Partage de pouvoir démocratique ou responsabilisation du patient à outrance, intégration ou déshumanisation, intérêt collectif ou consumérisme individuel... on l’a vu, les enjeux et les outils de la participation des patients dans le système de soin ne sont pas anodins. Comment réconcilier tout cela dans la pratique et particulièrement dans le cadre d’une consultation ? Tentative.
La situation est dissymétrique par essence : d’un côté des enjeux parfois très importants sur sa propre vie dans toutes ses dimensions et, de l’autre, l’envie de soigner, d’être efficace, efficient ou performant, d’être un « bon thérapeute ». Et pourtant le pouvoir ne se situe souvent pas là où les enjeux paraissent le plus impactant. Il y a donc une nécessité éthique à repenser cette relation entre soigné et soignant.
Cette nécessité devient d’autant plus criante que le contexte culturel et technologique favorise des formes de savoirs horizontaux (tout le monde sait un peu de choses sur tout et a potentiellement accès à l’ensemble des connaissances). Par ailleurs, un certain nombre d’études font penser que l’approche de type partenariat pourrait répondre à des enjeux opérationnels : défis liés à la complexité des situations, à la multimorbidité, à la chronicité, défi de la sécurité des soins... Alors, qu’est-il possible de mettre en place lors du colloque singulier ?
Pour ne pas ouvrir la porte au consumérisme ou tomber dans le travers de la responsabilisation individuelle du patient à outrance, il est important d’installer les conditions de la relation de confiance [1] : climat d’écoute, transparence, non-jugement... Cela semble évident, mais il est important de rappeler que c’est de la responsabilité du professionnel de la santé de mettre en place ce climat et d’en être le garant.
Devant une question clinique posée par un patient ou par son thérapeute, la première étape logique semble être de réfléchir l’accès et l’exploration des informations disponibles.
Le soignant est un expert médical ou paramédical en santé. Par ses formations, ses expériences, sa connaissance de la littérature, il est le dépositaire d’un savoir scientifique. Il connait les recommandations de bonne pratique et les objectifs thérapeutiques par pathologie. Il a une représentation de ce que le système de soins et la société attendent de lui. En face de lui, il y a un patient. Ce dernier est expert de sa vie et, à des degrés divers, de sa vie avec la maladie. Il possède une connaissance expérientielle ; il a rencontré une série d’informations au cours de sa vie ; il a des représentations de sa santé et de la maladie.
Le concept de littéracie en santé [2] discuté plus tôt dans ce dossier, l’approche et les outils qu’il propose aux patients permettent d’augmenter la quantité et la qualité de leurs connaissances et ainsi de leur ouvrir de nouvelles perspectives et davantage de maitrise sur leurs choix futurs. Mais c’est aussi une formidable occasion pour les soignants de réfléchir comment eux-mêmes trouvent, sélectionnent, traitent et communiquent leurs propres connaissances.
« Selon que notre idée est plus ou moins obscure, L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. » [3] Suis-je capable d’expliquer simplement, mais complètement, les enjeux du dépistage du cancer du sein à mes patientes ? Suis-je en mesure d’aider mon patient à comprendre la notion de risque quand je lui propose de ne plus cocher « PSA » [4] sur sa prise de sang annuelle ? Suis-je à l’aise pour communiquer sur les preuves de l’efficacité des statines selon la situation de la personne que j’ai en face de moi ? Cette capacité à communiquer des thérapeutes est nécessaire dans la démarche evidence-based medicine, elle qui se propose de chercher la voie juste entre les meilleures preuves disponibles, l’expertise clinique du thérapeute et les attentes du patient. Une série d’outils existent et peuvent être utiles en consultation : fiches du KCE, EBpracticenet... Les « boites à décision »(decision boxes ou fact boxes) [5] sont destinées aux personnes, à leurs proches et aux professionnels de la santé, elles permettent de connaitre les options et de peser les avantages et désavantages de chacune. Elles préparent la discussion pour réfléchir à ce qui est important pour la personne concernée.
Soignés et soignants sont des êtres humains traversés de besoins, de valeurs, de priorités différentes, mais qui évoluent tous deux dans un contexte environnemental, sociopolitique et législatif commun. Ils font partie d’un même système de soin de santé, mais la position depuis laquelle ils regardent ce qui les entoure peut-être fort différente. Tant qu’ils ne communiquent pas, ils connaissent très peu les enjeux et les ressources l’un de l’autre.
Une phase de délibération est donc indispensable à la construction du partenariat. Elle permet de partager toutes les informations importantes, d’échanger sur les risques et les différentes options envisageables [6], chacun y apportant sa contribution. Elle permet de mieux comprendre l’autre, de confronter les priorités et les moyens disponibles. Elle demande un peu de temps et un climat propice à l’écoute. Ce moment de réflexion [7] commune semble particulièrement important lorsque la complexité ou la spécificité de la situation ne peut pas être mise en lien avec une recommandation clinique claire, ou quand plusieurs options valables sont identifiées. Mais même quand la voie semble être toute tracée du côté médical, elle ne doit pas être oubliée, au risque que le patient n’ait pas l’occasion de s’approprier la direction choisie. Elle ouvre ensuite la porte à la phase de négociation plus ou moins longue qui doit identifier les priorités et les moyens communs pour aboutir à la prise de décision partagée [8].
L’idée ici est bien de rééquilibrer le rapport de force, pas de le faire basculer complètement : si le patient gagne en autonomie, il se retrouve inévitablement avec une plus grosse part de responsabilité… mais pas toute la responsabilité. Comme son médecin, cette responsabilité a trait principalement aux moyens déployés pour tendre vers l’objectif décidé ensemble. Pour ne pas franchir la ligne rouge, ce qu’il est probablement intéressant de mettre sur la table dans les situations complexes et chroniques est l’impact de chaque décision sur les autres parties du système. Si les choix médicaux ont des conséquences sur la vie du patient, il est intéressant que ce dernier ait une idée claire sur ce que ses propres décisions impliquent du côté de sa famille, de son entourage, de l’équipe soignante ou même des coûts supportés par la société.
Pour compléter ce processus de partenariat, l’approche par objectif [9] est certainement également une piste intéressante. L’idée est ici de sortir de critères d’évaluation de la maladie purement biomédicaux qui n’ont souvent que peu de poids dans les situations de multimorbidité et tendent à fragmenter les interventions. Cette approche propose de réfléchir des objectifs fonctionnels réalistes et atteignables qui font sens pour le patient et favorisent l’alliance thérapeutique. Ainsi la discussion autour du traitement du diabète, de l’arythmie cardiaque et de la gestion de l’angoisse d’un patient pour qui continuer à conduire sa mobylette est une des activités les plus importantes à ses yeux peut-elle prendre une tournure bien plus constructive pour les deux parties et amener à un plan de soins individualisé plus cohérent pour tout le monde.
Dans tous les cas enfin, ce processus doit être itératif, il ne peut être figé. Il doit passer par des moments d’évaluation et d’ajustement dans le même état d’esprit avec toutes parties et qu’il est probablement intéressant de planifier dès la mise en place de la décision de départ. Il est nécessaire entre le patient et son thérapeute, mais aussi selon les situations, avec la famille, l’entourage et toute l’équipe soignante ou de soutien.
L’esprit du partenariat n’est pas de produire un service façonné uniquement par les envies individuelles du patient, mais un processus de coconstruction pragmatique qui intègre de nombreuses dimensions et discute les enjeux. Pour le mettre en pratique systématiquement et dans son ensemble, il nécessite un investissement non négligeable en temps, en formation, et requiert des conditions de travail qui ne rendent probablement pas le système moins coûteux à court terme et demandent bien évidemment le soutien des pouvoirs publics. Mais une manière de convaincre nos politiques de ce support n’est-elle pas de multiplier les expériences à petite échelle et d’initier nos patients à cet esprit dès que l’occasion se présente afin de progressivement rendre ce concept incontournable ?
[1] Exemples : entretien motivationnel et ses questions ouvertes, empathie, communication non violente ou autre technique de communication.
[2] La capacité d’accéder à, comprendre et utiliser les informations dans le domaine de la santé pour prendre des décisions en matière de soins, de prévention ou de promotion à la santé, (Sorensen et al, 2012).
[3] N. Boileau, Art poétique, Chant I, v. 147-207.
[4] Antigène spécifique de la prostate utilisé comme marqueur tumoral dans le cancer de la prostate, mais dont l’intérêt dans le dépistage a été largement remis en cause.
[5] Exemples : www.boitede- cision.ulaval.ca, www.harding-center.mpg.de/ en/fact-boxes.
[6] Exemples : http://shareddecisions. mayoclinic.org, https://decisionaid.ohri.ca.
[7] Exemples : Team talk- Option talk-Decision talk (BMJ misdiagnosis 2012).
[8] S. Malengreaux, C. Grenier, La décision partagée en consultation de médecine générale, RESO, 2017.
[9] D.B. Reuben, M.E. Tinetti, « Goal- oriented Patient Care, an Alternative Health Outcomes Paradigm », N Engl J Med. n° 366, 2012.
n°88 - septembre 2019
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...