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MÉDECINE GÉNÉRALE

La gestion du doute par le médecin généraliste

Référence d’un patient présentant une précordialgie aiguë


janvier 2010, Bernard Pirotte

Médecin généraliste à Médecins Généralistes Associés d’Aywaille, actuellement enmission en Afrique du Sud dans un hôpital de district.

Pour le non-médecin, le raisonnement médical suit une route, plus ou moins difficile, qui va du symptôme au diagnostic et arrive au traitement. La réalité est beaucoup moins linéaire et fait intervenir des facteurs humains et statistiques dont le poids est loin d’être négligeable face aux données scientifiques. Bernard Pirotte nous introduit à la complexité de la prise de décision médicale à partir d’un exemple fréquent : la douleur dans la poitrine.

Pourquoi laisser une place au doute ? Le médecin généraliste se trouve quotidiennement dans une situation où il n’est pas sûr du diagnostic. Une des caractéristiques en première ligne est de se trouver fréquemment face à des stades précoces ou aspécifiques de pathologies, mais d’avoir peu de moyens d’investigation. Le médecin s’exprime en termes de diagnostic possible, probable, certain, improbable, etc. ; ce qui revient en fait à établir une probabilité. En fonction de la situation et de la maladie suspectée, il est parfois indispensable d’augmenter la probabilité diagnostique mais pas toujours. Le médecin généraliste se base entre autres sur la fréquence de la maladie suspectée, le degré d’urgence et la possibilité de réévaluer le problème ultérieurement. S’approcher de la certitude via des examens complémentaires a un prix ; en terme financier bien sûr, mais également en termes de santé car tout acte médical comporte des risques. Sans parler du questionnement éthique que soulèverait une hyper-médicalisation dans une société à tolérance zéro face aux risques de la vie. Il n’y a pas de vie sans risque, déclare Malherbe… [1].

Une douleur dans la poitrine : diagnostics différentiels et probabilité diagnostique

Une précordialgie est une douleur thoracique située dans la région du coeur. En médecine de première ligne, moins de 20% des patients présentant cette plainte souffrent d’une pathologie organique objectivable [2]. Il est évident que l’anxiété générée par cette douleur est principalement due à la peur de faire un infarctus. Gérer ces personnes nécessite le plus souvent la prise en compte des facteurs médicaux, psychologiques et sociaux. Cependant, la représentation collective de cette plainte pousse vers une prise en charge technique, laissant a priori peu de place à la médecine générale, et mettant donc en question la légitimité de la première ligne. Le généraliste doit estimer, avec des moyens relativement limités, la probabilité d’un problème grave. Pour se faire il doit interpréter au mieux ce qu’il a à disposition, c’est-à-dire principalement l’anamnèse, l’examen clinique, éventuellement un électrocardiogramme ou d’autres tests et traitements d’épreuve. Chaque signe ou symptôme peut être considéré comme un test plus ou moins bon pour exclure ou confirmer un diagnostic. Sa force peut s’exprimer en sensibilité, spécificité, valeur prédictive dans une population donnée, en pouvoir de confirmation ou d’exclusion… Dans la littérature, elle est plus souvent exprimée en rapport de vraisemblance. Ce rapport permet de transformer la « probabilité prétest  » en « probabilité post-test ». Ces chiffres sont peu maniables, surtout au chevet du patient, mais permettent de réaliser des calculs, des représentations graphiques, et surtout de hiérarchiser les arguments. Avoir une idée, même vague, du pouvoir d’une observation est primordial pour prendre une bonne décision. Mais la probabilité n’est bien sûr pas le seul argument qui entre en ligne de compte. En effet, une probabilité de 10% d’infarctus ne nous dicte pas forcement la conduite à suivre…

Conséquences au niveau du traitement

Un traitement sera d’autant plus recommandé qu’il est efficace. Mais il faut aussi prendre en compte sa dangerosité pour le patient (ainsi que le dérangement engendré). Ces notions sont reprises par les termes Number Needed to Treat et Number Needed to Harm (c’est-à-dire le nombre de personnes à traiter avant de voir survenir une guérison - NNT- ou un effet secondaire - NNH). Ces caractéristiques sont à prendre en compte avant de décider de la prise en charge. En effet, on hésitera à recommander un traitement risqué et à l’efficacité incertaine pour une probabilité faible de la maladie. Il est intéressant de noter que dans le cadre de l’infarctus NSTEMI (sans sus-décalage du segment ST), le traitement le plus efficace (plus efficace qu’une angioplastie ou la fibrinolyse seule), et également le moins dangereux, est l’administration d’acide acétylsalicylique pendant 6 mois [3], ce qui est évidement réalisable en médecine générale. Considérant son excellent rapport risque/bénéfice, ce traitement devrait probablement être suggéré lors de cas douteux qui ne peuvent pas être explorés.

Techniques d’aide à la décision

Avoir connaissance des informations discutées ci-dessus ne suffit pas. Il faut pouvoir les intégrer, les combiner. Pour ce faire, il existe plusieurs techniques d’aide à la décision médicale qui soulignent chacune des aspects particuliers du raisonnement médical. Ces outils présentent des avantages et des inconvénients qui leurs sont propres. L’arbre décisionnel est un exemple intéressant. Il s’agit d’une représentation graphique des options possibles face à un problème. La valeur de chaque option est obtenue en multipliant l’utilité (état de santé ressenti par le patient) de chaque état de santé final par la probabilité de son occurrence. C’est sur base de ces valeurs que les options peuvent être comparées et qu’est déterminée la meilleure décision. Cette technique d’aide à la décision souligne la difficulté d’estimer quantitativement les utilités des états de santé. Les chiffres d’utilité obtenus dépendent fortement de la technique employée. Ce point est incontestablement une faiblesse de cette approche. Cette technique permet également de réaliser une analyse de sensibilité, ce qui consiste à modifier la valeur d’une variable afin de déterminer si la décision en dépend de façon critique (c’est-à-dire tester la robustesse de la décision). La réalisation d’une analyse de sensibilité met souvent en évidence l’importance de l’utilité de l’état de santé ayant la plus grande incidence. Les paysages diagnostiques sont une alternative aux algorithmes classiques. Trop souvent, le clinicien pense d’abord aux maladies courantes et se laisse guider par la fréquence. Dans la méthode des paysages, les différents diagnostics sont évalués selon leur gravité, leur vulnérabilité et, en cas d’ex-aequo, selon leur prévalence. Pour réaliser un paysage, les pathologies prioritaires sont placées dans un premier cercle. Autour des pathologies se trouvent des arguments forts, mais pas communs, permettant ainsi d’atteindre le seuil de confirmation de l’une des hypothèses compatibles avec les plaintes du patient. En deuxième lieu, « à l’horizon », un cercle de plus grand diamètre reprenant les maladies non prioritaires, également avec leurs arguments forts. Enfin, les arguments sont reliés à leurs pathologies respectives. Un des principes de cette méthode consiste à ne pouvoir valider un diagnostic ou passer au cercle des diagnostics secondaires qu’après avoir atteint le seuil d’exclusion de tous les diagnostics du premier cercle. Cette méthode semble plus instinctive et ne nécessite pas d’effectuer des calculs complexes au chevet du patient. Elle nécessite cependant de passer sous plusieurs seuils d’exclusion, ce qui nécessite une familiarité avec le raisonnement des seuils et des facteurs qui l’influencent. Pour avoir une approximation du seuil de référence instinctif pour l’infarctus du myocarde, il faut se poser la question  : combien de personnes est-ce que j’accepte de référer pour « rien » pour ne pas manquer l’infarctus ?

Relation médecin patient et éthique

Qu’elle est la place de l’avis ou de la préférence du patient pour une telle ou telle prise en charge en cas de possible infarctus ? Comme discuté précédemment, l’analyse de sensibilité met en évidence l’importance d’interroger le patient sur ses préférences. L’autonomie du patient est l’un des piliers éthiques. Mais il faut également considérer les autres pour pouvoir trancher « les yeux ouverts » : désir de bienfaisance, non-malveillance, équité. Il est important de questionner l’équilibre entre ces valeurs, différent dans chaque situation. Le généraliste a pour cela une place privilégiée de par la connaissance du patient, de sa personnalité, du contexte psycho-social et du cadre philosophique. Axel Kahn pointe les effets de la déresponsabilisation induits par l’absolutisation du respect de l’autonomie, comme s’il s’agissait d’un principe qui devrait prédominer en tout contexte, dans une société de plus en plus consumériste : « il existe dans le monde, aujourd’hui, une tendance lourde à ramener le respect de la dignité et des droits d’un malade par son médecin à l’information, au recueil du consentement, puis à l’exécution de ce que à quoi le patient à consenti, c’est-à-dire uniquement au respect de l’autonomie de la personne. La solidarité envers une personne en situation de faiblesse joue ici peu de rôle, ce qui conduit à une formidable déresponsabilisation de l’acte médical (…) ». Il est important de réaliser que dans un contexte de possible urgence, « un malade ne peut pas raisonner de façon impersonnelle sur une épreuve existentielle qui l’atteint personnellement. Sous cet aspect, on peut considérer que toute relation médecin/malade se détache d’emblée sur fond d’un déphasage entre deux systèmes de représentation de la maladie qui peuvent ne pas se recouvrir » [4]. Du coté du praticien, il est dès lors d’autant plus important de ne pas superposer ses valeurs et ses angoisses qui influencent les décisions de façon subconsciente. « On agit d’autant mieux qu’on a davantage conscience des ressorts de sa manière d’agir. On est d’autant plus acteur de ses décisions que l’on perçoit les principes et les règles éthiques auxquels on se réfère sans en avoir une conscience explicite. Lorsqu’on ne comprend pas ce que l’on vit, on le subit » [5].

Figure : Paysage diagnostique des précordialgies aiguës

De la théorie à la pratique

Il semblait important de confronter la théorie à la pratique, de s’inspirer du terrain à partir de raisonnements et d’expériences vécues. Pour ce faire, j’ai réalisé une enquête chez 10 généralistes maîtres de stage en province de Liège, ayant tous des profils différents. L’objectif était d’analyser les facteurs influençant la décision du médecin généraliste face à un patient présentant une douleur précordiale aiguë. Les facteurs abordés reprenaient des facteurs cliniques et anamnestiques, mais également des considérations pratiques, de santé publique, épidémiologiques, d’éthique, relationnelles, émotionnelles chez le médecin comme chez le patient,... Les deux facteurs les plus importants aux yeux des médecins interrogés étaient les antécédents personnels d’infarctus ou d’angor ainsi que l’impression subjective de gravité ressentie par le médecin. Cette importance accordée à la subjectivité, surtout pour un « diagnostic de gravité », a été très peu étudiée dans la littérature et mériterait d’être approfondie. Ce résultat appuie le fait que les généralistes utilisent des critères diagnostiques différents de la 2ème ligne, notamment le comportement ou l’apparence différente d’un patient en comparaison avec l’aspect lors des consultations précédentes, ainsi que l’attitude face aux épisodes de maladies antérieures [6]. Parmi les autres facteurs étudiés, la crainte d’un procès était évaluée comme le facteur le moins important. La possibilité d’être recontacté et de pouvoir organiser un suivi est l’item de la liste qui a la plus grande variance. Pour la majorité des facteurs évalués, une bonne corrélation a été retrouvée entre l’importance accordée par les médecins de l’enquête et celle trouvée dans la littérature. Certains résultats étaient cependant en contradiction avec la littérature, comme l’administration de dérivés nitrés à fin diagnostique, souvent utilisée par les médecins interrogés. Or les caractéristiques de ce test sont absolument insuffisantes pour son utilisation dans le diagnostic d’un syndrome coronarien aigu chez un patient qui se présente aux urgences avec une douleur précordiale [7].

De la gestion de la complexité au prix de la certitude

Il est primordial que le clinicien connaisse l’importance de ses observations ainsi que les conséquences probables de ses traitements et de ses prises en charge. Mais avoir des données ne suffit pas ; il faut les intégrer. Etudier les différentes techniques d’aide à la décision permet de réaliser que toutes, aussi mathématiques soient-elles, se basent à un moment ou à un autre sur un jugement de valeur. Ces valeurs dépendent de considérations subjectives et humaines difficilement quantifiables, voir inquantifiables. Le médecin, autant que le patient sont influencés par leur personnalité, leur vécu, mais aussi des valeurs ou tendances sociétales (individualisme, consumérisme, sécuritarisme, matérialisme, perte de repères religieux, scientisme, hyperspécialisation…). Une approche scientifique, voir mathématique est donc complémentaire d’une approche plus relationnelle et humaine.

Cette recherche met également en évidence les forces et les faiblesses de la médecine générale face à cette problématique ainsi que la motivation du généraliste à être un acteur important dans la gestion des précordialgies aiguës. Le généraliste a une valeur prédictive négative pour l’infarctus de l’ordre de 96% [8], ce qui lui confère une bonne fonction de filtre. Mais il est également en possession d’informations que lui seul possède, parfois nonquantifiables mais probablement au moins aussi importantes pour la décision de prise en charge, surtout pour les cas « limite ». Reconnaître la juste place du doute est un enjeu philosophique qui a des répercussions sur les prises en charge médicales. Le médecin ne connaît pas à l’avance toutes les conséquences de ses actes mais doit néanmoins décider. Pour ce faire, il doit se baser sur les éléments les plus pertinents. Ce travail avait pour but de l’y aider ainsi que de lui rappeler qu’approcher la certitude a un prix dont chacun doit avoir conscience...

[1Malherbe JF. Il n’y a pas de vie sans risque. Remarques sur l’incertitude et la liberté dans la question de sens. Conférence du 08/10/2004 à Montréal, Université de Sherbrooke.

[2Martina B, Bucheli B, Stotz M, Battegay E, Gyr N. First clinical judgment by primary care physicians distinguishes well between nonorganic and organic causes of abdominal or chest pain. J Gen Intern Med. 1997 Aug ;12(8) :459-65.

[3Tabas J, McNutt E. Treatment of patients with unstable angina and non-ST elevation myocardial infarction. Emerg Med Clin North Am. 2005 Nov ; 23(4) : 1027-42).

[4Le Coz P. Petit traité de la décision médicale. Editions du Seuil, 2007

[5Le Coz P. Petit traité de la décision médicale. Editions du Seuil, 2007

[6Hani MA, Keller H, Vandenesch J, Sönnichsen AC, Griffiths F, Donner- Banzhoff N. Different from what the textbooks say : how GPs diagnose coronary heart disease. Fam Pract. 2007 Dec ; 24(6) : 622-7.

[7Henrikson CA, Howell EE, Bush DE. Chest pain relief by nitroglycerin does not predict active coronary artery disease. Ann Intern Med 2003 ; 139 : 979-86.

[8Chambless L, Keil U, Dobson A, Mähönen M, Kuulasmaa K, Rajakangas AM, Löwel H, Tunstall-Pedoe H. Population versus clinical view of case fatality from acute coronary heart disease : results from the WHO MONICA Project 1985-1990. Multinational MONItoring of Trends and Determinants in CArdiovascular Disease. Circulation. 1997 Dec 2 ; 96(11) : 3836-7.

Cet article est paru dans la revue:

n° 51 - janvier 2010

Le Travail ou la Santé ?

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...