Réformer sans trop bousculer le modèle hospitalocentrique ? Ou renverser résolument la pyramide en mettant la première ligne au centre ? Les auteurs de cet article questionnent la réforme ‘psy107’, à partir de leur pratique en milieu hospitalier : doublement interpellant !
Dans son guide [1] vers de meilleurs soins en santé mentale (par la réalisation de circuits et de réseau de soins), le service public fédéral Santé publique détaille la manière dont il prévoit de réformer le paysage des soins dits psychiatriques dans notre pays.
Ainsi, après un historique plus ou moins exhaustif des innovations qui ont « dynamisé » le secteur depuis les années 1970, le lecteur découvre que la prochaine évolution consistera en des soins davantage axés sur la collectivité notamment par le biais de la transformation de l’offre résidentielle en une offre différenciée adaptée au milieu de vie du patient.
Pourquoi un tel changement ? On apprend qu’un quart des belges de plus de quinze ans a déjà « lutté contre un mal être psychique ». Un accent est également mis sur nos « mauvais résultats » en terme de prise en charge du suicide et ce malgré la pléthore de lits psychiatriques en Belgique. Et ainsi d’affirmer, à l’instar de ce qui se passe en Angleterre, que la mise en place d’équipes mobiles et de circuits de soins permet de résoudre bon nombre de ces maux (cependant, une étude récente publiée dans The Lancet vient de prouver tout le contraire) [2].
Quelle stratégie développer ? Afin de maintenir les personnes au sein de leur environnement et de leur tissu social d’origine, il est proposé la mise en place de parcours thérapeutiques individualisés. Ces parcours, basés sur des modalités d’intervention flexibles, seront rendus possibles grâce au renforcement de cinq fonctions clés : les activités en terme de prévention, détection, promotion (auxquelles il faudra « aussi » associer la première ligne généraliste), les activités propres aux équipes mobiles (nous y reviendrons), les activités centrées sur l’insertion, les activités liées au traitement intensif en milieu résidentiel et enfin les formules résidentielles spécifiques lorsque le soin au domicile est impossible.
Qui va faire quoi ? Un coordinateur de réseau (quelqu’un qui est choisi pour un territoire donné afin de mobiliser les ressources nécessaires à la construction du parcours de soins) et des garants de service (des gens qui sont le garant de leur structure dans la constitution organisationnelle du réseau) constituent un comité de travail stratégique « qui devra aboutir à l’opérationnalisation du travail en réseau sur le territoire défini ». On l’aura vite compris, sur des territoires « complexes », ce type d’organisation tient plus de la démocratie athénienne que des logiques de simplification administratives. Par ailleurs, on recherche toujours un généraliste garant de sa structure.
Qui va payer ? Les bases légales pour l’organisation de circuits de soins sont contenues dans l’article 11 et 107 de l’arrêté royal contenant la coordination de la loi sur les hôpitaux (Moniteur belge du 7 novembre 2008). L’article 11 permet de fermer des lits et d’utiliser les moyens dégagés pour organiser les soins dans le milieu de vie. Cette technique ne rencontre pas la « philosophie » des concepteurs de la réforme : ils pensent en effet qu’un tel projet ne peut être organisé exclusivement au départ des hôpitaux. Il a donc été préféré une autre technique, contenue dans l’article 107, qui permet aux hôpitaux d’utiliser de manière flexible une partie des moyens disponibles liés aux lits pour la réalisation des fonctions 2,3 et 4 du modèle fonctionnel et ce sans perdre leur agrément. Il s’agit concrètement d’affecter une partie du personnel soignant des hôpitaux à un travail d’équipe mobile qui pourra dispenser les soins au domicile et non à l’hôpital.
On voit tout de suite que cela change tout, que cela permet effectivement de mener une réforme non exclusivement au départ des hôpitaux, que cela règle d’emblée les difficulté de la fonction 1 (disponibilité des médecins traitants et des services de santé mentale) et que cela simplifie le dialogue par l’introduction d’un nouvel interlocuteur dans le traitement ambulatoire des usagers… !
Il est clair que nous ne pourrons détailler ici l’ensemble des raisons qui font le caractère timide de cette réforme. Pour avoir rencontré les concepteurs de cette dernière, nous savons que le travail n’a pas été facile face à certains lobbys et que leur souci était d’initier quelque chose de durable sans provoquer de guerre. Nous louons leurs qualités diplomatiques mais ne pouvons que nous alarmer face à un certain constat : le centre de gravité en matières de soins psychosociaux ne s’est guère déplacé.
Nous étions appelés ce jour-là par le médecin d’un patient bien connu de nos services pour des troubles psychotiques graves. Arrivé sur place, nous sommes face à un individu fort excité, délirant, menaçant et complètement anosognosique.
Fiers de nos compétences, nous suggérons d’emblée une mise sous protection de la personne malade mentale. « Cela ne sert à rien » nous rétorque le praticien. « Vous l’avez déjà fait deux fois et cela n’a rien changé ».
D’un coup, nous avons dû nous demander si ce que nous faisions servait à quelque chose ! Profitant de notre air pantois, le gaillard prescrit de faibles doses de neuroleptiques et nous demande de venir surveiller la prise du traitement ainsi que l’évolution du syndrome.
Au bout de quelques semaines, le patient allait mieux et a pu reprendre ses activités habituelles. Bien que se passant dans le bassin sidérurgique liégeois, cette histoire hollywoodienne nous a appris beaucoup sur notre fonction d’urgentiste (mobile ou non) : pour réussir un soin dans la communauté, il faut en confier les rênes à un spécialiste ; celui du milieu de vie.
Nous plaidons pour une organisation qui replace le médecin traitant (ou son délégué) au centre du débat psychiatrique et ce pour plusieurs raisons :
Il est pratiquement le seul qui a une vision longitudinale du patient ;
Il a une approche holistique et notamment systémique de ses patients ;
Il offre une possibilité de relative souplesse et de disponibilité pour des suivis au long cours ;
Il connaît le degré d’autonomie des gens ;
Il a une bonne expérience des cas psychosociaux (la majorité de nos patients) et des pathologies psychiatriques lourdes (celles qui le sont tellement que les gens ne se rendent pas à l’hôpital) ;
Il n’est pas stigmatisant et est souvent bon avocat pour son patient ;
Il a un réel intérêt pour les soins dans la communauté.
Le guide dont nous parlions plus haut consacre quelques lignes à la fonction du « référent de soins », imaginé comme une personne ressource pour le patient au sein de chaque fonction. Nous pensons ce modèle trop complexe, chronophage et peu pragmatique.
Pour permettre au médecin traitant de jouer pleinement ce rôle, les dispositifs impliqués dans la réforme et plus particulièrement les dispositifs de crise doivent pouvoir lui offrir une aide diagnostique sans interférer dans sa décision de soins ; ils doivent également apporter un support humain quant la situation le nécessite et enfin offrir une grande disponibilité en n’intervenant que quand cela est pertinent et uniquement au titre de service spécialisé temporaire. Nous sommes surpris de voir que certaines équipes mobiles de crise ont des listes d’attente ! Nous ne détaillerons pas ici le rôle crucial d’autres intervenants de la fonction 1.
Poser la question fait partie de nos distorsions cognitives. Plus de nonante pourcent des patients qui fréquentent notre service d’urgence psychiatrique ont un médecin traitant. La question serait peut-être plus celle des moyens. La formation a probablement un rôle central. Depuis des décennies, la psychiatrie s’est isolée du reste du monde à tel point qu’elle est réduite à peau de chagrin dans la formation des généralistes. Celle-ci devrait pouvoir rendre confiance au praticien quant à ses capacités à traiter les nouvelles entités nosographiques. L’organisation joue aussi un rôle important. Développer les initiatives de mutualisation favoriserait la prise de cette place centrale. Les maisons médicales ont une longueur d’avance à cet égard. Enfin, le financement du temps de concertation est un investissement plus que durable.
Malgré un texte relativement ambitieux, la réforme dite « du 107 », de par son mode de financement, n’a pas encore réussi à déplacer les moyens qui permettent une amélioration des capacités d’accueil, de suivi et de prévention dans le milieu de vie.
Le rôle des équipes mobiles, des unités de traitement intensif et des dispositifs d’urgence psychiatrique (eux aussi non financés) est de se mettre au service de cette première ligne en abandonnant leurs réflexes hospitalocentristes.
A ce niveau, ce n’est pas une réforme qui sera nécessaire mais bien une révolution.
[1] Site 107 du service public fédéral Santé publique.
[2] Isabelle Hunt and al., the lancet psychiatry volume 1, issue 2, p 135-141, july 2014. “Safety of patients under the care of crisis resolution home treatment services in England”.
n° 70 - avril 2015
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