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Inégalités et soins de santé primaires


1er avril 2011, Porignon Denis

médecin, directeur du service des systèmes et des politiques de santé Organisation mondiale de la Santé Genève et expert en politiques de santé à l’université de Liège

Le niveau mondial de la santé s’améliore mais aujourd’hui encore les inégalités demeurent criantes et de nouveaux défis s’annoncent dans un futur proche. Pour répondre aux besoins de maintenant et de demain, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) propose une série de réformes des systèmes de santé qui mettent en priorité l’action sur les déterminants de la santé, la nécessité d’une couverture universelle et l’importance de la première ligne de soins.

Chaque année, des millions de professionnels de santé dispensent des soins à des milliards d’individus. Et pourtant, il y a toujours des mères qui souffrent de complications à l’accouchement, des enfants qui ne reçoivent pas les vaccins dont ils ont besoin, des ménages qui sombrent dans la pauvreté, des habitants qui vivent dans les conditions d’hygiène déplorables des bidonvilles.

Ces dernières années, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a essayé d’identifier les voies que les systèmes de santé devraient suivre pour combler le fossé intolérable entre les aspirations et la réalité. L’orientation générale est de proposer une vision systémique qui repose sur les valeurs des soins de santé primaires : l’équité, la solidarité, la participation, la justice sociale. Dans cet esprit, lors des Assemblées mondiales de la santé 2010 et 2011, les états membres de l’OMS ont massivement relayé l’importance des déterminants sociaux de la santé et des soins de santé primaires et ont préparé une résolution concernant la couverture universelle [1].

Des progrès inégaux dans le monde

Globalement, les indicateurs de santé se sont améliorés au niveau mondial. Mais les inégalités demeurent criantes. Quelques faits et mesures en témoigneront à souhait. Examinons le graphique 1 (page suivante).

Les chiffres en abscisse représentent le produit intérieur brut des groupes de pays cités, l’ordonnée montre l’espérance de vie ; le début des flèches correspond aux chiffres de 1975, la pointe des flèches indique le niveau atteint en 2005-2006. Ce graphique nous montre que de 1975 à 2005-2006, l’espérance de vie à la naissance et la croissance économique ont connu une évolution positive dans la plupart des régions du monde sauf pour un certain nombre de pays que l’on appelle des états fragiles, pour la plupart en guerre ou situés en Afrique sub - saharienne.

Même constat si on regarde la mortalité infantile chez les enfants de mois de 5 ans (voir graphique 2) : un certain nombre de pays ont fait des progrès considérables, comme le Sultanat d’Oman, le Portugal, le Chili, mais pour d’autres la situation ne s’est pas vraiment améliorée.

Lorsque l’on compare les inégalités, nous observons que dans ces mêmes pays, que ce soit en termes d’accessibilité ou de prestation de services, en terme de charge financière pour les ménages ou en terme d’impact, systématiquement la situation est plus sérieuse, plus difficile pour les groupes de population les plus pauvres par rapport aux groupes de population les plus riches, que ce soit dans les pays industrialisés ou dans les pays dits en développement.

Quelles solutions ?

Les choix actuellement dominants en politique de santé sont-ils favorables à une réduction de ces inégalités ? Si on regarde la manière dont les systèmes de santé évoluent spontanément, on se rend compte que ce n’est ni vers les valeurs des soins de santé primaires, ni vers une rencontre des attentes sociales des gens, ni vers une efficience optimale. Ils évoluent au contraire vers l’hospitalocentralisme, vers la marchandisation des services et des soins, vers leur fragmentation, et cette évolution freine le progrès vers une plus grande équité. Pourtant, dans la plupart des pays, il y a une demande grandissante pour des réformes orientées vers les soins de santé primaires.

C’est dans ce contexte que le rapport 2008 de l’OMS propose quatre groupes de réforme :

- des réformes des prestations de services avec une volonté de mettre l’individu au centre du système de santé ;

- des réformes de la couverture universelle pour améliorer l’équité en santé ;

- des réformes liées au leadership pour rendre les autorités sanitaires plus fiables ;

- et des réformes liées aux politiques publiques pour promouvoir et protéger la santé des communautés.

Pour avancer dans ces réformes, on peut développer des solutions de type organisationnel, portant sur les modèles de prestation de services, sur la place des soins de santé primaires, du curatif, de la prévention, de la promotion de la santé.

Il faut aussi réfléchir à des solutions financières, notamment pour permettre une meilleure couverture universelle, un accès optimal, une gestion plus efficiente des ressources, une amélioration de la solidarité entre générations. Mais ce qui sera primordial ici, c’est d’obtenir un engagement du monde politique pour soutenir les réformes orientées vers une plus grande équité. On voit en effet que dans les pays qui progressent dans ces directions, il y a systématiquement une volonté politique forte pour maintenir l’engagement dans la durée et garantir une cohérence des interventions.

Vers une réforme des prestations de services (voir figure 1)

Nous préconisons un glissement vers les soins primaires et un renforcement de la première ligne, ce qui doit bien entendu se faire dans une approche centrée sur le patient et marquée par la continuité, l’intégration, la globalité. Le travail de l’équipe de soins primaires doit s’articuler avec des lignes de soins qui peuvent être des entités de référence (hôpital, service spécialisé...) ou des entités plus limitées mais qui ont un rôle important, comme les organisations non gouvernementales ou les services de prévention spécialisés ou de diagnostic qui ne sont pas nécessairement en milieu hospitalier.

Cette approche centrée sur le patient, intégrée dans une équipe de première ligne multidisciplinaire, en relation coordonnée, articulée au sens positif du terme, avec des structures ou des institutions de référence, c’est quelque chose que nous appuyons vigoureusement mais qui est extrêmement compliqué à faire passer au niveau international.

Pourtant, dans certains pays où cette dynamique existe déjà (Brésil, Cuba, Thaïlande, Chili, certains pays d’Afrique sub-saharienne ou d’Europe, comme le Portugal), on obtient des résultats. Au Portugal, un travail récent sur les indicateurs de mortalité 1960-2008 montre que la décision de faire reposer la politique sanitaire du pays sur les principes des soins de santé primaires avec la mise en place d’un réseau complet de soins primaires a joué un rôle majeur dans la réduction de la mortalité maternelle et infantile (même si on ne peut passer sous silence l’impact du développement économique dans ce progrès). Ce sont des données que les décideurs au niveau international, les politiques mais aussi ceux qui injectent de l’argent peuvent comprendre.

La couverture universelle (voir figure 2)

Second axe de réformes, l’amélioration de la couverture universelle qui revêt trois dimensions.

La première concerne la population couverte, qui doit être la plus large possible. Dans une série de pays, les enfants de moins de 5 ans ont un accès gratuit ou presque gratuit aux soins, c’est un premier pas qui mobilise des ressources publiques, mais c’est insuffisant si on veut vraiment atteindre une couverture universelle.

La deuxième dimension porte sur les services effectivement couverts. Cette dimension a un aspect technique mais doit aussi correspondre à ce que les communautés attendent pour répondre à leurs besoins. Les grahiques 3 et 4 montrent deux exemples sur la couverture des accouchements par du personnel soignant compétent et sur la vaccination. Chaque carré représente un pays. Si certains ont une couverture « à 100 % », beaucoup d’autres sont « largués » par rapport à ces activités de base. Cela signifie que quand on parle de couverture universelle, il faut d’abord combler le déficit d’activités de base avant de commencer à s’occuper de la “transition sanitaire” ou “s’occuper des problématiques plus complexes”.

La troisième dimension, c’est la réduction de la participation de la population aux coûts et aux frais.

Cela paraît évident dans des pays comme la Belgique, mais c’est très compliqué au niveau international, où des enjeux financiers et aussi épidémiologiques prennent une importance considérable et sont en pleine mutation. En effet, d’ici 2030, pratiquement toutes les maladies infectieuses vont diminuer en terme d’incidence et de prévalence alors que les maladies de type dégénératif, comme les affections cardiovasculaires, les cancers, les maladies métaboliques deviendront prédominantes. Ce phénomène aura des implications énormes en termes d’organisation et de coûts des services de santé : prendre en charge pendant 15 ans un malade chronique coûte plus cher que gérer un épisode d’infection aigu. Cette transition sanitaire ou épidémiologique, qui touchera l’Amérique latine, une bonne partie des pays d’Asie, d’Afrique et de Méditerranée orientale, grèvera lourdement les possibilités de tendre vers une couverture universelle.

Si on revient sur l’espérance vie à la naissance (voir graphique 5), on constate qu’elle est corrélée avec la richesse d’un pays mais on remarque surtout qu’à partir d’un certain niveau de richesse, une croissance supplémentaire de cette richesse n’amène plus d’amélioration de cette espérance (et ne réduit pas davantage les inégalités à l’intérieur de ces pays).

Par contre, plus un pays est pauvre, plus les dépenses directes, ce que les gens sortent de leur poche pour financer les soins, sont élevées. Inversement, plus un gouvernement dépense pour la santé et plus les paiements directs par la population deviennent faibles, comme c’est le cas en Belgique. Dans le rapport OMS de 2010 sur la couverture universelle, on s’est rendu compte qu’il y a un seuil, autour de 10 à 20 % de contribution directe des populations au paiement de leurs soins, au-delà duquel on voit augmenter considérablement la proportion de ménages qui sont plongés dans l’appauvrissement, sous le seuil de pauvreté à cause des dépenses de santé. Le challenge est d’autant plus redoutable que le profil épidémiologique est en train de changer avec des coûts associés qui vont être de plus en plus importants. On peut peut-être demander à la population de participer financièrement dans certaines circonstances mais au-delà d’un certain seuil, on va conduire une proportion non négligeable de cette population en dessous du seuil de pauvreté ou dans des dépenses catastrophiques (proportion non négligeable, cela veut dire 100 à 150 millions de personnes par an). Alors quelles pistes pour progresser en matière de couverture universelle ? Le rapport 2010 en propose trois : lever des fonds suffisants (impôts, taxes, cotisations, initiatives institutionnelles), réduire les barrières financières (réduire la fragmentation, couvrir les indigents, augmenter l’éligibilité à la couverture), utiliser les ressources plus judicieusement (inciter à la qualité, éviter que le financement devienne un obstacle à la coordination des soins, améliorer l’affectation des ressources, développer les actions intersectorielles). Au niveau de chaque pays, la combinaison de ces trois axes sera variable. Les pays à ressources limitées accorderont une importance plus grande à la mobilisation des ressources et financements alors que les pays plus aisés mettront l’accent sur la réduction des barrières financières et sur l’utilisation plus judicieuse des ressources.

La santé dans toutes les politiques

Un autre élément important est ce qu’on a appelé la santé dans toutes les politiques ou ’health signal policy’. Les politiques publiques, dans le secteur de la santé et dans d’autres secteurs ont d’énormes possibilités pour améliorer le statut sanitaire au niveau des collectivités (healthy communities) et cette dynamique de politiques publiques est complémentaire de la réforme des prestations de services et de la couverture universelle pour diminuer les inégalités sociales de santé.

Par rapport à ces politiques publiques et à un mode de fonctionnement de type multidisciplinaire et multisectoriel, le rapport de la commission sur les déterminants sociaux de la santé (CDSS) propose :

- d’améliorer les conditions de vie quotidienne ;

- de lutter contre les inégalités dans la répartition du pouvoir, de l’argent et des ressources (sans négliger les problèmes liés à la gouvernance) ;

- de mesurer le problème de l’inégalité en santé, de l’analyser et d’évaluer l’efficacité des actions qui sont menées.

Le rapport 2010 recommande de porter une attention particulière à tout ce qui entoure le médicament et à la rationalisation de la prescription. A peu près trois quarts des 193 états membres de l’Organisation ont adopté, avec d’excellents résultats, une « politique des médicaments essentiels génériques ». En Nouvelle Zélande, cette politique a permis de réduire de grosso modo 20 à 25 % le coût moyen d’une prescription dans le pays sans entraver l’accès aux médicaments. C’est évidemment de l’argent que l’on peut consacrer à d’autres priorités.

Et les acteurs de première ligne ?

Par rapport à cela, quel pourrait être le rôle des acteurs de première ligne ?

Il faut mettre en avant leur rôle dans l’action au niveau communautaire, basée sur la participation, sur la multisectorialité, et le faire valoir auprès des partenaires, des décideurs ou des parties prenantes au niveau du ministère de la Santé ou des entités constituantes.

Les acteurs de première ligne ont un rôle essentiel à jouer dans l’accès à tous, la couverture universelle, l’identification des exclus et de leur besoins, l’atténuation des conséquences sociales des inégalités.

Ils occupent une position clé pour promouvoir une utilisation plus rationnelle des soins, éviter les dépenses catastrophiques et peser en faveur d’une bonne gouvernance (le travail sur la capitation en est une illustration).

Ensuite, je crois au plaidoyer au niveau politique par la démonstration au quotidien du rôle mais aussi de la performance de la première ligne. Il faut faire savoir qu’il est possible de mettre en place des systèmes de santé qui sont rationnels, qui permettent de réduire les inégalités et qui tiennent la route dans un monde où la pression fiscale et financière devient de plus en plus importante.

Enfin il faut développer la démonstration technico-scientifique du travail réalisé : quand nous avons fait le rapport 2008, il a été difficile de trouver de l’information publiée valorisable dans un document de la portée d’un rapport mondial. On a dû utiliser de la documentation grise, interpeller des connaissances qui travaillent dans tel coin de Bolivie, du Vietnam ou de Thaïlande. La grande question demeure : comment arriver à une structuration qui permette d’argumenter vis-à-vis des politiques pour influencer leur réflexion et leur décision. Car, comme dit M. Marmot : « Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’une volonté politique pour mettre en œuvre ces changements, certes difficiles mais réalistes ».

Cette intervention a eu lieu lors du congrès de la Fédération des maisons médicales le 18 mars 2011.

[1Trois documents publiés par l’OMS développent ces pistes : le rapport de la commission sur les déterminants sociaux de la santé sorti en 2008 « Combler le fossé en une génération » sous-titré « restaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé », le rapport 2008 sur la santé dans le monde intitulé « Les soins de santé primaires maintenant plus que jamais » (dont vous trouverez une présentation par André Crismer dans Santé conjuguée n°52, page 4 – ndlr) et le plus récent (date du rapport 2010), le document sur « le financement des systèmes de santé » qui développe une réflexion sur « le chemin vers une couverture universelle ».

Cet article est paru dans la revue:

n° 56 - avril 2011

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