L’alcoolisme n’a eu un sexe qu’à partir du moment où l’alcoolisme féminin a été « découvert ». C’est une constante de la description sexuée des faits sociaux : le général est masculin, le particulier ou le différent est féminin. Que recouvre cette notion d’alcoolisme féminin et quelle en est la légitimité ?
Au XIXème siècle, alors que l’industrialisation se développe et que se répand la conscience de classe, règne un sentiment de différence profonde entre dominants et dominés : les dominés appartiennent à un groupe « naturel », proche de la nature et de l’instinct, les dominants sont du côté de la culture, c’est-à-dire surtout des techniques et instruments de domination. L’alcoolisme est considéré comme une maladie et la marque de dégénérescence de la classe dominée. Quant aux femmes alcooliques, elles sont immergées dans ce groupe « naturel » : il n’y a pas d’alcoolisme masculin ou féminin pour les médecins, il n’y a qu’un alcoolisme et un sous-chapitre de l’alcoologie consacré au cas particulier des femmes (« l’alcoolisme est un fléau et il y a même des femmes qui boivent ! »). Toutefois l’idée d’une spécificité féminine n’est pas absente : l’époque retentit des luttes pour l’égalité, et pour ses adversaires, il est intéressant de trouver des justifications pour soutenir l’infériorité de la femme, les différences anatomiques et physiologiques étant particulièrement pratiques pour asseoir les inégalités. Même le grand sociologue Durkheim écrira dans son étude sur le suicide : « Il n’y a pas lieu de supposer que, jamais, la femme soit en état de remplir dans la société les mêmes fonctions que l’homme » (1897).
C’est fort tard, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, que l’intérêt médical croit pour « l’alcool et les femmes » et se déploie sous deux aspects : celui de l’alcoolisme au féminin et celui de « la femme de l’alcoolique ». Des chiffres inquiétants sont divulgués : l’alcoolisme des femmes se révèlerait en accroissement rapide et catastrophique. Selon les sources (toujours très « autorisées ») de 9 à 33% des françaises seraient alcooliques, elles seraient même 52% à Nantes ! En fait, les spécialistes construisent des extrapolations basées sur leur expérience personnelle, jamais confrontées et toujours répétées. Des études à la méthodologie plus correcte réalisées à partir des années 90 ne parviendront pas à retrouver ces résultats et montreront au contraire une stabilité de la consommation d’alcool par les femmes durant toute la seconde moitié du XXème siècle.
Néanmoins ce discours alarmiste soutenu par le corps médical a propagé avec lui une véritable idéologie pseudo-scientifique de l’alcoolisme féminin. La consommation des femmes sera décrite comme solitaire et clandestine : le mari insatisfait va au cabaret, la femme reste dans sa cuisine et boit en cachette. Ces stéréotypes, au lieu d’attirer l’attention sur l’isolement de certaines femmes et d’ouvrir des pistes d’aide, vont au contraire nourrir le fantasme masculin de la femme « dissimulatrice ». Un autre trait largement souligné de l’alcoolisme féminin sera son caractère honteux : la femme se doit d’être belle, gardienne des valeurs morales et mère exemplaire, la société n’aura pas pour elle l’indulgence qu’elle a pour l’homme. L’alcoologue se fait juge et la tyrannie de l’opinion s’installe dans le discours médical. Dès lors, l’infraction à un tel interdit social ne peut relever que d’un comportement irrationnel et pathologique : face à l’homme alcoolique normal, il y a la femme alcoolique anormale, forcément névrotique, peut-être psychotique ! On se posera « scientifiquement » la question de savoir si la femme est névrosée parce qu’elle boit ou si elle boit parce qu’elle est névrosée et on constatera sans s’en étonner que les troubles psychiatriques sont beaucoup moins fréquents chez l’homme alcoolique. Le « naturalisme » qui stigmatisait les classes laborieuses au XIXème siècle est donc toujours de mise pour les femmes, fut-ce sous l’euphémisme « d’éternel féminin ».
Face à ce discours majoritaire, quelques études développent dans les années 60, la notion de conflit de rôle et attirent l’attention sur une série de conditions de vie : moindre considération pour la femme à niveau social égal, tant au niveau symbolique que salarial, unions déséquilibrées, grossesses fréquentes, interruption d’études et limitation de l’horizon professionnel, frustration de celles qui sont maintenues au foyer, absence ou insuffisance d’équipements collectifs au service de la famille et notamment de crèches, toutes circonstances qui ne sont pas sans rapport avec la consommation d’alcool de certaines femmes. Mais ces réflexions mettront longtemps avant d’ébranler le fond culturel commun des stéréotypes qui font que la femme était soit « oubliée » dans les discours sociologiques et médicaux, soit « tellement différente ». Une étude publiée en 2006 montre que si tous les alcooliques ont une image d’eux-mêmes plus négative que les non- alcooliques, l’estime de soi des femmes alcooliques est plus faible que celle des hommes alcooliques, mais que cet « écart » est en train de se résorber, en lien avec les changements de la condition féminine (Aubry et coll).
Les apports du féminisme, y compris dans le domaine de l’alcoologie, représentent en effet un changement de mentalités fondamental dont nous ne nous rendons plus toujours compte aujourd’hui.
Dans les années 80, à Domrémy Trois-Rivières (Canada), l’équipe du Centre public de réadaptation pour personnes alcooliques et toxicomanes constate que les femmes sont peu nombreuses à fréquenter le centre et que celles qui le fréquentent y reproduisent les stéréotypes vécus dans leur milieu (se mettre en arrière des autres, taire son vécu…). Beaucoup d’entre elles sont isolées ou subissent des violences de la part de leur conjoint, disposent d’un faible revenu et se conforment au rôle traditionnel de la femme. Plus que toute autre raison, c’est le sentiment de honte et la peur du rejet qui motivent la demande de « guérison » de leur alcoolisme.
L’équipe du centre interprète les plaintes et demandes des femmes à travers une grille différente, celle de l’oppression des femmes victimes d’une société patriarcale. Dans l’espoir de mieux répondre à leurs besoins, l’équipe décide, outre les soins classiques aux alcooliques, de créer un groupe exclusivement féminin et d’y axer les interventions sur la stigmatisation sociale, la connaissance de la condition féminine, l’influence des rôles et des apprentissages, la situation sociale et économique des femmes dans la société, l’information sur le monde médical et son mode de réponse sexiste. L’idée est d’améliorer leurs compétences interpersonnelles et sociales, de les entraîner à s’exprimer et à s’affirmer, de les amener à mieux employer les ressources de leur environnement et d’ainsi augmenter leur capacité à rester sobres. La réaction des femmes ne tarde pas : elles rejettent le discours féministe et veulent être écoutées dans leur demande qui est de fonctionner dans leur environnement tel qu’il est et non de le transformer. La distance entre la réponse proposée et leurs préoccupations est trop grande. L’équipe est brutalement confrontée à ses propres désirs d’appliquer les apports du féminisme. Il faut d’abord écouter les femmes, avec leurs peurs, leur détresse, leurs histoires. Victimes de viols, d’inceste, de violence, elles ne sont pas venues pour recevoir des leçons ni pour s’attaquer de front aux interdits traditionnels, préférant à ces options celle de retourner la violence contre elles- mêmes ou contre les autres participantes du groupe de femmes.
Entre un alcoolique et une alcoolique, il n’y a qu’un verre de différence
A quantité ingérée égale, le taux sanguin d’alcool est plus élevé chez la femme. Cette différence n’est pas liée seulement à la différence de poids, mais aussi au fait que l’alcool se dilue dans l’eau contenue dans le corps (et non dans les autres tissus). Le corps de la femme étant plus pauvre en eau (il y a davantage de graisses) que celui de l’homme, l’alcool se concentre davantage dans son sang. En outre, la femme dispose de moins d’alcool-déhydrogénase, une enzyme qui détruit une partie de l’alcool dans l’estomac. C’est pourquoi la dose « limite » de consommation quotidienne maximale est fixée à deux verres standards (ou unités) chez la femme et trois chez l’homme.
Mais ces différences physiologiques, dont il importe de tenir compte dans l’approche biomédicale, ne justifient en rien les dérives simplificatrices sur une « inégalité ».
Dès lors l’équipe laisse de côté le désir d’imposer ses valeurs féministes et réoriente les interventions vers l’écoute, le droit à l’expression de soi, la permission de nommer l’interdit et le silence. La réconciliation avec l’identité de femme ne sera possible qu’au prix du dépassement de la haine que beaucoup d’entre elles ont pour leur état de femme. Bien des résistances devront être surmontées pour qu’elles s’autorisent à penser à elles et, seulement après ce long travail, envisagent la possibilité de nouveaux comportements. Evelyne Bergeron, qui rapporte l’expérience canadienne, souligne combien le féminisme avait apporté au plan conceptuel mais ne pouvait être traduit tel quel au plan opérationnel. Laissons-lui la parole. « Personne ne soupçonnait au début à quel point ce nouveau savoir nous bouleverserait et nous atteindrait jusque dans notre vie intime comme homme ou comme femme ». Et analysant l’échec de l’implantation « d’autorité » des valeurs féministes : « C’est à travers les femmes qu’on apprend le féminisme. Les écouter favorise l’émergence des contenus féministes ».
Un quart de siècle plus tard, on tend à considérer que, même si des différences métaboliques existent entre hommes et femmes devant l’alcool, il s’agit d’une même problématique. Par exemple, il n’y a pas un alcoolisme social masculin et un alcoolisme féminin d’exclusion (« solitaire et clandestin »), mais deux étapes d’une même trajectoire. L’approche de l’alcoolisme vise ainsi à réinterpréter les catégories de genre comme les termes d’un même système structural. .
Sources
« Des alcooliques pas comme les autres », Serge Clément et Monique Membrado, in Femmes et hommes dans le champ de la santé, Éditions ENSP 2001.
L’image de soi de l’alcoolo-dépendant à travers l’échelle Tennessee du concept de soi : étude comparative entre hommes et femmes, Aubry C, Gay MC, Romo L., Joffre S., l’Encéphale 2004 vol 30 n°1, 24/31.
« Féminisme et intervention auprès des femmes : une expérience avec des femmes alcooliques et toxicomanes à Domrémy Trois-Rivières », Evelyne Bergeron, Santé mentale au Québec 1990, XV, 1, 223-236.
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