6 avril mais la bourgmestre faisant fonction a entretemps pris un arrêté de police interdisant tout rassemblement de plus de 5 personnes lié à la question des sans-papiers, ce qui fera grand bruit dans la presse et les associations.
Mustapha, algérien déjà impliqué dans l’occupation de l’église du Béguinage, semble être à l’origine de la tentative d’occupation. Mais le doyen refuse de négocier avec lui, préférant parlementer avec le porte parole de l’UDEP. Il promet d’investiguer la possibilité d’occuper un autre lieu, mais ceci ne sera en fin de compte pas possible.
Face à l’impossibilité d’occuper l’église du Parvis, Mustapha invite une quinzaine de sans-papiers algériens et trois mauritaniens à faire une grève de la faim « symbolique » dans un local qu’il loue dans les environs à proximité de la maison communale.
Dans un mail qui circule le 6 avril sur Internet, des militants, non identifiés mais sans doute belges, appuient la position de Mustapha : « Dans son analyse de l’échec de l’opération, Mustapha remet en question les méthodes de l’UDEP : « L’UDEP est une association qui travaille avec le Gouvernement. Et son président négocie à huis clos. Pourtant, personne n’est apte à parler au nom de tous les sans-papiers. Ou alors, ça donne les résultats obtenus à Saint-Boniface : 130 réfugiés régularisés. Et qu’en est-il des 150.000 autres ? » ». Mustapha avait lui-même initié en 1998 le siège de l’église du Béguinage qui avait amené en 1999 à la régularisation de 100.000 sans-papiers. Il vise aujourd’hui le même objectif et sa stratégie est inchangée : « Il faut agir en collectifs et surtout pas en associations. Les associations sont subsidiées par le Gouvernement ; qu’elles le veuillent ou non, elles sont corrompues. Nous partons du principe que ce sont les concernés eux-mêmes qui doivent prendre leur destinée en main et initier le mouvement. Les collectifs sont là pour leur montrer la voie mais ne se permettent en aucun cas de parler en leur nom. ».
Ce jeudi, Mustapha a investi le numéro X de l’avenue Paul de Jaer à Saint-Gilles, avec une vingtaine de sans-papiers algériens qui ont entamé une grève de la faim symbolique. Privés pour le moment de la collaboration des médias, davantage focalisés sur les actions de l’UDEP, ils savent néanmoins qu’ils arriveront à leur fin. « Notre action de grève de la faim va être suivie par les Mauritaniens, les Guinéens et encore d’autres collectifs. Tout est en train de s’organiser. Nous avons également prévu d’installer des tentes devant les bureaux de l’Office des étrangers et d’y camper jusqu’à ce qu’une loi digne de ce nom en faveur des sans-papiers nous soit proposée. » déclare-t-il avec détermination. L’échec de la veille le désole mais n’a pas suffi à le déstabiliser. Fort de ses expériences en la matière et de sa victoire passée, il envisage sereinement les étapes à venir et décrète que « ce qui est important, ce n’est pas cette histoire d’église. Nous nous y sommes rendus parce qu’il s’agit traditionnellement d’un lieu d’accueil. Nous aurions pu aller dans une mosquée, une synagogue ou encore un cinéma ! Peu importe. Ce qui compte véritablement, c’est le message véhiculé. ». Il annonce néanmoins que dans une commune aux 141 communautés telle que Saint-Gilles et qui regorge d’exilés, il serait impossible de ne pas agir. « Aujourd’hui, nous organisons tout en dehors des édifices religieux mais nous y reviendrons. Le bourgmestre et le curé sont prévenus. Et lorsque nous viendrons occuper la place et l’église, nous ne serons plus cent mais quinze ou vingt mille. ».
Une « voisine » a entendu l’organisation de cette grève, elle lance un appel pour que quelqu’un aille voir avec elle. Je m’y rends.
*** La plupart des grèves de la faim se déroulent dans un lieu public : églises ou salle paroissiale, université, local appartenant à la commune (Evere) ou à la Communauté française (rue Royale). En général, le lieu accueille les gens pour une simple occupation – ce n’est que dans un deuxième temps que les occupants décident une grève de la faim. Déclarer d’emblée une telle intention leur fermerait les portes, et dans certains cas, d’ailleurs, ce projet n’existe pas au départ : la grève de la faim a commencé après plusieurs mois de contacts à Saint-Boniface, face au manque de réponse politique. A l’église de Saint-Jean d’Aers, à Forest, j’entends qu’une grève vient d’être décidée, après deux ans de vie dans cette église…
Les propriétaires de ces différents lieux ne sont donc jamais des individus, la présence des occupants-grévistes fait l’objet de discussions, d’échange entre plusieurs parties. J’ai eu l’occasion à Saint-Boniface de voir qu’il y avait certaines nuances entre la position du curé et celle du responsable de la fabrique d’église – par ailleurs membre d’un parti politique et, si mes souvenirs sont bons, du conseil communal.
Sans approfondir cet aspect, il est important de souligner que, dans les cas évoqués ci-dessus, les grévistes de la faim, et/ou leurs leaders, doivent composer, échanger, avec ces acteurs essentiels que sont les propriétaires et/ou les gérants des lieux qu’ils occupent. A Saint-Gilles, il y a une propriétaire, mais c’est une personne privée ; les quelques contacts que nous avons eus avec elle montrent qu’elle se sent dépassée et n’est absolument pas un interlocuteur considéré : le maître du lieu, c’est le leader… il est chez lui, il n’y a pas de tiers. ***
J’y vais. C’est un mois d’avril un peu grisâtre à Saint-Gilles, entre la place communale et la Barrière. Une vitrine de magasin, quelques hommes debout à l’extérieur, une porte ouverte. Une quinzaine d’hommes, assis ou debout, discutent avec celui qui parle derrière un comptoir branlant tout en servant du café, du thé. J’entre. L’étonnement est palpable. Heureusement, j’ai emmené une amie algérienne pour faciliter le contact. Les Algériens réunis pour une grève de la faim, ici, depuis environ 8 jours sont ignorés des médias et des militants.
La pièce n’est pas grande, 4 m sur 5 sans doute. Un peu bric à brac. L’homme du comptoir nous accueille, passe vite au français, qu’il maîtrise parfaitement. Je lui dis qu’on a entendu parler, on vient voir… Ah oui, c’est bien gentil, il y a des grévistes de la faim ici, il les a accueillis chez lui. Les amis algériens qui sont là, ils viennent soutenir, c’est la solidarité, tout le monde fait un petit quelque chose pour aider – le grand, là, il a amené des matelas. La Belgique traite les algériens comme des chiens, aucun immigré n’est aussi maltraité qu’eux. Alors, grève de la faim. 8 jours déjà. Ils vont mal mais le Gouvernement ne bouge pas. Un médecin ? Non, aucun médecin ne vient : pas besoin. Bien sûr qu’il y aura des morts ! Ces hommes ont choisi de se sacrifier, d’autres les remplaceront : jusqu’à ce que le ministre cède. Il faut des morts. Il y a aussi une famille, avec deux enfants : prête à s’immoler par le feu à la Barrière, avec leurs deux gosses. Au moment opportun. J’exprime un léger étonnement… Ah, mais je ne connais pas les Algériens - mon amie est algérienne, mais elle a l’air aussi étonnée que moi. Ils nous regardent un peu ironiques, ils nous prennent pour des petites bonnes femmes, des passantes un peu curieuses.
Mon amie s’énerve un peu, elle explique qu’on n’est pas là tout à fait par hasard : solidarité avec les mouvements de sans-papiers.
J’explique qu’il y a des consignes de base à suivre pour qu’une grève de la faim ne tourne pas trop vite mal. Je ne suis pas médecin, mais j’ai un petit peu d’expérience, c’est pour ça que je suis venue, pour aider.
Ce n’est pas nécessaire, de toutes façons il y aura des morts. C’est leur décision.
Je dis, puisque le Gouvernement n’a pas encore bougé, il faut durer. Pas manger, mais durer.
Bon, finalement, si je veux, oui, je peux aller voir les grévistes, je verrai bien par moi-même. Ils sont là, juste dans l’autre pièce, derrière ce mur de planches et de couvertures. Un homme m’aide à passer. Ma copine continue à discuter.
Une dizaine d’hommes couchés, parfois à deux, sur des matelas par terre, dans une pièce tout aussi petite que la première ; en enfilade, une autre pièce encore plus petite, 5-6 corps allongés. Au fond, un escalier en bois, bricolé par un manchot, va vers une toilette.
Des corps las, des visages épuisés... contraste avec l’animation d’à côté. Une atmosphère étrange. Une impression de déchet. Ils ont l’air beaucoup plus mal en point qu’on ne l’est après une semaine de grève de la faim, tous grabataires. Et tristes. Je m’assieds sans rien dire sur un matelas. Puis je dis pourquoi je viens. Ils n’ont rien à me dire. Je suis bien brave mais ils n’ont besoin de rien. Ils sont prêts à mourir. De toutes façons ils sont déjà comme morts, vivre ici ce n’est pas une vie. La Belgique les traite comme des chiens.
18 grévistes : 14 Algériens, un Marocain, 3 Mauritaniens, dont Octave, qui était à Saint- Boniface mais qui n’a pas été régularisé. Ils ont entre 25 et 40 ans, à vue de nez. Juste un ou deux qui me disent ces mots, sans fioritures. Les autres regardent au plafond, se terrent sous la couverture ou me regardent sans me voir, les yeux vides, lointains, durs.
Quelque chose ne colle pas, ici. Je ne sens aucun souffle de lutte, de résistance. Pas l’ombre d’un espoir. Ni de folie, ni de dignité.
Un visiteur soulève la couverture, il doit aller aux toilettes, il piétine une couverture, il n’a pas enlevé ses chaussures. Oui, un sentiment de déchets. A Saint-Boniface, les visiteurs respectaient les grévistes de la faim. Aux Minimes, avec les Iraniens, il y avait quelque chose de grave, de sérieux. Avec les Afghans aussi. Et chaque fois, l’impression d’un courage, d’une humanité. Ici, non. L’impression que ces hommes sont déjà dans l’égout, qu’on va tirer la chasse. Après 8 jours. Quelque chose ne colle pas.
Je leur explique qu’il faut boire de l’eau, prendre du sel, pas de sucre. Ils n’en savaient rien. Je leur explique que la douleur qui est déjà là va devenir beaucoup plus forte. Et les risques – pas seulement la mort, mais les séquelles et les souffrances si on ne prend pas de sel, pas assez d’eau. L’inutilité de souffrir même si on veut mourir. Surtout si on veut tenir longtemps, faire plier le Gouvernement belge. Certains semblent vaguement écouter. Un gars demande une précision sur les séquelles. Il doit avoir vingt ans.
En Belgique depuis quelque temps, les églises se peuplent de sans-papiers. Désespérés, optimistes, impénétrables, un peu fous, naïfs, émouvants, rudes, intellos, volontaires, fragiles…. Ce qui se passe ici est d’un autre ordre. J’ai le sentiment d’être entrée dans un univers de violence. Ou de folie. Mais je ne sens pas ces hommes fous. Et je ne les sens pas résignés à la mort, ni héroïques, ni fanatiques.
Et de l’autre côté, j’entends la voix de Mustapha. Cette voix normale, ce ton normal, cet homme instruit qui tient un discours clair, bien construit, logique. Calme. Il connaît bien la Belgique, il dit des choses justes, intelligentes. Rien d’un fanatique, encore moins d’un religieux. La mort inéluctable d’hommes prêts au sacrifice, c’est comme ça, une évidence, un fait. Il y aura drame : mais c’est l’extérieur qui sera frappé. Ici, on met en scène, on maquille les figurants, on prépare le drame, sans états d’âme et sans émotion. Vu d’ici le drame est plat. Ca paraît normal d’en parler autour d’une tasse de café.
C’est terrifiant. Mortifère. Insupportable.
Je suis allée acheter du sel à l’épicerie d’à côté, et de l’eau. J’ai encore senti un regard. J’ai dit que je reviendrais demain. J’étais captée dans cet univers, avec une seule idée : faire sortir ces hommes de là.
*** Dans la suite de ce récit, Mustapha sera dénommé le leader. Les Algériens qui fréquentent le lieu, qui sont solidaires, je les désignerai selon leur propre terme : les soutiens. J’apprendrai par la suite qu’ils sont aussi, pour la plupart, sans-papiers, et qu’ils comptent sur la réussite de la grève pour obtenir un statut : les grévistes sont leurs porte- paroles, et les soutiens exercent en fait un contrôle sur la poursuite de l’action. J’attribue enfin le nom de « lieutenants » à ceux qui, parmi ces soutiens, sont manifestement les bras droits du leader. ***
• Dimanche 9 avril
Je repasse, je redonne les consignes à appliquer dans une grève de la faim.
Le leader raconte : il est un vieux de la vieille, déjà présent au Béguinage il y a quelques années. Il a créé une association « internationale ». Il disqualifie l’UDEP, la Coordination contre les rafles, les expulsions et pour la régularisation-CRER, la Coordination et initiatives pour et avec les réfugiés et étrangers-CIRE... Il se dit ancien ministre de la Culture en Algérie, ancien conseiller du président, ancien général... Pour lui c’est clair qu’il y aura des morts, ça ne fait rien, ils se sacrifient, ils ont choisi, d’autres les remplaceront et le ministre cèdera. Pas besoin de médecins, il faut des morts. Il est contre les occupations d’église (car c’est la stratégie de l’UDEP) et serait en train d’organiser des occupations avec grèves de la faim par groupes nationaux (Rwandais, Guinéens, etc.) dans plein d’associations - le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie- MRAX, le CIRE, la Ligue des droits de l’homme, les syndicats, etc. ; s’ils ne sont pas d’accord et font venir les flics, tant mieux, ça fera tomber le Gouvernement. Il va aussi saisir le président algérien, la presse, enfin tout le monde ; mais on a l’impression qu’il n’a en réalité pas de contacts et pas de stratégie. Lui- même ne fait pas la grève de la faim, dit l’avoir fait pendant les 30 jours qui précèdent mais avoir arrêté pour prendre les contacts. Cela ne me paraît pas vraisemblable.
Je téléphone à Marie, une militante, médecin, active depuis longtemps et qui se trouve actuellement sur le terrain des Afghans, et lui demande de voir comment freiner l’extension du projet de Mustapha vers les associations (on ne peut pas exclure que certaines se laissent prendre à son discours, sûrement pas les grosses mais les petites... ?). Elle me dit qu’elle va alerter : de plus elle connaît Mustapha depuis le mouvement du Béguinage il y a plusieurs années ; elle le considère comme « fou », pervers, paranoïaque, et raconte qu’au Béguinage il aurait surtout divisé les communautés, semé la zizanie, créé des conflits...
*** J’ai vite l’impression que la situation est très délicate, et qu’il y a un décalage entre l’attitude des grévistes et le discours de Mustapha et des Algériens non grévistes – les « soutiens » - qui l’entourent et l’écoutent avec admiration. Il me semble qu’il faudrait appuyer les grévistes à sentir ce décalage, à se distancier du leader. Mais j’ai aussi la conviction qu’il est essentiel de ne pas s’opposer à celui-ci de manière frontale.
Je me suis présentée comme une citoyenne isolée, solidaire, ayant quelques connaissances utiles ; et je me suis appuyée sur mon expérience de Saint-Boniface pour prendre une position claire et « sans discussion » quant aux risques d’une grève de la faim et aux consignes à suivre.
Par la suite, Marie et le médecin qui a pris la grève en charge se sont interrogés sur l’état mental du leader. Il leur est vite apparu comme pervers et dangereux, et ils se sont un moment interrogés sur la possibilité de freiner son action au nom d’un diagnostic psychiatrique. Mais cela ne leur a pas semblé possible, les éléments n’étaient pas suffisants ; et il leur a paru très risqué d’entamer une action qui ne serait pas suivie d’effet. ***
• Jeudi 13 avril
Je passe avec Marie, le médecin que j’ai eu au téléphone la veille et qui reste très discrète : elle ne veut pas s’impliquer plus, elle n’est pas disponible, elle agit surtout au niveau politique, et le mouvement des Afghans ainsi que la lutte globale lui semblent plus importants et plus justes.
Nous apprenons qu’un Algérien a refusé d’être emmené à l’hôpital par une ambulance appelée par je ne sais qui. « Cardiaque » disent les autres, Marie est inquiète. Certaines personnes sont signalées par le leader comme malades, en mauvais état – « c’est la Belgique qui sera responsable de leur mort » ; mais Marie ne confirme pas la gravité, mais elle soupçonne toutefois un problème pulmonaire chez un Mauritanien pour qui elle fait une prescription d’échographie. Il me faudra plusieurs jours pour persuader cet homme de venir avec moi à l’hôpital.
Mustapha et les soutiens soulignent avec insistance le mauvais état des grévistes.A ce stade pourtant, il n’y a pas de réel danger. Les grévistes eux- mêmes manifestent une souffrance et une faiblesse qui est objectivement hors de proportion avec leur état physique. Le médecin a le sentiment qu’ils exagèrent, qu’il y a une certaine mise en scène.
*** Le côté « mise en scène » existe puisqu’il s’agit effectivement, pour des gens jusqu’ici dans l’ombre, de monter sur une scène médiatique et politique : dire très haut les souffrances et les risques fait partie intégrante de l’action. Mais je ressens aussi que l’expression très forte des souffrances est liée à une grande détresse psychique, amplifiée par une mise en scène particulièrement mortifère dans ce cas-ci, laquelle dépasse les grévistes et dont le chorégraphe est Mustapha.
J’avais déjà remarqué à Saint-Boniface qu’au début, les gens entament la grève de la faim sans trop réaliser ce qui les attend : le risque de mort, ils en ont conscience et le prennent, mais cela reste comme abstrait, théorique – et ils n’imaginent pas que dans une démocratie on puisse les laisser aller jusque là. Par contre, ils ne semblent pas penser aux souffrances par lesquelles ils vont passer. A Saint-Boniface, ils ont été très attentifs à nos explications ; c’est un moment de prise de conscience, de gravité et aussi un moment où s’instaure un lien de confiance particulier entre les grévistes et les médecins qui s’engagent à les accompagner jusqu’au bout. ***
• Vendredi 14 avril
Je rencontre Aurélie, celle qui avait lancé le premier appel ; je lui explique la situation telle que je la vois puis nous allons ensemble au local. Visite de 3 heures : je réexplique les symptômes émaillant les différents moments d’une grève de la faim, et les rassure sur ce qu’ils ressentent pour le moment, c’est normal. Je laisse un feuillet à ce sujet, je distribue 9 gélules de sel par personne (3 par jour) : pour chacun une enveloppe à son nom, avec consigne. Un des « soutiens », Rachid (qui se dit alternativement chanteur, ingénieur, etc.), qui semble au mieux avec Mustapha, propose de les distribuer, mais je ne m’y fie pas. Je donne de l’édulcorant ; tout cela semble très apprécié.
On parle longuement avec les grévistes de leur histoire, de leur objectif... ils sont désespérés, ils iront jusqu’au bout...
Les grévistes se plaignent du bruit que font les « soutiens », des courants d’air, disent qu’on ne les respecte pas. Je me « fâche » un peu sur les « soutiens », je leur dis que les grévistes souffrent, qu’ils ont le courage, qu’ils sont prêts à se sacrifier, qu’il faut les respecter.
*** Dès maintenant, et tout au long de mes visites, je serai heurtée par le manque de considération qu’ont les « soutiens » pour les grévistes. Ils sont Algériens ; « officiellement », ils ont une légitimité mais ils ne semblent pas connaître les grévistes, ne viennent pas parler avec eux. Les grévistes ont vraiment l’air « parqués », comme des paquets : ils sont l’outil d’une stratégie qui les dépasse.
Cette « froideur » contraste avec les expressions parfois atterrées du leader et des soutiens, qui diront souvent, dans les jours qui suivent, qu’un tel ou un tel va très mal, que cela ne va pas pouvoir durer… Chez Mustapha, c’est dit comme une menace : l’attitude du Gouvernement va causer des morts.
Ce climat est aussi très choquant quand on a vécu l’histoire de Saint-Boniface. Il y a eu des tensions, des conflits mais il régnait une ambiance quasi « recueillie » pendant la grève de la faim (alors même qu’il y avait des désaccords sur cette action) : du respect, de l’attention, de l’émotion, des relations plus proches. Le contraste est bouleversant. ***
Très vite, le discours de Mustapha et des soutiens passera de « tous les sans-papiers » aux Algériens. Mustapha ne cesse de dire que, de tous les étrangers, les algériens sont les plus mal traités en Belgique (comme des chiens), alors qu’ils sont plus instruits, plus éduqués, qu’ils ne « viennent pas de la brousse ». Il dit cela devant les mauritaniens, je suis choquée, je rappelle plusieurs fois qu’il n’y a pas ici que des algériens, les personnes présentes sont d’accord mais cela semble oublié aussitôt – sauf par les grévistes, dont la plupart se montre attentifs envers les autres.
Au fil des jours, les quatre Mauritaniens m’apparaîtront de plus en plus comme des « égarés » dans ce mouvement, d’autant plus que deux d’entre eux ne parlent que le peul et un français très approximatif. J’essaie assez vite d’entrer en contact avec eux, c’est d’autant plus facile que j’en connaissais un de Saint- Boniface, Octave, et que le plus jeune, Mourad (environ 20 ans), parle bien français, a souvent envie de s’exprimer et est en lien avec Carole, professeur d’alpha. En fait, trois d’entre eux ne comprennent pas grand chose à ce qui se dit autour d’eux ; sauf Mourad, dont nous apprendrons par la suite qu’il comprend aussi l’arabe ; il dissimule cette connaissance, ce qui lui a permis de capter beaucoup de choses.
• Samedi 15 avril
Je viens avec Aridja, mon amie algérienne. J’amène des gélules de sel. Ils ont mal à la tête, je distribue du paracétamol, je répète les consignes, Aridja traduit. Toutefois, sa langue maternelle est le berbère, peu parlé ici, et ses connaissances d’arabe ne sont pas parfaites.
Je reste près des grévistes, Aridja va dans la pièce collective, elle discute avec le leader et les « soutiens », la discussion est houleuse. Elle part après 2 heures, je reste seule 2 heures de plus.
Discours des grévistes : plus d’espoir, c’est les papiers ou mourir. Pour certains, même pas l’espoir de papiers, autant mourir ici que dans la rue. Ambiance mortifère, beaucoup sont à moitié endormis. Mokhtar dont le père vient de mourir en Algérie, est particulièrement agressif, il ne veut rien prendre, pas de sel, va arrêter de boire, se cache sous sa couverture dès que je veux lui parler. On interroge un « soutien », en présence des grévistes, sur l’objectif de la grève : « régulariser tous les sans-papiers ». On lui dit que ça ne se fera pas en un mois et qu’ils seront tous morts avant d’obtenir un pareil résultat. Ce « soutien », Mohammed, me semble un lieutenant de Mustapha (confirmé par la suite : Mustapha le « forme » pour que quelqu’un puisse reprendre le flambeau si lui-même meurt, étendre le « mouvement ») ; ce gars tient le même discours de sacrifice nécessaire. Avec la même légèreté, le même sourire que Mustapha.
J’arrive à avoir des apartés avec certains grévistes qui finissent par dire à demi-mot que s’ils ont les papiers ils pourraient arrêter la grève de la faim, mais qu’ils n’abandonneraient pas la lutte, qu’ils continueraient à soutenir les autres. Ils insistent sur le fait que leur grève de la faim n’est pas égoïste, ils se battent pour la régularisation de tous les sans-papiers.
Discussion avec Mustapha et avec les soutiens présents après départ d’Aridja : les grévistes ont fait leur choix, sont prêts à se sacrifier, s’ils meurent c’est le sacrifice pour les autres, d’autres les remplaceront jusqu’à ce que le ministre cède. Je leur dis qu’à mon avis les grévistes ne sont pas venus ici pour mourir, qu’ils ont envie que leur lutte serve aux autres mais aussi à eux-mêmes.
Ils font régulièrement référence à Saint- Boniface : j’explique que là, beaucoup de contacts avaient été pris, que l’affaire agitait déjà beaucoup les médias et le monde politique avant la décision de grève de la faim. Ce qui n’est pas le cas ici : personne n’en parle.
Il faut dire qu’à l’extérieur, la question globale des sans-papiers continue à agiter les médias et le monde politique ; le mouvement s’amplifie, il y a des manifestations, de nouvelles églises sont occupées. Les grévistes de Saint-Gilles sont vraiment très marginaux par rapport à tout ça. Ils sont dans un huis clos, ils ne se rendent pas compte de tout ce qui se passe, j’amène des journaux, des tracts, pour qu’ils soient un peu au courant ; certains s’y intéressent, pour d’autres c’est un signe de plus qu’ils sont particulièrement délaissés parce qu’ils sont Algériens...
Je dis à Mustapha et à Mohammed qu’ils parlent de la mort des autres avec légèreté et que s’ils poursuivent un objectif impossible, c’est comme si les grévistes étaient déjà morts. Ca n’a l’air de remuer personne, même pas les trois femmes qui se disent prêtes à commencer la grève : c’est comme ça, c’est le combat.
J’introduis l’idée d’une grève tournante, certains ont l’air de pouvoir l’envisager. Je dis que si les grévistes reçoivent leurs papiers, ils pourraient arrêter et se faire remplacer par d’autres, en les soutenant… Ça semble aussi acceptable.
Je dis que je doute de la stratégie de Mustapha, qu’il y aura beaucoup de morts avant que tout le monde soit régularisé. Du côté de Mustapha, c’est le mur : de toutes façons dans trois jours il va couper l’eau et clouer une planche, plus personne ne pourra rentrer. Ce ne sera plus la peine de venir avec un médecin, d’ailleurs il laisse faire mais c’est fini tout ça, pas besoin. Souriant (un peu condescendant, brave fille tu ne connais pas vraiment les choses...) : on ne se fâche pas, je dis que moi je ne suis pas là pour les faire changer de stratégie mais pour aider ceux qui ont le courage de faire la grève, éviter des souffrances inutiles. On se quitte « bons amis »…
Octave, un gréviste Mauritanien me demande mon numéro de téléphone.
*** À côté de l’organisation à Saint- Boniface, ce mouvement me semble complètement irréaliste. Je suis troublée que le leader, qui est intelligent et semble bien connaître le système et les institutions belges, puisse vraiment croire à cette stratégie. Je pense que les grévistes sont sincères, mais de la part de Mustapha, cela paraît étrange. Tout au long du mouvement, il fera état des contacts qu’il prend avec la presse, le Gouvernement, l’Office des étrangers mais j’ai l’impression que c’est du vent. J’aurai confirmation par la suite, que Mustapha téléphone régulièrement au directeur de l’Office des étrangers mais que celui-ci, qui le connaît, ne veut pas avoir affaire à lui. ***
• Dimanche 16 avril
Je repasse avec Marie, le médecin qui est déjà venu une fois. On reste environ 3 heures. Examen de chacun, ouverture de dossiers. Bien accepté.
*** Nous donnons un aspect un peu solennel à l’ouverture des dossiers, qui m’ont paru, à Saint-Boniface, un objet important : il vient (comme dans d’autres contextes, mais d’une manière particulière) symboliser le lien spécifique des soignants avec les grévistes et la nature de ce lien : être avant tout dans le « soin », le respect de la vie, de l’individu - et donc en quelque sorte, les traiter comme ils le sont rarement.
A Saint-Gilles, j’ai pris d’emblée une position « du côté médical » ou plutôt « du côté de la vie » (en précisant toujours que je n’étais pas médecin) pour m’introduire dans la place ; par la suite, il m’a semblé que seule cette entrée en matière pouvait faire accepter le questionnement que j’ai exprimé sur la stratégie mise en place. ***
Plusieurs souffrent et sont en demande. Compliance étonnante pour les gélules. Ils disent boire. Beaucoup de remerciements. Je vois que Mourad, le jeune Mauritanien a commencé une lettre, je lui demande s’il veut du papier ; il est trop fatigué pour écrire, mais veut bien que je téléphone à « sa promise » Carole qui est venue le premier jour mais n’est plus venue depuis. Je promets de téléphoner. Mais Carole vient le voir lundi, avant que j’aie téléphoné. En fait, c’est un professeur de français chez qui Mourad suit des cours, et qui semble très attachée à lui, dans un registre maternel. Cette personne continuera à s’impliquer activement, développant comme moi, une vision critique tant vis-à-vis du leader que vis-à-vis de l’Assemblée des voisins (voir plus loin).
Le « lieutenant » Rachid me propose de ranger les dossiers. Je décline, je préfère les prendre avec moi. Je n’ai pas confiance.
En partant je demande si je peux leur apporter quelque chose, ils ne voient pas quoi. Des fleurs dit l’un d’eux, pour plaisanter. Je dis OK pour des fleurs !
J’envoie un message à Aurélie pour qu’elle apporte sa balance demain. Je les pèserai et prendrai la tension, le médecin pense que c’est une bonne idée.
*** Il est utile de mesurer le poids à ce stade, pour avoir un bilan de départ (en fait, c’est déjà un peu tard). Pas de réelle nécessité médicale pour la prise de tension à ce stade. Mais, tout en étant claire sur le fait que je ne suis pas médecin, je tiens à cette position d’ « aide-soignante » qui légitime ma présence, et aussi m’autorise des gestes qui seraient impossibles hors de ce cadre : toucher, masser, humecter un front, aider à se lever, amener une certaine douceur qui vienne ouvrir une faille dans cette ambiance dure et très masculine… c’est ce que je sens, la manière dont j’ai envie d’agir, mais je ne peux pas le faire sans ce minimum de cadre que je me donne – et que je leur donne – en prenant cette position d’ « aide-soignante ».
J’ai aussi remarqué à Saint-Boniface qu’il m’était difficile de venir simplement « pour parler » sans rien amener de concret. Une « simple » présence me semblait un peu « voyeuriste », risquant aussi de susciter un rapport ambigu : beaucoup d’occupants étaient célibataires, avaient eu des histoires pénibles avec les femmes – « dès qu’elle sait que tu n’as pas de papiers, elle te quitte »... et certains espéraient que, parmi les voisines solidaires et compatissantes de Saint- Boniface, il s’en trouverait une qui... ***
Le soir, Octave me téléphone car Mourad a très mal au ventre et tremble beaucoup, comme pendant la visite du médecin où il se plaignait d’avoir froid. Je dis que c’est normal et qu’on repassera demain.
Sur ces entrefaites l’ambulance arrive. Je dis à Octave que l’ambulancier peut m’appeler puisque j’ai le dossier médical, ce qu’il fait. L’urgentiste me dit qu’ils vont l’emmener à l’hôpital, je demande qu’on le garde jusque demain dans la matinée, pour que je puisse venir le voir et éventuellement le convaincre d’arrêter.
Finalement ils l’ont renvoyé plus vite, je n’ai pas pu le voir à l’hôpital, et il est revenu.
*** Les hôpitaux ne gardent jamais les grévistes de la faim quand ils n’en sont pas à un stade de réel danger. Les malaises du début (évanouissements, maux de tête, de ventre), cesseraient, à ce stade simplement s’ils recommencent à manger... ça n’a pas de sens de les garder hospitalisés s’ils continuent à faire la grève de la faim. L’accueil n’est pas toujours très bon : ce sont évidemment des « patients » qui dérangent les services, qui mettent à mal le rôle médical, qu’on comprend mal (sur le plan de la langue, du contexte, de la décision...).
En l’occurrence, j’avais demandé qu’on garde Mourad car j’avais l’impression qu’il pouvait être « détourné » de la grève à la faveur de l’angoisse éprouvée face à ses malaises, et en quittant le microcosme de l’avenue De Jaer ; il me semblait que, chez lui, il y avait une faille... C’était effectivement le cas : il sera le premier à se sauver, mais plus tard. ***
• Lundi 17 avril
Manifestation sur le parvis de Saint-Gilles. Le porte parole de l’UDEP parle de la grève de la faim. Aurélie aussi : elle appelle au soutien des voisins. Réunion annoncée pour le mercredi à 18 heures afin de constituer une « assemblée des voisins ».
Je vais au local des grévistes de 18 à 21h. J’ai apporté quelques fleurs de mon jardin, ils sont très touchés : « c’est pour mourir dans la beauté » disent-ils.
Aurélie arrive avec un copain, sa soeur Mélanie avec sa petite fille de 8-9 ans, 2 jeunes filles : ce sont les premiers « voisins » solidaires. Je parle aux grévistes, vérifie s’ils ont bu, je pèse et je prends la tension. Je re-précise bien que je ne suis pas médecin, que ce que je fais ce n’est pas grand chose, il faudrait un médecin. Je téléphone à un médecin pour répondre à une question que me pose l’un d’entre eux.
Aurélie va discuter dans la pièce de devant avec Mustapha et les visiteurs, accompagnée d’un copain. Discussions qui s’enflamment progressivement, autour de la stratégie sacrificatoire. Aurélie et son copain s’énervent, elle finit par venir dire au revoir de notre côté, plus d’une heure après notre arrivée, en colère, « je ne remets plus les pieds… ». Le mardi elle me confirme qu’elle ne veut plus y aller pour le moment, il vaut mieux laisser faire d’autres personnes plus « calmes ».
Les grévistes s’énervent contre ces discussions, ça les fatigue, ça ne sert à rien, ils ont pris leur décision : les papiers pour tous les Algériens ou mourir. Ils ont signé un papier avec Mustapha pour promettre ça, donc ça ne peut plus changer. Ils confirment aussi ce que nous a dit Mustapha hier : il leur a fait une assurance pour rapatrier leur corps au pays (« Qui a payé ? » avions-nous demandé à Mustapha : réponse évasive : « les soutiens »…).
A ce moment, j’ai déjà eu le temps de peser et prendre la tension du côté mauritanien. Ils avaient tous l’air endormi au départ et dans le refus, mais s’éveillent progressivement. Pendant tout l’« examen », on reparle de leur choix, je répète que je l’accepte mais qu’il est impossible de gagner quelque chose en 3 semaines sans négociations préalables, je souligne qu’on ne parle pas d’eux dans la presse, je me demande si leur leader a les contacts utiles. Je rappelle qu’une grève de la faim c’est 6-7 semaines maximum, qu’il faut se dépêcher de négocier. S’en foutent, c’est pas une vie, veulent mourir…
Mais Mokhtar, jusqu’ici agressif et planqué sous sa couverture, se sent mal et accepte l’eau et le sel.
Le petit garçon d’un gréviste vient avec sa mère, mais il pleure très vite.
Je leur demande s’ils seraient OK que Mustapha, Comme il l’a dit à certains moments, coupe l’eau et ne laisse plus entrer personne… qu’ils crèvent tout seuls ? Ils répondent que s’ils n’ont pas leurs papiers ils veulent mourir ici, mais que Mustapha ne fera pas ça (sourires). Reprise de cette discussion dans l’autre « chambre » où ils se sont éveillés vu les éclats de la discussion avec Aurélie.
Un gréviste qui avait été emmené à l’hôpital et est revenu souffre beaucoup (estomac) ; on lui a dit que s’il revient une deuxième fois on le renourrira de force, il ne veut pas. Mourad intervient : lui, à l’hosto, il a refusé le baxter (la « transfusion sanguine » ; en fait c’est un sel de réhydratation), il préfère mourir. Il est sorti de son apathie du début, comme les autres d’ailleurs. Il me parle de manière fine et sensible de son désespoir, de sa mère – « c’est des choses que je ne peux pas dire, les paroles ça vient pas, c’est les larmes alors ».
Ils réaffirment leur jusqu’au boutisme, le fait qu’ils ont signé semble important, comme une parole d’honneur. Je dis que c’est bien de vouloir aller jusqu’au bout, si au moins on se donne les armes pour y arriver et que j’ai l’impression qu’ils n’ont pas beaucoup d’armes, la négociation ne semble pas encore avoir commencé et ils sont déjà à 10 jours. Ils disent qu’ils ne savent pas où ça en est, c’est Mustapha. J’explique le temps et les efforts que ça a pris à Saint-Boniface, que le temps de la négociation est long mais que le temps de la grève est court : on peut faire la grève si on se donne les chances d’arriver à l’objectif, sinon on est perdu d’avance, c’est comme si en fait on voulait mourir. Et je pense qu’ils ne sont pas venus ici pour mourir mais pour vivre dignement avec des papiers.
Oui disent-ils, des papiers ou mourir.
Ils disent qu’il faut parler de ça avec leur leader, eux ne savent pas, ils font confiance, de toutes façons ils ont signé.
Je leur demande s’ils sont des enfants qui ne peuvent plus réfléchir, plus changer d’avis. Non ils ne sont pas des enfants (ouf ils ne semblent pas vexés !) ils ont fait leur choix, ils reviennent avec cette conviction que s’il y a des morts les autres seront régularisés : Mourad s’enflamme, ses yeux brillent, on se souviendra d’eux, ils seront les héros, lui qui est le plus jeune veut bien mourir le premier. Je dis qu’ils ont beaucoup de courage et d’altruisme pour ainsi se sacrifier mais que leur mort ne sera peut-être pas suffisante pour changer les choses, qu’elle ne sera peut-être pas utile - ils ne veulent pas me croire. Je leur raconte l’histoire de sans domicile fixe morts en hiver, ça a fait beaucoup de bruit et d’indignation, et puis ça n’a pas changé grand-chose, plus personne ne sait leur nom. Je leur dis que je suis moins optimiste qu’eux, peut-être parce que je connais mieux la Belgique, ou parce que je suis plus vieille, peut- être que je me trompe, j’espère qu’ils vont gagner, mais je n’ai pas fort confiance en l’humanité, et partout dans le monde il y a des gens qui meurent sans que ça aille mieux pour les autres.
Toute cette conversation est « tranquille », il me semble que ce n’est pas conflictuel, que le fil n’est pas rompu. Je leur demande s’ils veulent que je continue à venir, ils disent oui car je suis la seule, je passe du temps avec eux, je les écoute, je les comprends, je suis « gentille »…
Après, en aparté, Octave me demande mon avis, ce que j’ai vu à la manifestation de Saint- Gilles. Je lui réexplique mon doute sur la stratégie, que je ne sens pas Mustapha très solide, qu’il n’a pas une bonne réputation. Il m’écoute attentivement et parle ensuite avec les Mauritaniens, en peul. Ces Mauritaniens me semblent moins butés que les Algériens ; j’espère qu’ils réfléchiront, j’ai peur d’avoir été trop loin. Je redis à Octave que s’ils veulent arrêter, ils le peuvent, et que s’il se passe quelque chose qui le gêne ici, qu’il m’appelle.
Mélanie, la soeur d’Aurélie, va, dès sa première visite, accompagner les grévistes d’une toute autre manière que moi : jusqu’à la fin, elle viendra passer plusieurs heures par jour, avec sa petite fille. Elle est veuve, témoin de Jeovah, sa fille ne va pas à l’école, pour elle sa place est auprès de ses frères en détresse. Elle ne discute pas beaucoup avec eux, je crois, sans doute parle-t-elle de Dieu, mais pas de politique, pas beaucoup de leur stratégie. Elle trouve que Mustapha est un mauvais homme et que les grévistes sont de braves gens. Je sympathise avec elle, elle est une espèce de vigie, bien acceptée par les grévistes qui l’appelleront vite « Soeur Mélanie », et sa petite fille devient la « mascotte »…
Sa soeur, et d’autres voisins, sont préoccupés par cette attitude, cette présence constante, surtout pour la petite fille (qui a environ 9 ans) : ça ne semble pas sain, peut-être mauvais pour l’enfant. Moi je n’ai pas vraiment d’avis, j’imagine une dynamique familiale assez particulière (Mélanie a d’autres enfants, plus âgés), la petite fille semble trouver une place, reste souriante. Curieusement, il me semble que Mélanie a trouvé une position utile, cohérente pour elle-même et sans doute assez juste dans ce contexte. Elle restera, comme Carole, assez distante de l’Assemblée des voisins et proche de moi et d’Antoine, le médecin qui va entrer en scène par la suite.
• Mardi 18 avril
Je passe en tram devant le local : volet fermé, quelques Algériens attroupés sur trottoir. Je téléphone à Aurélie : sa soeur Mélanie est passée pour déposer un poste de radio, elle a téléphoné à un gréviste, on lui a ouvert la porte pour prendre la radio, elle n’est pas entrée (je ne sais pas si elle n’a pas pu ou pas voulu.).
Je téléphone à Octave, il décroche mais je crois entendre quelqu’un dire « ne réponds pas », il raccroche. J’ai la trouille que Mustapha ait mis sa menace à exécution (fermeture à toute visite, coupure de l’eau).
Je téléphone à Mourad ; je demande comment ça va, il dit ça va, de manière très (trop) laconique ; je dis que je passerai ce soir vers 18h.
Je demande à Antoine de se trouver dans le coin à cette heure-là. La grève commence à durer, je lui en ai déjà parlé, il se tient prêt à prendre en charge un suivi intensif. Je l’ai vu agir dans des situations moins obscures, et j’ai l’impression qu’il sera très adéquat ici : il faut un médecin très compétent au niveau médical, mais aussi à l’écoute et capable de saisir les enjeux stratégiques, de ne pas être dupe tout en restant calme. Mais je préfère qu’il ne vienne pas d’emblée avec moi, j’ai peur que Mustapha ou ses lieutenants, qui ne le connaissent pas, lui refusent l’entrée. Je préfère venir mine de rien comme d’habitude, si on me laisse entrer, et n’appeler un médecin que sur demande d’un gréviste.
Quand j’arrive je dis que j’appellerai un médecin s’il y a un problème, Mustapha me dit que personne n’en veut, pas de médecin, ça ne sert à rien, ils vont mourir, ils sont prêts. Mais il me laisse passer. Ils font tous semblant de dormir, ils me disent qu’ils ne veulent rien, tout va bien, pas de médecin, que je les laisse tranquilles, sont fatigués, ronchons, limite agressifs. Je m’incruste un peu sans rien dire, je fais des gélules. Finalement c’est Aboud, un des Mauritaniens, qui veut bien voir un médecin. Je dis à Mustapha que j’appelle le docteur. Il me dit que personne n’en veut, je dis que oui, il me demande qui, je reste évasive, il ne s’oppose pas.
Antoine arrive, il examine Aboud tranquillement, les autres lèvent un oeil, progressivement le contact s’établit, finalement presque tous veulent être examinés.
*** Antoine continuera jusqu’à la fin à les suivre de manière très approfondie et empathique, et très vite il sera pour eux un « homme de coeur » et un « bon docteur ». Nous « ferons équipe » et à partir de ce moment, j’exprimerai de manière plus directe ma méfiance vis-à-vis de Mustapha, puisque le rôle médical est clairement assumé par Antoine. Celui-ci me laisse parler sans s’en mêler ; je pense que les grévistes sentent que nous sommes assez d’accord, mais il vaut mieux rester différenciés. ***
Dalid, un autre Mauritanien, que je n’ai jusqu’ici pratiquement vu que caché sous sa couverture, tombe dans l’escalier. Très faible. Antoine l’examine, rien de grave, mais il est extrêmement maigre. Je dis à Mustapha, sur un ton léger, que je vais faire venir un menuisier : grève jusqu’à la mort OK mais ça veut pas dire mourir avec des jambes cassées. Tout le monde rigole.
Après je parle encore longtemps dans la rue avec un groupe de gens, la plupart étrangers, de différentes nationalités. Mustapha qui était parti, revient, ne manifeste aucun intérêt, entre dans le local. J’explique aux autres ce que je connais sur les lois, ce qui se passe actuellement, pour montrer (mais pas trop directement), que Mustapha ne sait pas tout, que sa stratégie - que je respecte - n’est pas la seule, que d’autres ont des idées. Je répète plusieurs fois que je suis d’accord avec son analyse de la situation des sans-papiers, sur son indignation, tout en n’ayant pas vraiment la même vision stratégique, mais que c’est à eux de voir. Je sens que ces gens m’écoutent, sont intéressés.
*** Antoine revient examiner les grévistes. Il pense comme moi que nous devons continuer à marcher sur des oeufs : si on heurte Mustapha de front, on va être mis dehors, avec l’accord des visiteurs... et des grévistes eux-mêmes. Ca risque d’être catastrophique, car les « vrais problèmes » - y compris psychiques – vont commencer bientôt.
Je pense vraiment qu’il faut y aller tous les jours ; étrangement, on me laisse aller et venir, alors que Mustapha a rejeté un visiteur Mauritanien et m’a dit qu’il se méfie des visites, ce sont des manipulateurs...
Moi, on me laisse souvent seule avec les grévistes, sans doute parce que je suis en contact avec « le corps médical » ; et Mustapha sait très bien que faire entrave au suivi risquerait de lui coûter cher.
Mélanie et sa fille sont aussi libres d’aller et venir, sans doute parce que Mélanie a une position de « bonne soeur », elle n’a pas de discours politique.
Nous constaterons au jour le jour, ainsi que les autres personnes régulièrement sur place, que les grévistes vivent dans un climat oppressant, où l’idée du sacrifice et de la mort inévitable est omniprésente. Sentiment de pression au jusqu’au-boutisme. Ils se sentent liés par les engagements écrits qu’ils ont pris. Les conditions de vie sont déplorables : toilette difficilement accessible, bruit et courants d’air permanents, particulièrement pénibles vu leur état, et dont ils se plaignent : ils estiment que les « soutiens », les visiteurs du local, ne les respectent pas, et m’ont à nouveau demandé plusieurs fois, d’intervenir. ***
• Mercredi 19 avril
Première réunion de l’Assemblée des voisins, dans une association locale. Quelques personnes, bonne volonté, climat émotionnel, volonté d’agir, vite, mais pas très informées de la question des sans-papiers, du contexte extérieur, de ce qu’est une grève de la faim... bref, assez pareilles à ce qu’étaient au début, les voisins de Saint-Boniface (moi-même y compris) ; mais là, il y avait eu plusieurs mois pour se mettre dans le bain, et l’occupation était organisée par des militants.
*** J’ai le sentiment que cette mobilisation des voisins est inutile voire dangereuse. Ces gens veulent aller vite car ils ont un sentiment d’extrême urgence sur le plan médical, qui n’est actuellement pas justifié – mais l’un d’eux disqualifie les avis d’Antoine. Du côté des grévistes, la situation est explosive, il faut être vigilant, diplomate, et méfiant. Il me semble urgent de freiner le désir d’intervention des voisins : la situation est trop complexe, ils ne se connaissent pas, c’est un groupe très hétérogène, ils ne connaissent pas les enjeux globaux ni la spécificité de cette situation. Très vite je pense que l’Assemblée des voisins risque d’être un poids si elle s’en mêle trop. Je garde ce sentiment par la suite, ainsi qu’Antoine, Carole, Mélanie, et deux autres voisins avec qui nous avons fait connaissance, Claire et Jean ; nous formerons vite un petit groupe parallèle qui se tient au courant de la réalité, en cachant des aspects importants à l’Assemblée des voisins. ***
Après la réunion je rejoinsAntoine qui examine les grévistes. Ca va, ils se sentent mal (c’est normal) mais ne sont pas en danger, on s’organise pour le suivi médical : pas de panique de ce côté-là.
Vers 22h, trois Africains saouls arrivent à entrer malgré le volet à moitié baissé. Ils veulent dormir là : « on est aussi sans-papiers ». Un d’eux est complètement KO, il se met sur un matelas et ne veut plus bouger. Il n’y a à ce moment qu’Antoine et moi. Un gréviste me dit d’appeler Mustapha mais je ne le fais pas. Quelques grévistes, avecAntoine, arrivent à mettre les gars dehors. Ils sont assez violents. Dans l’échauffouréeAntoine est légèrement griffé, des grévistes se précipitent sur une boîte de premiers soins car « il faut soigner le docteur ». Moi, ils veulent que je m’en aille, « c’est trop dangereux pour une femme » (en fait je me contente de calmer ceux qui ne vont pas à la bagarre).
Mis dehors, les agresseurs restent sur le trottoir en tapant sur le volet. Beaucoup d’agitation et d’angoisse parmi les grévistes, très choqués.
Finalement deux flics arrivent, appelés par les voisins.Arrivent aussi Mustapha, et 2-3 voisins et commerçants des magasins de nuit. Sympa les flics ! Ils parlementent avec les Africains, ils veulent manifestement pacifier les affaires ; ils menacent de les emmener s’ils ne partent pas (« on est bien obligés, vaut mieux que vous partiez, et on vous laisse tranquilles »). Ils restent jusqu’à ce que ces gars partent, les suivent pour être sûrs et nous disent de les appeler au cas où.
Ces flics n’étaient pas au courant de la grève de la faim ! L’un d’eux, très jeune, était sur le parvis le jour de l’occupation de l’église (« ben oui, c’était pas gai, mais on va où on nous dit d’aller »). Il vient de Namur et « là-bas c’est vraiment autre chose, c’est mieux, ils sont dans une église, ils sont bien installés, les gens viennent les soutenir, c’est sympa ! ».
Mustapha, arrivé à peu près en même temps que les flics, est resté assez calme ; il se rend sans doute compte que notre présence a permis que ça ne dégénère pas.
Il dit ensuite que c’est un coup monté pour casser le mouvement. Les grévistes semblent plutôt d’accord avec Antoine et moi, ce n’était que des saoulards désespérés ; ils contredisent mollement et nous font des petits sourires complices « faut pas discuter, laissez le dire ». Bon.
A la fin Mustapha dit, pas très clairement, quelque chose comme ça : qu’évidemment il ne comptait pas laisser mourir les grévistes, ça fait partie des négociations de dire ça,... Je suis troublée : peut-être prend-il des allures de grand méchant loup sans en être vraiment un... ?
Cet incident a fait flipper les grévistes. Ils mesurent leur vulnérabilité, leur solitude, leur sentiment d’être, au fond, abandonnés par Mustapha (qui n’est jamais là le soir). Les flics auraient pu les arrêter, puisqu’ils n’ont pas de papiers.
*** En quelque sorte cet incident est une bonne chose : car ça a fait parler les voisins de la rue, restés très discrets jusqu’ici ; et car Antoine et moi, on s’est senti vraiment ensemble avec les grévistes, pour les protéger, pour régler tout ça sans casse (dommage que c’était aux dépens d’autres sans-papiers...). Ils sont très touchés, cela crée un grand pas dans notre lien avec eux.
Nous sommes aussi assez atterrés de percevoir à quel point ces gens qui sont en état de faiblesse, sont ainsi abandonnés pendant toute la nuit.
Nous constatons que le local où ils se trouvent est fermé et qu’ils n’ont pas la clé : en cas de pépin, ils ne pourraient s’enfuir qu’en soulevant le volet, en se contorsionnant, ce qui serait difficile pour certains et aurait été impossible dans ce cas- ci sans casse, puisque les agresseurs bloquaient violemment cette entrée. Cela a posé un vrai problème un autre soir, où Antoine a appelé une ambulance : impossible de faire passer la civière par l’ouverture du volet, je suis allée chercher la clé chez un voisin d’au-dessus – qui s’est avéré être la propriétaire. Laquelle était aussi très scandalisée de voir ce qui se passait chez elle ; mais démunie, car elle ne voulait pas faire intervenir la police, par crainte de faire plus de mal que de bien aux grévistes qu’elle considérait comme des victimes manipulées. Méfiance et crainte paralysent tout le monde. ***
• Jeudi 20 avril
Un avocat est venu aujourd’hui, sur demande de Mustapha. Je n’étais pas là, ce sont les grévistes qui m’en parlent. Ils sont déçus, ont l’impression qu’il n’y connaît rien...
• Vendredi 21 avril
Les grévistes me demandent de faire venir un autre avocat. J’en parle avec Mustapha, qui me demande à qui je pense : je cite le nom de René, avocat très engagé, qui avait travaillé pour faire le projet de proposition de loi avec les occupants de Saint-Boniface, et à qui je fais entière confiance. Mustapha le connaît, ne veut pas en entendre parler ; il est trop proche de l’UDEP. Il me fait part de son refus d’une manière très agressive, ses lieutenants se joignent à lui, « vous pouvez juste assister le médecin, vous n’êtes même pas médecin, peut-être psychologue ? Vous parlez trop avec les grévistes, finalement à quoi jouez-vous ? Pas question de remettre les pieds ici, sinon je vous coupe la tête ». J’ai l’impression que c’est du cinéma : ce type n’arrive pas à me faire peur. Je lui dis OK, que je trouverai un autre avocat et que je reviendrai.
*** Je ne pense pas que je serai vraiment interdite d’entrée : ma position est trop floue, je représente un lien avec le médecin... Celui- ci pense comme moi, que Mustapha est conscient du risque qu’il court s’il rompt le contact avec les soignants.
Mais ce qui est difficile, et apparaît clairement aujourd’hui, c’est que le local est loué par Mustapha, il est donc chez lui, comme il me l’a dit, et je ne peux effectivement pas venir sans son accord, ni amener des gens contre son gré. Il n’y a pas de recours possible. ***
De son côté, l’Assemblée des voisins travaille. Elle contacte le Centre pour l’égalité des chances. Paul, du Centre pour l’égalité des chances, se rend au local où il a un contact houleux avec Mustapha. Il juge la situation désastreuse et dénonce le fait que les grévistes sont sous influence, il parle de la nécessité de protéger leur libre arbitre. Il a vu quatre déclarations signées par les grévistes, sur l’honneur, disant vouloir aller jusqu’au bout et demandant que leurs corps soient rapatriés. Après leur mort quatre autres prendront le relais. Le Centre pour l’égalité des chances décide d’écrire à la bourgmestre pour l’inciter à réagir. Il tente aussi de contacter un avocat. Et estime qu’il faudrait interpeller AY, médiateur communal maghrébin.
*** La tension monte de tous les côtés. Antoine et moi sommes inquiets d’une intervention trop rapide et nous avons l’impression qu’il faut garder le contact avec Mustapha... Nous pensons que si l’on retire brutalement ces gens de leur grève, on leur enlève tout, qu’il est important de tenter tout ce qui est possible pour qu’ils puissent en sortir la tête haute et en ayant gagné quelque chose pour eux-mêmes (à ce moment, nous voulons y croire un peu...). Nous craignons aussi des passages à l’acte : un des grévistes, épileptique, refuse de prendre ses médicaments ; un autre s’est blessé volontairement. Aurélie, avec qui nous restons en contact pour « cadrer » l’Assemblée des voisins qu’elle anime, demande à Paul de ne rien précipiter. ***
• Samedi 22 avril
Avec l’accord de Mustapha, je fais venir une autre avocate, Brenda, qui est aussi proche de l’UDEP mais que Mustapha ne connaît pas. J’ai discuté avec elle auparavant : elle ne croit pas du tout que les grévistes obtiendront quelque chose. L’objectif de la rencontre est d’informer les grévistes sur le contexte général, les possibilités légales (très maigres), le fonctionnement institutionnel et ses impasses. Brenda se présente de manière neutre et discrète, mais la réunion est houleuse et bancale : Mustapha, ses lieutenants et les soutiens interviennent, démentent ce que dit Brenda, occupent la parole, laissant peu de place aux grévistes. Pour ceux qui ne connaissent pas le français, tout ça va trop vite. Mustapha et les autres interviennent souvent en arabe, et nous ne savons évidemment pas ce qui se dit. Au total, les grévistes ne sont pas très convaincus des qualités de cette avocate...
• Mardi 25 avril
Les grévistes ont arrêté de boire. Désespérés de leur isolement et de ne rien voir avancer. Décision de groupe assumée comme telle – mais nous doutons qu’elle corresponde au désir de chacun.
*** Ce doute saisit les intervenants dans toute grève de la faim : les grévistes font-ils un choix libre, sont-ils sous la pression du groupe ? Il est, je pense, quasi impossible de le déterminer, tant la dimension collective est prégnante et essentielle à différents niveaux, dès le départ. Cette question interpelle énormément les médecins, dont la logique est centrée sur l’individu. ***
Certains parlent fort, d’autres ne disent rien. Il nous semble clair que certains doutent, mais ils ne savent plus à quel saint se vouer. Sentiment de chaos.
Je les informe des risques d’une grève de la soif : 3-4 jours avant de tomber dans le coma. Ils semblent impressionnés.
Certains soutiens algériens semblent inquiets.
Pour eux aussi sans doute, la perspective de la mort devient plus concrète.
Le jeune Mauritanien Mourad est dans un état préoccupant. Antoine lui donne rendez-vous à son cabinet. Il nous semble de plus en plus urgent de trouver des moyens pour en faire sortir, le plus possible, de ce huis-clos.
Réunion de plus de 2 heures le soir, avec les grévistes, à laquelleAntoine donne une certaine solennité. Nous sommes seuls, Antoine et moi avec les grévistes (personne d’autre, comme tous les soirs). Antoine leur dit que dans la situation actuelle ils doivent prendre une décision : leur vie est en danger et une intervention trop tardive peut entraîner la mort ou, plus probablement, des séquelles irréversibles et très graves, qui rendraient leur situation encore plus difficile. C’est leur choix, ils sont libres, mais ils doivent mesurer les conséquences.
Tous les grévistes expriment leur souhait d’être hospitalisé si Antoine juge que le risque est devenu aigu.
*** Cela nous apparaît comme une victoire : la volonté de « sacrifice » affichée depuis le début est clairement contrecarré par le souhait des grévistes d’être hospitalisés en cas de risque : ils ne veulent donc pas mourir. Rien ne peut plus faire obstacle à une décision du médecin allant dans ce sens. ***
J’envoie un message par email à l’Assemblée des voisins qui s’agite, pour lui dire qu’il n’y a pas de risque de mort : les grévistes sont suivis de très près et peuvent appeler le médecin quand ils veulent.
*** J’omets à dessein de dire qu’ils ont accepté d’être hospitalisés – ce qui serait de nature à rassurer tout-à-fait... mais tout se sait, et les grévistes risquent d’avoir des ennuis avec Mustapha et les autres Algériens. Leur décision, qui serait considérée comme une trahison et une lâcheté doit, ils ont insisté, rester confidentielle. Nous sommes de plus en plus isolés, le médecin et moi, avec les grévistes. Une difficulté supplémentaire, c’est que, nous l’avons observé jusqu’ici et cela continuera, la plupart des grévistes changent d’avis très souvent. Ils ne font pas entière confiance à Mustapha, mais à nous non plus. Ils ne savent plus quelle est la meilleure stratégie, ils sont déboussolés, divisés, ils ne savent plus qui croire. La plupart n’ont pas de logement, ils ne savent pas où aller s’ils quittent le local, aucune position de repli, pas de recours : ils se sentent pieds et poings liés.
Nous avons le sentiment qu’un d’entre eux joue double jeu, ce qui se confirmera par la suite. Méfiance toujours. ***
Le soir, réunion secrète, les grévistes et moi : les grévistes me disent leur méfiance envers Mustapha et me demandent d’être leur porte- parole vis-à-vis de l’office des étrangers : ils veulent négocier leurs papiers et sortir de là. Ils veulent que cela reste secret, mais il est évidemment impossible de faire venir ce directeur sans l’accord de Mustapha. Je dis que je ferai ce que je peux. Je suis fière de la confiance qu’ils me font, j’en viendrais presque à me croire un sauveur. Je comprendrai plus tard que tout est relatif…
Je contacte René, l’avocat qui avait été refusé par Mustapha, pour lui demander de créer le contact avec le directeur de l’Office. Il est d’accord mais ne veut pas aller plus loin : il estime que ce mouvement est une erreur, et il ne peut pas, éthiquement, soutenir cette action alors qu’il soutient par ailleurs, dans le cadre de la lutte globale pour la régularisation des sans-papiers qu’il mène aux côtés de l’UDEP, une stratégie d’occupations des églises sans grève de la faim.
Il me propose d’aller avec lui le lendemain dans le lieu occupé par les Afghans où le directeur de l’Office, qu’il connaît, a prévu de venir. Nous lui parlerons de ce qui se passe et arrangerons une visite chez les Algériens.
*** Antoine me reproche très vivement d’avoir outrepassé les limites en acceptant cet accord secret avec les grévistes. Il trouve qu’il fallait passer la main à un avocat. Pour moi, le problème c’est que l’avocat ne veut pas aller plus loin. Et j’estime ne pas être tenue par la réserve des soignants ; elle est, dans leur rôle, indispensable et légitime, mais je ne suis pas soignante et je l’ai dit clairement : pour moi, me mettre du côté des « soins » était avant tout une porte d’entrée et une manière de construire un contact.
L’ambiguïté de ma position a permis aux grévistes de me faire une demande presque impensable au début ; mais elle crée un conflit avec le médecin qui ne sait plus bien « à quoi je joue » et qui craint sans doute que ma prise de position éveille des soupçons quant à sa propre neutralité, ce qui pourrait faire obstacle au suivi médical. Il refuse que je fasse encore des consultations avec lui.
Je maintiens ma décision de répondre à la demande des grévistes. Cela me semble juste : il n’y a pas de solution médicale, quoi que fasse le médecin la solution est du côté politique.
Nous ne sommes pas d’accord, je suis troublée par la critique de ce médecin avec qui je m’entends très bien, qui a beaucoup plus d’expérience que moi en la matière (y compris sur le plan politique) et dont je respecte les avis. Je ne suis pas sûre d’avoir raison mais je m’entête. Je me sens très seule, un peu abandonnée moi aussi... ***
• Mercredi 26 avril
Mourad va en consultation chez Antoine. Il arrête la grève sur avis médical. Il ne revient pas au local, il est hébergé dans le plus grand secret chez Carole. Cela agite les grévistes, ballottés entre l’angoisse (Mourad est-il en danger, le sommes- nous aussi ?) et l’accusation de trahison.
Je rencontre le directeur de l’Office, avec René. Il est très réticent, lui aussi connaît Mustapha et ne veut en aucun cas de régularisation « groupée » (c’est la politique du Gouvernement : Saint-Bonifaste n’a été qu’une exception). Mais il craint le risque médical. Il accepte finalement de venir, mais à deux conditions : que les grévistes arrêtent la grève de la soif, et que seuls les grévistes, moi et mon amie algérienne soyions présents à l’entrevue. Ce qui m’arrange évidemment, puisque la négociation doit rester secrète.
Le même jour, Antoine détecte un cas possible de tuberculose. Il estime nécessaire de dépister tout le monde, vu la promiscuité. Proposition faite aux grévistes : se rendre demain jeudi à la consultation d’Antoine (après-midi/soir). Nous espérons que cela permettra à certains de sortir de la grève et du local, à l’instar de Mourad.
Aucun n’ira : le huis clos semble plus fort… Nous sommes extrêmement inquiets et nous nous sentons impuissants. Intervention d’Antoine au café politique d’Attac ce mercredi 26 soir, auquel sont présents plusieurs soutiens algériens et Mohammed, lieutenant de Mustapha. Antoine expose l’urgence de la situation et demande conseil. Ensuite, en aparté, discussion avec quelques soutiens algériens, Mohammed, René et Pierre, un militant très central dans le mouvement des sans-papiers, et proche de l’UDEP, Antoine et moi. René propose de contacter ce jeudi matin le directeur de l’Office des étrangers et le ministre De Waele pour qu’ils viennent sur place. En fait nous avons déjà pris contact, mais ne le disons pas : méfiance, secret.
Il leur transmettra un bilan de l’urgence médicale, fait par Antoine. Dans ce bilan, Antoine n’évoque pas la question de la tuberculose ; il sait que cela risque de provoquer une évacuation du lieu pour « raisons sanitaires », ce qui ne serait pas justifié. Antoine n’informe personne du cas détecté, sauf les grévistes qui ont compris et sont inquiets : il leur parle pour calmer leurs inquiétudes de contagion. Mais cette information circulera largement, on ne sait pas comment... Nous sommes dans un monde de méfiance et de secret, mais où aucune confidentialité n’est possible.
René propose aussi qu’un porte-parole vienne exposer la situation lors de la conférence de presse organisée ce jeudi au Petit Château avec l’UDEP (où environ 90 personnes ont entamé une grève de la faim). Mohammed se dit prêt à y aller, et il est d’accord pour toutes les propositions, si toutefois Mustapha est d’accord ; nous essayons en vain de joindre celui-ci par téléphone.
*** Nous avons l’impression d’une petite victoire car ce mouvement sort enfin de son isolement et accepte une alliance avec d’autres (ponctuelle, limitée, seulement justifiée par l’urgence – mais c’est une alliance). Toutefois, aucun Algérien n’ira à la conférence de presse, c’est le militant, Pierre, qui parlera de la situation des Algériens. ***
J’envoie un bilan à l’Assemblée des voisins qui s’agite – sans mentionner la décision des grévistes vis-à-vis de l’Office (méfiance !) avec l’appel suivant : « Certains grévistes ne savent pas où aller après la grève et pour eux cela semble être un motif de rester là quitte à se mettre en danger ; certains étaient plus ou moins sans domicile fixe, passaient de logements temporaires en « chambres d’amis ». Ils sont actuellement trop faibles pour reprendre cette errance. L’idéal serait de trouver une structure d’hébergement social : qui a des tuyaux sur Saint-Gilles ? Une autre solution est de leur offrir un hébergement le temps de se retaper : qui serait prêt a héberger quelqu’un ? (il faut compter une quinzaine de jours ; la procédure de réalimentation est très simple mais doit répondre à des consignes précises). Merci de me signaler rapidement vos possibilités. Je vous enverrai les consignes de réalimentation ».
Il n’y aura pas de réponse à cet appel. Je ressens de l’amertume devant la limite des solidarités exprimées. Mais, après beaucoup d’hésitations, je ne propose pas d’héberger quelqu’un : on ne peut pas être sur tous les fronts à la fois…
• Jeudi 27 avril
Il devient indispensable de faire des prises de sang et un dépistage de tuberculose. Antoine propose aux grévistes d’aller à l’hôpital pour faire ces examens, avec hospitalisation immédiate si nécessaire.
*** En fait aucune hospitalisation n’est nécessaire, mais nous avons déjà organisé un scénario avec un médecin de confiance, chef d’un service à l’hôpital de Saint-Gilles. Il a bloqué une matinée et réservé une vingtaine de lits. Nous espérons que certains grévistes profiteront de cette possibilité pour sortir du lieu et de la grève : c’est notre seul objectif. ***
Le directeur de l’Office des étrangers arrive à peu près à l’heure dite. Les grévistes ont arrêté la grève de la soif comme il l’avait exigé. Nous n’avons informé Mustapha de cette visite que le matin, en précisant que le directeur ne veut rencontrer que les grévistes. Mais l’information s’est répandue comme une traînée de poudre : à l’arrivée du directeur, une centaine d’algériens sont là, réclamant la régularisation de tous et voulant assister à l’entrevue. Ils ont évidemment deviné que les grévistes se sont désolidarisés. Nous essayons de les calmer, de faire respecter les conditions de l’entrevue. Aridja, mon amie algérienne, intervient beaucoup, en kabyle (mais tous ne sont pas kabyles, cela crée peut-être une tension de plus).
Le climat devient violent, certains essayent de forcer la porte, Mustapha réaffirme qu’il est chez lui et qu’il laisse entrer qui il veut. J’essaie de maintenir la décision, mais Aridja me dit que cela va dégénérer gravement, qu’il faut en laisser passer quelques-uns et Mustapha. Finalement plusieurs entrent, avec Mustapha et des lieutenants. Le directeur propose un accord très limité et transitoire, Mustapha et les autres Algériens veulent une régularisation illimitée pour tous, les grévistes veulent une régularisation d’un an pour eux-mêmes, mais n’osent pas le dire ouvertement... le directeur repart et leur dit de réfléchir à sa proposition (que la plupart n’ont pas bien comprise, vu le climat).
A la sortie, je suis violemment interpellée par les Algériens non grévistes qui me reprochent d’être traître, d’avoir des accointances avec l’Office, d’être peut-être téléguidée par De Waele, d’avoir brisé leur mouvement et de n’être venue que pour cela.
Je me sens très mal à nouveau, comme dans le conflit avec le médecin, piégée par l’ambiguïté de ma position – mais gardant le sentiment qu’il n’y avait pas d’autre position juste en l’occurrence.
• Samedi 29 avril
Matinée à l’hôpital. Avec Carole, Mélanie, Jean, Claire et Antoine, nous avons organisé les transports en voiture. Les grévistes ne veulent pas quitter le local tous ensemble, j’apprendrai par la suite que c’est par peur que leurs affaires disparaissent, ou qu’ils ne puissent plus revenir (personne n’a la clé), ou que Mustapha, soutiens ou lieutenants, pensent qu’ils ont « déserté »... méfiance…
Nous emmenons donc la première moitié du groupe, dont les trois mauritaniens qui étaient déjà prêts. Le médecin chef avec qui on s’est mis d’accord les accueille très chaleureusement, ainsi que le personnel. L’hospitalisation est proposée à tous, le temps d’affiner l’analyse des premiers résultats qui vont arriver (prétexte). L’attente est longue pour avoir ces premiers résultats, certains s’impatientent, se demandent s’ils n’ont pas été piégés pour leur faire arrêter la grève.
Le médecin chef a fait venir un imam, pour leur parler. Difficile de savoir ce qui s’est dit, l’imam ne nous informe pas, il évoque seulement avoir parlé de l’aspect éthique, du suicide en islam, - et le reste c’est leur choix. Cela n’aura apparemment pas d’impact, nous nous demandons si cette démarche n’était pas maladroite.
La présidente du CPAS promet des logements après l’hospitalisation éventuelle ; la bourgmestre est là, elle me demande s’il y a vraiment pression, je dis oui tout en disant qu’il ne faut pas se précipiter, que la situation est sous contrôle point de vue médical ; elle veut savoir quoi pour la tuberculose, je reste vague mais elle est manifestement au courant. Je me méfie de ce qu’elle pourrait faire d’une telle information -méfiance justifiée comme la suite le démontrera.
Le Marocain Nazim et Aboud le Mauritanien ont un test positif. Ils restent à l’hôpital ainsi que Dalid et Octave, les deux autres Mauritaniens. Ils ont manifestement compris notre jeu. Les autres veulent retourner au local.
Nous revenons au local pour emmener l’autre moitié du groupe. Certains semblent déjà prêts. Celui que nous soupçonnons d’être un « agent double » dit quelque chose en arabe : tous se replient : aucun ne vient...
Mais nous sommes au moins contents pour ceux qui sont restés à l’hôpital. Le lendemain, message de Carole qui a aidé au transport : « je suis allée voir Octave et Dalid à l’hôpital. Ils étaient souriants et relax. Ca fait du bien. Par contre Aboud dormait. Dommage, j’ai du affronter l’infirmière pour obtenir deux gobelets en plastique pour leur permettre de boire l’eau du robinet : dur, dur de retrouver l’ordinaire de l’hôpital après l’accueil de ce matin. Si vous y allez amenez de l’eau. Par ailleurs j’ai entendu à deux reprises un drôle de truc : « des dossiers à 200 euros, des dossiers à 300 euros ». Un soupçon : des gens ont payé pour figurer sur les listes ! J’ai découvert aussi avec effarement que l’un des deux peuls est en Belgique depuis six mois. Si cela se confirme, cela confirme encore une fois si besoin est le mensonge de Mustapha. Imaginer une régularisation après 6 mois de séjour, faut être fort pour faire gober ça ! ! ! Ils me disent aussi qu’ils ont à plusieurs reprises signé des trucs qu’ils ne comprenaient pas ».
• Dimanche 30 avril
Les jours qui suivent, les grévistes hospitalisés reçoivent plusieurs fois la visite de Mustapha et autres, qui viennent vérifier où ils en sont, s’ils continuent la grève de la faim. Message de la même voisine : « ce soir, nous avons été confronté à l’irruption - pas d’autre mot – de Mustapha, Mohammed et Rachid, le « lieutenant chanteur » tandis que, par hasard, Claire, Jean et moi nous étions retrouvés dans la chambre de Dalid et Octave. Ils souhaitaient prendre des nouvelles. Mustapha connaît bien tout ce qui concerne la tuberculose parce qu’il a été quelque chose comme « responsable de la politique de la santé » ou un truc du genre, j’ai pas capté le détail, j’étais estomaquée. Mohammed m’a questionnée pour savoir où se trouvait Mourad, j’ai dit que je l’avais eu au téléphone, que sa santé commençait à aller mieux mais que je ne savais pas où il se trouvait. Ils ont cherché à avoir le numéro de téléphone de Mourad. Ils essayaient aussi de savoir quand Dalid et Octave allaient sortir de l’hôpital. Claire a tout de suite réagi en déclarant que personne ne le savait, que cela dépendait des résultats des examens et qu’il fallait voir ça avec le médecin. Il y a du harcèlement dans l’air. La position de Nazim (le marocain hospitalisé) était moins claire : il craint qu’« ils » (mais de qui parlait-il ?) l’enlèvent des listes, déclare qu’il ne mange pas et de toute façon on ne lui donne pas grand chose. Nous lui avons réexpliqué que c’était tout à fait normal. Il a dit aussi en faisant de la tête un signe vers la porte par où Mustapha et Cie venaient de sortir que « de toute façon, il va pas leur dire s’il mange de la soupe ou pas... la santé c’est important ».
Je reviens le soir au local, seule, pour réexpliquer la proposition du directeur, dont j’ai parlé avec Brenda, l’avocate. Suite à ce qu’elle m’a dit, je leur dis qu’il vaut sans doute mieux accepter cette (mauvaise) proposition qui permettra de suspendre les choses quelque temps, plutôt que de maintenir une exigence qui n’a aucune chance d’aboutir. Je suis mal à l’aise : en fait, c’est difficile d’avoir une opinion tranchée et globale, puisque certains n’ont de toutes façons aucune chance d’être régularisés : les situations sont très hétérogènes, un d’eux est totalement clandestin...
Certains hésitent, d’autres réaffirment très fortement leur exigence et la nécessité qu’elle soit exprimée par tous ; certains ne veulent pas – ou n’osent pas – prendre de position individuelle. Au total, ils maintiennent leur position. Je sens à nouveau que certains ne comprennent pas tout, ne savent pas très bien quoi faire, mais, comme d’autres fois, quelques- uns s’expriment plus fort, plus clairement : ils finissent par emporter la décision.
Finalement ils me demandent de transmettre leur refus au directeur, ce que je fais : je répète à celui-ci le côté non-contrôlable et jusqu’auboutiste des choses, en insistant pour qu’il change d’avis. Il est manifestement inquiet de voir recommencer la grève de la soif, et qu’il y ait des morts. Mais il me dit que leurs conditions sont impossibles, qu’il va essayer de trouver une troisième voie avec le ministre, qu’il faut un peu attendre... Je soupçonne évidemment qu’il veuille juste faire traîner les choses pour trouver une autre manière de s’en sortir...
Par ailleurs, il sait probablement que la grève reprendra avec d’autres personnes, comme l’a promis AB, tant que tous les Algériens ne sont pas régularisés... Mais je transmets aux grévistes, qui veulent bien attendre encore un peu avant de reprendre la grève de la soif, ce qui semble inéluctable s’ils n’obtiennent pas de gain de cause.
• Lundi 1er mai, congé
Il n’y a évidemment pas encore d’accord entre les grévistes et l’Office. Les grévistes décident de reprendre la grève de la soif dès mardi soir. L’ont-ils fait librement ou sous pression ?
L’avocat René écrit au directeur de l’Office pour lui faire part de la gravité de l’état de santé des grévistes et confirmer leur revendication : séjour légal en Belgique, ne fût-ce que temporaire (un an). Il rappelle que je reste l’interlocuteur, lui- même souhaitant limiter son intervention. De son côté, Antoine envoie un rapport médical détaillé (non personnalisé) spécifiant les dégradations qui risquent de se produire à ce stade de la grève de la faim/soif.
• Mercredi 3 mai au soir
C’est le clash !
Arrivant avec une voisine, je vois deux ambulances devant le local. Quelqu’un a appelé le 100. Antoine avait cependant donné la consigne de toujours l’appeler avant de faire appel à l’ambulance, pour éviter une hospitalisation inutile avec renvoi immédiat. Cette consigne n’a pas été suivie, comme c’est toujours le cas ; nous avions constaté la même chose à Saint-Bonifaste, et c’est normal : si quelqu’un tombe en syncope, les autres prennent peur et ont l’impression que l’urgence est maximale, que le médecin arrivera trop tard...
Nous arrivons juste après l’ambulance, alors que le médecin urgentiste examine la personne pour qui il a été appelé. Ce médecin est effaré de la situation. Les grévistes sont seuls, semblent en très mauvais état, quasi mutique, assoiffés, redisent qu’ils sont prêts à mourir. Il estime qu’il ne peut pas se borner à emmener une personne et à laisser derrière lui des gens dans un tel état, dans un tel climat. J’essaie de téléphoner à Antoine qui reste malheureusement inaccessible pendant une demi-heure.
L’urgentiste, qui se trouve manifestement dans une situation inconnue de lui (tant par rapport à la grève de la faim, que par rapport au caractère sombre du lieu, des gens) s’inquiète de plus en plus. J’essaie de le faire patienter en attendant Antoine, mais je ne sais moi-même si c’est une bonne idée... Sur ces entrefaites, Mustapha et quelques lieutenants et soutiens arrivent ; ils déplorent la gravité de la situation, accusent le Gouvernement belge, Mustapha dit que c’est malheureux, qu’il ne peut pas empêcher les gens de faire la grève de la faim, il les a juste hébergés, c’est eux qui ont choisi de faire grève de la faim, et maintenant s’ils ne veulent pas être hospitalisés, on n’y peut rien, ils ont décidé de mourir. Bref, il se dédouane tout en envoyant un message indirect aux grévistes.
Le médecin doute – ce que je confirme en aparté
que les grévistes soient en état de libre arbitre.
Il dit aux grévistes qu’il se sent dans l’obligation
de les hospitaliser, j’essaie de l’appuyer, mais les
grévistes refusent. Le médecin ne peut
évidemment pas les entraîner de force, il est seul
avec un ambulancier. Je pense que c’est la mort
dans l’âme qu’il finit par appeler le commissariat :
non pas pour faire recours à la force, mais pour
faire constater ce refus et se mettre à l’abri.
Deux policiers viennent constater la situation. Ils
restent très calmes, parlementent avec les grévistes
qui sont hostiles et veulent qu’on les laisse mourir.
De nombreux voisins de l’Assemblée des voisins,
des passantes, des algériens arrivent, le climat
se gâte. Entretemps arrive Antoine. Il n’arrive
pas à les convaincre de se laisser hospitaliser :
tout le monde est agité, le climat est devenu
explosif, plus personne ne peut rien entendre.
Il faut dire qu’à ce stade d’une grève de la faim,
les gens sont psychiquement, nerveusement, très
vulnérables, parfois un peu délirants, ils ne
savent plus bien réfléchir. Tout ce qui s’est passé
auparavant et l’agitation de la foule ce soir ne
font qu’accentuer cet état.
La situation stagne, tandis qu’à l’extérieur la foule grandit. Nous comprenons que le commissariat local a fait appel à la police fédérale et qu’ils attendent des instructions. J’essaie de rester près des grévistes, sans les convaincre, juste les rafraîchir (sans les faire boire !). Ils me rejettent violemment, appelant même Mustapha à l’aide pour « fais sortir cette femme ».
Je me sens très mal.
A l’extérieur, la foule grandit, s’énerve, les Algériens m’insultent, des Belges qui passaient par là s’informent, beaucoup semblent prêts à protéger les grévistes contre la police, d’autres entendent parler de tuberculose et paniquent. Les journalistes et la télévision arrivent, puis plusieurs cars de flics qui emmènent les grévistes de force.
C’est très pénible, ils se débattent violemment, hurlent, se tapent la tête contre les parois de l’ambulance, certains sont attachés sur des civières. Antoine reste près d’eux, à la fois pour les calmer et pour calmer les policiers, ils acceptent sa présence mais ne plient pas. Les grévistes et beaucoup d’Algériens m’insultent et Antoine me conseille de partir parce que je finirai par être agressée. Je me réfugie dans le bistro d’en face avec Jean et Françoise, la patronne ferme le volet. On boit un coup, on essaie ensemble de digérer tout ça. On reste là environ deux heures. Pour partir, on cherche une porte à l’arrière, il n’y en a pas. Finalement quand les ambulances et les grévistes sont partis (mais il reste beaucoup de monde), Jean sort et demande à un policier de nous accompagner un bout de chemin...
Quelques heures plus tard, les grévistes reviennent et appellent Antoine. Emmenés dans différents hôpitaux, ils en ont été renvoyés directement vu leur attitude violente ou ils en sont sortis d’eux-mêmes. Certains disent avoir été brutalisés, on ne saura jamais très bien. Ils se réinstallent dans le local et poursuivent la grève.
Le lendemain, ou le surlendemain, tôt matin, la police intervient à nouveau, tout à fait par surprise, sans bruit ; elle fait sortir les grévistes et met les scellés sur le local, par ordre de la bourgmestre qui craint une épidémie de tuberculose...
Dans les jours qui suivent, l’Assemblée des voisins et d’autres personnes qui ont vu les images à la télévision, se concentrent sur la manière de faire condamner les agissements de la police. Les grévistes demandent à Antoine d’établir des constats pour coups et blessures, ce qu’il fait tout en me disant qu’il ne constate rien de très grave. Il me dit aussi que, étant resté près des grévistes tout au long de l’expulsion policière, il n’a pas vu donner des coups. Les bleus et écorchures qu’il constate sont liés à la force employée par les policiers lorsque les grévistes se débattaient, aux sangles utilisées pour attacher certains sur une civière. Il y a violence et violence…
Les grévistes vont errer puisqu’ils n’ont pas de logements, ils veulent continuer la grève de la faim quelque part. Antoine et moi allons dans quelques églises occupées à Bruxelles pour demander qu’on les héberge. Mais nous nous heurtons à des refus : les occupants (qui ont, dans tous les lieux, le soutien de l’UDEP), ne veulent pas d’un groupe qui revendique sa nationalité, ni d’une grève de la faim qui risque de « contaminer » les occupants. Certains connaissent Mustapha et ne veulent pas qu’il s’en mêle. Il nous est impossible de faire comprendre aux grévistes qu’aucune structure ne les acceptera en tant que grévistes de la faim.
Un soir, nous nous arrangeons avec le CASU (SAMU social de Bruxelles) et nous y amenons tout le groupe.
Mélanie vient, elle a préparé une casserole de soupe... ils accepteront la soupe, et c’est ce soir-là que la grève s’arrête. Nous essaierons alors de leur trouver des logements, impossible, pas de place. J’envoie un message dans ce sens à l’Assemblée des voisins qui semble obnubilée par sa volonté de sanctions pour les policiers. Il n’y aura pas de réponse à ce message.
La période qui suit sera encore assez remplie. On se voit à Saint-Gilles, réunions à la maison médicale d’Antoine, contacts avec l’avocat et une autre avocate qui a pris l’ensemble des dossiers en main et suscitera beaucoup d’espoirs illusoires. Je suis parfois interpellée par l’un ou l’autre « soutien », pour discuter, j’essaie d’éviter Mustapha et ses lieutenants, j’ai quand même eu quelques rencontres avec eux, les grévistes vont régulièrement à la consultation d’Antoine.
Mélanie va ouvrir sa maison dans les Ardennes, beaucoup y resteront plusieurs semaines, avec des allers-retours à Bruxelles. Ils s’adoucissent vis-à-vis de moi, je fais le lien avec l’avocate qui a pris l’affaire en main mais qui n’arrive à rien, par qui ils se sentent abandonnés. Ils m’en veulent un peu, pas tous, pas toujours, de manière ambivalente...
On n’est plus dans la même histoire, ils sont convaincus que la grève de la faim qu’ils ont menée et les brutalités policières dont ils ont été victimes sont des arguments imparables pour avoir leurs papiers. Ils continuent à croire qu’ils sont plus négligés que d’autres parce qu’ils sont Algériens.
Nous avons compris qu’ils n’arriveront pas à avoir leurs papiers sur ces bases, nous essayons de les raisonner, de leur expliquer : impossible. Ils sont, aussi, pendant longtemps, extrêmement traumatisés par l’expulsion violente dont ils ont été l’objet, ils ne pensent plus qu’à ça : « je n’avais jamais eu affaire avec la police, même en Algérie, je n’ai jamais rien fait de mal… Ils m’ont attaché sur une civière… on n’a pas pu prendre nos affaires… ils nous ont frappé… j’en rêve toute la nuit… la grève de la faim, ce n’était rien à côté de ça… nous traiter comme des criminels… ». J’entends la même stupéfaction que celle de Rezah après l’intervention de la police à l’université libre de Bruxelles (voir Santé conjuguée 34, pages 59 à 62).
Il faut souligner que, si la deuxième expulsion s’est faite de manière plus calme que la première, il est extrêmement violent de mettre sur la rue des gens qui font grève de la faim depuis un mois. Traités comme des chiens, qu’ils disaient avant ces événements...
Bien après, on s’est encore croisés plusieurs fois, à Saint-Gilles, dans les manifestations. Chaque fois ils étaient aimables. Parfois j’ai eu l’impression qu’ils comprenaient avoir été utilisés par Mustapha, d’autres fois pas. Ils m’ont fait des excuses, disant que oui, ils ont compris que j’étais de leur côté, que je les ai beaucoup aidés.
J’ai gardé quelque temps des contacts plus proches avec Octave et Dalid, qui m’ont reçue, m’ont offert à manger, des cadeaux. Puis je les ai perdus de vue. L’Algérien épileptique m’a également plusieurs fois contactée, mais il va mal, il ne sait pas aligner deux idées claires, il va souvent chez Antoine qui est très pessimiste, il file dans une dépression profonde, voire plus. Mokhtar (qui m’avait violemment insultée lors de l’intervention policière) me contacte régulièrement ; nous allons prendre un café, parler, je l’aide un peu matériellement, il n’a plus envie de parler de cet épisode.
n° 53 -juillet 2010
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...