L’abondance des biens de consommation alimentaire et la déstructuration de l’alimentation amènent à craindre l’apparition d’une « épidémie d’obésité », touchant toutes les couches de la population, mais souvent les plus précarisées. L’inquiétude est telle que les pouvoirs publics entament des campagnes de prévention et des plans nutrition nationaux censés nous faire prendre conscience du danger. Le ton, alarmiste et peu dans l’échange ou le plaisir, vise à diminuer les dépenses sociales en rendant l’individu responsable voire coupable de sa santé (blaming the victim).
A qui profitent ces campagnes ? Partout, ce sont les classes les plus favorisées qui intègrent les nouveaux comportements de santé. Que vont devenir les populations précarisées, elles qui ont avant tout accès aux « calories bon marché », c’est-à-dire aux produits gras et sucrés qui plaisent et sont financièrement accessibles ? Vont-elles être encore plus discriminées ?
Ne pourrions-nous pas trouver ensemble une façon d’aborder cette problématique qui permette à chacun d’adopter des bons comportements de santé. Et ce en augmentant son estime de soi, son emprise sur sa vie et sa santé et en créant du lien social et une vie communautaire ?
Extraits d’un mémoire présenté en vue de l’obtention d’un grade de licencié en sciences de la santé publique, orientation promotion de la santé.
Le texte intégral avec bibliographie est disponible à la Fédération des maisons médicales.
L’augmentation de l’estime de soi amène à un « empowerment plus grand » qui amène à rencontrer d’autres personnes et à créer du lien social. Et à l’inverse, la création de liens sociaux amène à une meilleure emprise sur sa vie et à une plus grande estime de soi.
Le projet explicite des nutritionnistes est de modifier les comportements liés à la nutrition et d’« éduquer » les individus. L’éducation nutritionnelle est fondée sur l’hypothèse que le manque de connaissances nutritionnelles et diététiques est une cause importante de « malbouffe ». Les connaissances acquises influenceraient les attitudes et les comportements des individus (modèle « KAB », Knowledge, Attitude, Behaviour) et induiraient finalement une amélioration de l’état nutritionnel. Selon Calandre (2002), ce modèle « conventionnel » relève de la pédagogie descendante par transmission d’un message de « celui qui sait » à « celui qui ne sait pas », en vue de changer les comportements de ce dernier. Cela présuppose que les attitudes et comportements des personnes sont d’office irrationnels alors qu’elles ont sans doute une autre rationalité. De même, Adrien et Begin (1993) soulignent que les soignants se posent la question du « comment changer les habitudes alimentaires ? » pour transformer les mauvaises pratiques en pratiques conformes aux règles scientifiques de la nutrition, ce qui repose sur plusieurs présupposés :
Poulain (2002), dit bien que cette théorie est en contradiction totale avec la réalité. Les connaissances relatives à la production, la préparation et la consommation des aliments, accumulées à travers des générations, constituent pour les individus un corps de connaissances fondées sur l’expérience. Toutes les cultures disposent d’une diététique profane définissant des catégories qui structurent l’ordre du mangeable et permettent de penser le lien entre alimentation et santé. La limite de l’éducation nutritionnelle est qu’elle place les aspects de santé et de nutrition en position dominante, éclipsant les autres univers alimentaires comme le goût, l’identité et la socialité. Or, l’alimentation ne se réduit pas à la diététique, comme le montre le paradoxe américain (taux d’obésité le plus important dans un pays où la culture nutritionnelle est la plus diffusée et où l’enquête du bureau des Nations-Unies pour la Coordination des affaires humanitaires – OCHA montre le plus grand taux de mangeurs culpabilisés et anxieux). Ainsi, l’acquisition de connaissances et le savoir n’entraînent pas nécessairement un changement de comportement (exemple de la cigarette), de même que de nouvelles habitudes peuvent se créer en l’absence de toute connaissance rationnelle, les critères de goût, de disponibilité à un moindre coût contribuant à l’adoption d’un produit. Par exemple, les chaînes de magasins ALDI ou LIDL (hard-discount) ont amené des changements majeurs dans l’alimentation des populations : plats tout préparés en portions individuelles, peu chers mais de composition très discutable (souvent très riches en graisses) et de mauvaise qualité (acides gras trans, exhausteurs de goût,...).
Les sciences de la nutrition ne s’intéressent aux questions alimentaires que par leur relation avec la santé (carences, obésité, cancer, etc.) et relèguent les autres dimensions de l’alimentation (plaisir, identité) sur un plan secondaire ou, tout au mieux, comme des facteurs de « déviance » par rapport à une rationalité privilégiée, la santé étant considérée comme fonction « supérieure » de l’alimentation. Or il apparaît que le facteur plaisir et moindre coût sont les facteurs déterminants tant dans la littérature que dans notre pratique. De Walt et Pelto (l976) ont montré que même avec une connaissance nutritionnelle scientifique adéquate, les considérations de goûts et de coût sont des critères plus importants que l’aspect sanitaire. Il est donc primordial dans notre démarche de tenir compte des coûts, goûts et habitudes culturelles et de comprendre les représentations du « bien-manger » de nos publics-cibles, car cela nous permettra de comprendre leurs pratiques.
Le modèle Parsonien : « le soignant sait, il est responsable de son patient qui obéit suit les consignes » est très prégnant chez les soignants. Mais un certain pessimisme sur l’observance des consignes et sur la durée des changements obtenus fait naître des envies de changement de tactique, de réflexion.
La signification de la santé est parfois l’objet d’un malentendu entre les professionnels et les usagers. Pour les premiers, la santé est généralement perçue comme un but en soi, un objectif à atteindre. Pour les seconds, elle est surtout un moyen pour atteindre des objectifs plus généraux portant sur la qualité de vie et il est fréquent que ce moyen ne soit pas considéré comme prioritaire par les intéressés dans la hiérarchie des moyens dont ils disposent. Nous pourrions dire que la santé est une ressource de la vie quotidienne et non le but de la vie.
Très vite, nous (les professionnels) avons constaté notre relative ignorance tant de leurs attentes, de leurs savoirs que de la place qu’ils désiraient nous voir prendre. A l’aide d’un questionnaire, nous avons tenté de faire ressortir leur perception de la santé, l’existence de projets pour l’améliorer, le rôle individuel et celui des soignants dans ces projets, les attentes par rapport à l’équipe médicale au niveau prévention. Il en notamment résulté que les patients souhaitent que nous les devancions dans leurs demandes.
Le besoin d’une réflexion et d’actions autour de l’alimentation a aussi émergé de façon claire du côté des asbl partenaires avec lesquelles nous travaillons depuis des années au niveau d’animations sur des thèmes de santé, lors des formations en alphabétisation, en vie sociale et civique. Les inquiétudes des formatrices étaient tant au niveau de la fatigue chronique, des repas sautés, de la prise de poids de ces femmes et de leurs enfants. L’idée des formatrices était d’aider ces femmes à prendre d’autres habitudes dans leur nouveau pays avec des produits différents, des références autres mais pas dans un cadre aussi normatif que celui des soignants, plutôt dans un cadre d’autonomie et de prise de bonnes habitudes.
Le personnel de la maison médicale lui-même est frappé par le nombre de femmes obèses qui, dans le colloque singulier (consultation) révèlent leur mal-être et leur solitude face à la « déglingue » de leur corps et la perte d’estime d’elles-mêmes. L’idée est donc de partir des forces et du savoir profane des femmes. De notre expérience, nous savons qu’elles savent beaucoup de choses, elles sont conscientes de leurs blocages mais ensemble, elles peuvent créer une dynamique de prise en charge globale de leur alimentation sous tous ses aspects : nutrition, coût, goût et habitudes...
Notre objectif général est d’augmenter la santé de tous, en rendant chacun plus autonome et prêt à jouer son rôle dans la société. Pour ce faire, nous pensons qu’on ne peut aborder l’alimentation et le changement avec des populations précarisées ou en rupture temporaire que si l’on connaît bien leurs savoirs profanes, les représentations, leurs peurs et leurs a priori.
Nos objectifs plus spécifiques, liés aux populations précarisées, visent à augmenter leur santé dans le sens large, la santé en tant qu’elle est liée au projet de développement personnel de chacun mais aussi à celui d’une communauté, l’un soutenant l’autre dans sa croissance. L’alimentation est un medium, un outil concret, pour atteindre nos objectifs.
Nous travaillerons selon trois axes qui sont les étapes de l’augmentation de l’emprise sur la vie. :
Notre expérience de près de 40 ans dans les associations du quartier et de plus de 30 ans dans la maison médicale nous permet de voir l’évolution sur deux à trois générations de populations précarisées belges et sur deux générations de populations migrantes, ce qui est un bon délai pour voir l’effet d’une action de santé communautaire et sa pérennité. Nous commençons à voir des familles qui se redressent et dont les enfants sortent de la précarité mais pas de façon individuelle, ce qui serait une sorte d’écrémage des plus forts ou des plus résilients avec rupture avec leur milieu d’origine. La solidarité et le vécu d’une vraie communauté de quartier ont permis à ces familles d’oser s’ouvrir sur le monde, de revendiquer une certaine expertise de la misère bien sûr mais aussi de la débrouille, de la solidarité et de connaissances bien spécifiques.
L’idée de cette recherche-action est que, forts des connaissances les uns des autres, des spécificités de chacun dans ses forces et ses failles, on peut construire une éducation pour la santé et une éducation à une alimentation saine, juste bonne et durable en partant des comportements de santé de chacun, en renforçant l’estime de soi, en se construisant un empowerment individuel qui sera suivi d’un empowerment communautaire amenant à des changements non seulement du groupe mais de façon plus large de la société en prenant une position plus citoyenne Pour tester nos hypothèses, nous nous sommes servis de trois approches complémentaires : l’analyse de documents, des entretiens en focus groupes et une observation participante.
Nous avons analysé nos expériences antérieures (réunions santé à thème, promenades avec parcours santé et collation équilibrée, cours de gymnastique pour femmes précarisés, espace mère-enfant, réseau d’entraide entre patients, groupe fumeurs, groupe femmes obèses) pour voir dans quelle mesure nos projets avaient augmenté l’estime de soi, l’empowerment individuel et communautaire, et par là, amélioré la santé individuelle et communautaire.
Les conclusions de cet historique sont que tout au long de ces projets, notre vision a changé, du dispensateur de leçons nous sommes devenus des incitateurs au changement dans la vie quotidienne mais en laissant les participants se positionner et décider lentement de leur santé. Si cela s’est fait dans nos projets de façon imperceptible mais bien réelle, ce n’est pas toujours le cas quand nous parlons avec les patients ou quand nous imaginons des projets de prévention, nous restons souvent très directifs et pressés de voir des changements de comportements.
Nous avons répertorié des groupes à risques (jeunes mères précarisées, femmes en centre pour femmes battues, femmes migrantes dans le cadre d’une préformation alphabétisation, personnes âgées) avec lesquels nous avons eu des entretiens structurés (grille d’entretien).
Les conclusions sont les suivantes :
Les conclusions de ces focus-groupes de la part des participants sont : plus de convivialité, du plaisir à se retrouver autour de bons plats et de plans pour se débrouiller, former un groupe d’entraide afin d’être plus forts. Peu de demande de formation à part une demande de formation interactive autour de la lecture critique des publicités et des étiquettes. Pour remercier les participants et augmenter le lien social, nous avons organisé avec tous les groupes un après-midi « Croquez le printemps » : dégustation de fruits et légumes de saison, Slow-Food. Cela fut un grand succès, couronné de demandes de plus de projets de ce type, piste pour le futur qui s’est concrétisée depuis dans des petits déjeuners intergénérationnels et un panel d’activités transversales aux différents focus.
En partenariat avec l’asbl Mosaïque [1], nous avons animé deux groupes de parole et de sensibilisation autour de l’alimentation pendant deux ans. Notre recherche-action consistait à repérer les représentations des participantes sur la santé, l’alimentation, le plaisir, la précarité. Simultanément, il s’agissait d’augmenter l’estime de soi, la possibilité de gérer leur nouvelle vie en Belgique et de créer du lien et des solidarités, ceci en amenant le changement au niveau de l’alimentation et de l’emprise sur le monde de la consommation. Le tout avec un suivi sur une certaine durée permettant une amorce d’évaluation et de réaménagement des objectifs.
L’ensemble est basé sur la pédagogie de la réussite selon Paolo Freire : l’éducation doit se fonder sur l’apprentissage vécu au quotidien par les adultes. Il propose d’éliminer la structure hiérarchique de l’éducation, laquelle favorise la domination du professeur sur ses élèves tant par le pouvoir que par le savoir. On ne peut apprendre qu’en étant acteur de son apprentissage, il ne s’agit pas de consommer des idées, mais d’en produire et de les transformer grâce à l’action et au dialogue. Il n’y a pas un transmetteur, un récepteur et un contenu extérieur qu’il s’agirait de déposer, il y a des sujets qui s’éduquent mutuellement et qui transforment leur conscience par l’intermédiaire de la démarche de compréhension du monde.
Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une formation temps plein (français, mathématique, apprentissage à la vie citoyenne, au fonctionnement d’une banque, de la poste, des impôts, etc.). Nous sommes donc d’emblée dans une démarche d’empowerment général. Les objectifs ont été atteints pour presque tous les points, comme l’ont montré les évaluations à court et moyen terme, tant au niveau de la satisfaction que de la persistance d’un empowerment et de compétences échangées. C’est sans doute lié à notre volonté de respecter au maximum les savoirs, de partir d’eux sans rien imposer en suivant le rythme :
Dans le cadre de notre hypothèse concernant la nécessité de connaître les savoirs et représentations des membres de nos communautés, il semble tant dans la littérature que dans nos trois expériences que ce soit un atout majeur, pour ne pas dire, un pré-requis. Nous avons même senti, lors de notre « Croquez le printemps », que c’était un excellent moyen d’augmenter l’estime réciproque et de créer du lien social. Les personnes âgées ont découvert les mêmes savoirs chez les Africaines que chez leurs parents à elles ; de même, les femmes du quart-monde ont rencontré les femmes migrantes de Mosaïque autour de l’illettrisme, et le tournage d’un film sur leur école d’adultes belges. Les échanges de part et d’autre, ont augmenté l’empowerment et amené beaucoup sur les forces de ceux qui émigrent, sur l’exode rural, sur la désinsertion sociale dans son propre pays.
Nos autres hypothèses concernant les étapes d’acquisition de l’estime de soi, du sentiment de compétence et de l’empowerment qui amènerait à une amélioration de la santé ont pu être vérifiées dans notre analyse des documents.
L’outil des focus groupes fut un vrai tremplin pour certains participants ainsi que le catalyseur de démarches intergroupes et de rencontres entre des publics différents très demandeurs de se voir et d’échanger. Les expériences de Côté et Berteau (2003) nous ont montré qu’avant de vouloir augmenter l’empowerment des usagers, il faut que celui des soignants soit bon. La rétrospective de nos actions et le dynamisme des focus-groupes ont été très stimulants pour les soignants.
L’observation participante sur une longue durée a permis de confronter les hypothèses à la réalité. Si ce fut une réussite, cela tient en grande partie au fait :
Ce qui reste difficile est de savoir si leur santé et surtout leur alimentation s’en trouvent améliorées. En jetant un regard sur les usagers qui suivent nos activités depuis longtemps, on peut le penser. Il n’est pas sûr que nos seules interventions soient à la base des améliorations qui sont multifactorielles. Nous pensons cependant que notre expérience a permis d’ouvrir des portes à des changements à plus long terme, intergénérationnels et multiculturels. Au sein de ces changements, chacun s’est senti plus fort et a grandi dans l’aventure. L’avenir nous dira si ces changements se pérenniseront.
[1] espace de rencontres entre femmes d’origines diverses. Il existe plusieurs maisons Mosaïques à Bruxelles, créées à l’initiative de Vie Féminine
[2] Fair-trade : mouvement social visant à organiser le commerce de manière équitable, en préservant l’intérêt du petit producteur de manière durable
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...