Nous avons fait l’hypothèse que les concepts de pouvoir d’agir et d’empowerment étaient pertinents pour analyser nos manières de faire et dessiner des horizons. Ces concepts drainant avec eux l’idée de processus, d’action et de rapports de pouvoirs, ils nous semblaient constituer de bonnes boussoles.
La boussole est un outil précieux et même convoité (on pense à Jack Sparrow, le célèbre pirate des Caraïbes, ou à Lyra, l’héroïne de la trilogie de Philipe Pullman), mais elle est inutile quand on ne sait pas s’en servir. Pour accéder aux précieuses informations qu’elle peut fournir, il faut en comprendre les principes (le savoir) et s’entraîner à les manier (le savoir-faire).
Mettez le cap sur un « agir transversal » : intégrons-nous les savoirs de chacune et de chacun ? Comment répartissons-nous le travail ? Qu’entendons-nous par « multidisciplinarité dans le soin » ?
Mettez le cap sur un « agir de confiance » : comment mettons-nous en œuvre l’égale dignité des humains ? Comment traduisons-nous le principe de confiance partagée et comment nous émancipons-nous du contrôle social ?
La participation et ses enjeux, la confrontation avec d’autres dans des lieux tiers ou encore le travail pour affirmer son histoire sont des sources d’inspiration pour nous y aider. En témoigne l’expérience de formateur d’Yves Gosselain. Participer oui, mais pas de n’importe quelle manière comme le démontrent les chercheurs Julien Charles et Marie-Hélène Bacqué.
Le choix du point de repère est déterminant (pas un objet énorme, qui n’est pas assez précis pour s’orienter correctement, mais un objet que l’on peut distinguer à l’œil). Quel est notre projet sociopolitique ? Quels sont nos objectifs à court, moyen et long terme pour transformer le système ? Sur quels enjeux de société est-il pertinent d’agir ? Quel déterminant de santé prendre prioritairement en considération dans la prise en charge globale du patient, débattre dans l’espace public, actionner dans l’évaluation d’une politique publique ? L’article relatif aux méthodes de l’éducation populaire nous outille en la matière.
Transposez ce point sur une carte, placez la boussole sur la carte de manière à ce que la flèche d’orientation soit pointée vers le nord géographique de votre carte. Le nord dans notre cas serait un repère commun, une convention à partir de laquelle définir nos trajectoires.
Utiliser le nord, c’est discuter des balises avec d’autres, au-delà de notre collectif, et développer un « agir horizontal » qui met en commun les collectifs de travail d’un territoire, dans les domaines économiques, sociaux et culturels. C’est prendre la carte et voir que d’autres sont en route aussi, prennent peut-être d’autres chemins, mais qu’une convergence est possible et souhaitable. Le désir de rencontrer l’altérité se suscite par son expérience. En témoignent les articles de Brieuc Wathelet sur la campagne TAM-TAM, de Jean Laperche sur sa longue expérience de médecin généraliste engagé dans le mouvement d’une première ligne de soins plus solidaire et du collectif de patients et soignants fondateurs de la maison médicale de Racines de Forest.
Le plus important, mais aussi le plus difficile, est de savoir exactement où on se trouve quand on est déboussolé. En prenant trois repères (sur la carte et sur le terrain) aussi éloignés que possible les uns des autres tout en restant dans notre champ de vision, nous ne serons jamais perdus.
Premier repère : que faisons-nous de l’expérience et des savoirs sociaux de nos collectifs ? Développons-nous un « agir ascendant », à savoir celui qui provient du croisement de pratiques de terrain et de réflexions théoriques ? Qui les fait remonter pour instruire le système ? L’article sur la mise en débat de la santé des femmes par les femmes nous éclaire à ce sujet.
Deuxième repère : que faisons-nous du sens et du non-sens de la vie sociale constatés dans nos collectifs ? Développons-nous un « agir culturel » ? Qui se saisit et exprime, haut et fort dans l’espace public, ces sens et non-sens ? Cette pluralité dans l’action collective articulée à la question du sens est racontée par Jean-Philippe Robinet dans la lettre qu’il écrit à ses enfants. L’exploration par Pauline Gillard des maisons médicales à l’acte et au sens qu’elles mettent derrière le choix de ce mode de financement questionne la diversité des modes d’action cultivée au sein de notre Fédération.
Troisième repère : naviguant à l’intérieur d’un système, serons-nous plutôt au service de celui-ci ou chercherons-nous à le subvertir ? Acceptons-nous de regarder les rapports de domination de classe, de race et de genre qui le traversent ? De les remettre en question pour impulser des idées collectives en vue de les transformer ? L’article de Cédric Leterme démontre à quel point l’histoire de l’édifice qui vise l’organisation structurelle de la solidarité entre les citoyens est entremêlée de rapports de force et de compromis qui se nouent et se dénouent au fil d’un temps long. Francine Esther Kouablan rappelle que l’histoire peut être racontée d’une tout autre manière si le conteur prend l’angle du genre et celui du colonialisme comme repères.
Les actes que nous posons dans le système (la carte), si nous n’avons pas pris le temps de lire en commun le mode d’emploi de la boussole qui nous guide, peuvent être récupérés, exploités, dominés. La façon dont nous réagissons à ces phénomènes dépend du regard critique que nous posons sur eux, des règles que nous établissons pour y répondre, du sens et de la joie que nous cultivons dans ce processus d’émancipation.
Figure ambiguë, archétype du guerrier privé, le pirate est généralement l’emblème de la résistance à l’autorité étatique1. On peut être séduit par son côté subversif et auto-organisé. Les recherches historiques complexifient un peu le tableau. En effet, on peut noter deux grandes périodes pour la piraterie : de 1500 à 1713 et de 1713 à 1856. Dans la première, les pirates sont des agents troubles des États au service des desseins du colonialisme européen. Sous forme de partenariat public-privé, ils ont systématiquement été instrumentalisés par les monarques afin d’affaiblir d’autres souverains ennemis ou concurrents économiques. Dans la période suivante, la lutte contre la piraterie s’engage et des entités souveraines jugent et condamnent les coupables d’actes de piraterie, même menés contre les intérêts d’entités souveraines ennemies ou concurrentes sur le plan commercial. Les puissances maritimes européennes s’entendent pour limiter la liberté de navigation aux seuls détenteurs de droits de passage autorisés à commercer au nom du souverain ; elles s’octroient le monopole de la violence et assurent la sécurité maritime au nom de la liberté de commerce. À ce stade, les pirates, conscients d’avoir été « l’armée de réserve » des marins « prolétarisés », pris dans les filets de l’État impérial, poussent un dernier cri de révolte.
Ce détour par l’histoire de la piraterie pour rappeler la centralité d’une analyse permanente de nos actions dans un système globalisé et des tentatives réelles de ses acteurs pour les instrumentaliser. Alors, des pirates, oui, organisés en collectif, non pour servir des desseins qui renforcent les dominations existantes en termes de classe, race et genre, mais pour les remettre en question et les dépasser. Des pirates avec une bonne boussole et un bon savoir-faire.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...