Les dégâts dus aux fortes pluies de juillet ont marqué les habitants et les paysages de Wallonie. Dans les quartiers les plus touchés, les soutiens ont rapidement afflué, comme à Trooz où des patients de deux maisons médicales liégeoises ont livré bénévolement des centaines de repas chauds.
Vendredi 23 juillet. Il est 9 heures 30, une douzaine de personnes se retrouvent pour un débriefing. Depuis le début de la semaine, ces bénévoles, pour la plupart des patients de maisons médicales, se répartissent les tâches entre la préparation et la distribution d’une septantaine de plateaux-repas aux sinistrés de la petite commune de Trooz.
Joël, qui a fait partie de l’expédition de la veille, raconte : « On est allé à la Brouck, le quartier le plus populaire. À l’entrée il y avait l’armée et aussi d’autres gens qui amenaient des repas, alors on a avancé. Plus on s’enfonce dans les rues, plus il y a des demandes… Le porte-à-porte fonctionne bien. » Gilles ajoute que les habitants ont aussi besoin d’écoute. Martine demande si on envisage des actions dans d’autres localités. La maison médicale de Trooz a été ravagée elle aussi et les collègues font part du manque de blocs de prescriptions et de pansements, une caisse est prête pour eux. Les rôles se distribuent : combien de véhicules disponibles ? Qui fera la route ? Soupe, boulettes, ratatouille, riz… qui s’occupe de quoi ? Le café part vite, il faudrait plus de thermos. Des routes sont barrées, il faudrait se renseigner sur les accès. On s’épuise, il faudrait éviter d’aller faire des courses tous les jours. Et partir plus tôt qu’hier aussi ! Heureusement, les gaufres sont déjà prêtes et les légumes déjà cuits, on va gagner du temps. « La bonne volonté, c’est bien, mais la disponibilité doit suivre ! », tonne Béatrice.
Tous les lundis, l’association de patients de la maison médicale Saint-Léonard organise une balade, mais cette semaine personne n’a à cœur de se promener. Chacun veut aider les sinistrés. Comment ? Quelle action mener ? Et quelle est leur demande ? Dominique Rocour, infirmière spécialisée en santé communautaire, passe quelques coups de fil aux services de la Province de Liège, qui lui signalent un besoin en repas chauds. « Ça, c’est quelque chose que l’on peut faire, dit-elle. On a déjà organisé des ateliers culinaires et on a des cuisines. On se lance ! » Elle enchaine les appels pour récolter des vivres et un contact décisif s’établit avec Conso’Aimable, une coopérative qui monte trois fois par semaine à la criée de Malines chercher les légumes que les supermarchés n’ont pas achetés. « On a été livré le jour même ! », poursuit-elle. Un boucher offre quelques kilos de viande hachée et un volailler de la Batte des cuisses de poulet, une entreprise d’emballage fait cadeau d’un stock de barquettes… Tout est en place pour démarrer dès le lendemain matin.
À la maison médicale La Passerelle, la mobilisation est comparable. L’association de patients gère déjà un café solidaire, elle a l’expérience de la cuisine de collectivité. Donatella Fettucci, qui y coordonne la santé communautaire, active également son réseau et dégotte un local en Outremeuse où les deux équipes pourront travailler de concert et créer du lien entre elles.
Ce vendredi après-midi, sous un soleil arrogant, la troupe arpente les abords de la Vesdre à la rencontre des riverains qui s’attèlent à nettoyer tout ce qui est récupérable. Demain les bénévoles feront à nouveau le point et ajusteront leur action aux demandes recueillies : des fruits, des en-cas, des produits frais… Leur aide pourrait prendre une nouvelle forme, le goûter remplaçant le dîner chaud. Ce sont des moments de pause qui privilégient l’échange. La distribution de repas est en effet une forme de soutien, une occasion de donner la parole aux habitants pour exprimer ce qu’ils ont vécu. « On vient pour ce contact chaleureux, convivial, souligne Dominique Rocour. Certaines personnes sont en état de prostration, on a pu l’observer. D’autres ont peur de quitter leur domicile parce qu’il y a des pillages, même en journée. D’autres encore sont tellement prises par la masse de travail qu’elles oublient d’aller chercher à manger. » Et il n’y a toujours pas d’électricité ni de gaz. « C’est une gestion de crise à laquelle on n’est pas du tout habitué. On parvient à en faire un peu plus chaque jour, à être plus efficace, à raccourcir les délais… mais pas encore assez, regrette-t-elle, car il y a des limites aussi à ce qui peut être fait par nos bénévoles et par nous qui les encadrons. » Joël partage ce constat. « On n’est pas tous tout jeunes, reconnait-il, et on doit apprendre à gérer notre équipe, à gérer des stocks de nourriture qui arrivent… ou qui n’arrivent pas. On ne s’improvise pas non plus cuistot ou convoyeur. Il faudra sans doute faire des tournantes, une partie du groupe le matin, l’autre l’après-midi. Et trouver la bonne place pour chacun. » Lui par exemple ne se rendra plus sur la zone, car il souffre terriblement des genoux. « C’est aussi très éprouvant psychologiquement, confie-t-il. J’ai vu le chaos. »
L’équipe tient cependant à assurer la continuité du projet, le temps qu’une aide structurelle s’enclenche. « Les communes ont été débordées et nous intervenons dans l’urgence pour répondre à des besoins de base. On constate déjà une évolution. Le premier jour, on a servi au départ des casseroles ; à J+3, beaucoup d’autres bénévoles ont entendu les appels et sont passés en cours de journée. Mais il n’y a pas de coordination : chacun vient avec sa bonne volonté, avec le souci de bien faire... On s’assure toutefois de ne pas couvrir les mêmes zones et on veille à ne pas s’éparpiller, car chaque jour nous apporte une expertise locale », explique Dominique.
À un moment donné, il faudra laisser les pouvoirs publics prendre leur place dans la gestion de cette crise. En attendant, elle cherche des pistes pour raccrocher éventuellement le groupe à un autre. Pour les denrées alimentaires aussi il faut assurer la continuité. « On fonctionne actuellement avec des commerçants émus par la situation, mais qui ne vont pas donner tout le temps. » Elle tient sa réactivité de son caractère, mais aussi de la crise du Covid, durant laquelle elle est intervenue avec Médecins sans frontières en maisons de repos. « On aurait bien besoin de ce type de plateforme humanitaire pour nous accompagner aujourd’hui, car c’est un métier. »
Dans ces deux maisons médicales, c’est clairement la préexistence de projets communautaires qui a permis d’agir rapidement. « Tout le monde a répondu présent, dit Donatella Fettucci. On doit même limiter la taille du groupe, car on reçoit beaucoup d’offres de services. » Dans cette opération solidaire, les bénévoles gagnent en pouvoir d’agir. « Souvent, constate-t-elle, ce sont des personnes qui ont été elles-mêmes marginalisées par la société. Quand on n’est plus productif, on est mis de côté, que ce soit pour des problèmes psy, parce qu’on a fait un burn-out, parce qu’on est à la retraite ou sur la mutuelle pour l’une ou l’autre raison. Certains ouvrent facilement leur portefeuille pour faire un don, d’autres contribuent autrement. D’où l’importance du briefing en début de journée, il permet à ceux qui cuisinent et qui ne se rendent pas sur place de garder un lien avec l’action, de s’inscrire dans un même mouvement, d’entendre également que les bénéficiaires ont apprécié leur aide. La reconnaissance fait partie de l’action. »
Pour elle, c’est ce type d’initiative qui fera évoluer la société. « On ne peut pas continuer à faire du curatif sans travailler en amont sur les déterminants non médicaux de la santé. On va juste s’user, être des rustines dans un système sociétal et de santé qui n’est pas viable. On augmente la pauvreté chez les personnes qui ont déjà fait mille sacrifices, qui sont sur le fil. » Elle rejoint la lecture sociale que fait Christine Mahy de la catastrophe : « Plus les familles touchées étaient vulnérables compte tenu de leurs conditions de logement et de revenus avant les inondations, plus les conséquences des inondations seront sans doute difficiles à affronter. […] se reloger, tout remplacer, être confronté aux assurances et à la paperasse, ne pas pouvoir se présenter au travail, etc. sont autant de problèmes qui pourraient peser sur la vie de personnes et familles qui vivaient déjà dans la pauvreté ou le trop juste ou trop peu de tout » [1]. Il faut changer le système, « ce n’est plus soutenable ni pour l’environnement ni pour les gens », assène Donatella.
[1] Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, posté sur Facebook le 18 juillet 2021.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...