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Le poids du secteur en belgique


14 juin 2020, Marcus Wunderle

chargé de recherche au Centre de recherche et d’information sociopolitiques (CriSP)

Le secteur pharmaceutique, poids lourd de l’économie mondiale, est remis en lumière à la faveur de la crise du Covid-19. Son importance pourrait encore s’accroitre, notamment en Europe si les appels à la relocalisation sont entendus, stimulés, voire forcés, dans un contexte de dépendance envers les choix de production et de distribution. La Belgique, à la pointe de l’industrie au niveau européen, semble bien armée pour faire face à ces enjeux.

Voici deux ans, le secteur Économie du CRISP a ausculté en profondeur le secteur pharmaceutique en Belgique, et tout particulièrement en Wallonie [1]. Le périmètre de ce secteur a été défini de manière large, sur la base des codes d’activités officiels utilisés par la Banque-carrefour des entreprises. En plus de l’industrie pharmaceutique proprement dite, ont été incluses les activités qui se situent en amont et en aval du processus de production, la recherche et développement (R&D) en biotechnologie, ainsi que le commerce de gros de produits pharmaceutiques.

La Belgique se démarque par une spécialisation particulièrement importante dans le domaine de la recherche avec un sixième des investissements en R&D réalisés en Europe, se classant deuxième État européen, que ce soit en termes absolus derrière l’Allemagne, ou en proportion du nombre d’habitants derrière le Danemark [2]. Les entreprises établies en Belgique contribuent également pour un dixième à la production pharmaceutique européenne, classant la Belgique cinquième, et figurent en outre au quatrième rang européen des exportations du secteur. Dans son ensemble, l’industrie pharmaceutique est une branche importante de l’économie belge : elle compte environ 1 040 entreprises et occupe plus de 45 000 équivalents temps plein (ETP) ; il s’agit en outre d’un des secteurs qui contribuent le plus à la création de valeur ajoutée, à hauteur de 1,9 % pour les seules activités de production en 2018 [3] pour seulement 0,5 % de l’emploi.

Au sein de la chaine de valeur de la filière, le commerce de gros de produits pharmaceutiques représente 64 % du nombre d’entreprises et la plus grande part du chiffre d’affaires (53,8 %) du secteur. La fabrication de produits et de préparations pharmaceutiques comptabilise la majeure partie de l’emploi (58,4 %) et de la valeur ajoutée (62,5 %), malgré une faible proportion du nombre d’entreprises (17,6 %). On y trouve la plupart des grands groupes multinationaux dont les activités couvrent plusieurs maillons de la filière pharmaceutique. La R&D en biotechnologie, composée d’entreprises de plus petite taille, hautement spécialisées et pour lesquelles les retombées en termes de valeur ajoutée sont relativement aléatoires, est plus modeste.

Particularités régionales

La Flandre est la région qui abrite le plus grand nombre d’entreprises dans le secteur pharmaceutique et qui compte le plus d’emplois.

Première spécialisation sectorielle wallonne [4], l’industrie pharmaceutique est particulièrement importante dans la R&D en biotechnologie et la fabrication de produits et de préparations pharmaceutiques, qui comptent plus d’entreprises établies en Wallonie qu’en Flandre en proportion du nombre d’habitants. Celles-ci totalisent près de la moitié de l’effectif comptabilisé dans le segment de la production pharmaceutique, plaçant la région devant la Flandre en termes absolus et en proportion du nombre d’habitants.

La Région bruxelloise est première en commerce de gros de produits pharmaceutiques par rapport au nombre d’habitants. En R&D en biotechnologie, elle se classe largement première pour la valeur ajoutée. Cette région abrite une part importante de sièges sociaux d’entreprises multirégionales. Ainsi, Union chimique belge (UCB) Biopharma, qui représente à elle seule 64 % de la valeur ajoutée totale du segment, est établie à Anderlecht, alors que la majeure partie de ses activités est localisée à Braine-l’Alleud. Cette configuration explique en grande partie les scores flatteurs, mais biaisés, affichés par Bruxelles dans ce segment.

Concentration et dépendance externe

Au niveau mondial, on observe une concentration du secteur pharmaceutique en un nombre réduit de groupes d’entreprises [5]. Les dix premiers groupes mondiaux génèrent 39 % du chiffre d’affaires total, avec une certaine variation selon les sous-secteurs considérés.

En Belgique, la R&D en biotechnologie apparaît extrêmement concentrée : une entreprise, UCB Biopharma, domine le marché (70,7 % du chiffre d’affaires) à côté d’entreprises de bien plus petite taille. Quasiment aussi concentrée, la fabrication de produits et de préparations pharmaceutiques compte trois grandes entreprises : Janssen Pharmaceutica, GSK Biologicals et Zoetis Belgium. Ensemble, elles représentent 81,3 % du chiffre d’affaires, 53,5 % de l’emploi et 84,2 % de la valeur ajoutée. Moins concentré, le commerce de gros de produits pharmaceutiques, caractérisé par un nombre plus important d’entreprises, présente un top 10 qui assure néanmoins 73,1 % du chiffre d’affaires.

La nationalité des groupes auxquels appartiennent les entreprises pharmaceutiques permet de connaitre le lieu où se prennent les décisions qui affectent la filière en Belgique. La dépendance externe est très importante : en 2016, les entreprises contrôlées depuis l’étranger pesaient pour 75 % de l’emploi.

Historiquement, la présence de groupes étrangers dans le secteur pharmaceutique en Belgique s’est développée à partir des années 1950. Elle s’est accentuée dans les années 1960-1970, en particulier avec l’établissement accéléré de sociétés étatsuniennes, et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, favorisée notamment par le mouvement d’intégration des marchés européens. Cette présence en Belgique est le résultat, d’une part, de la prise de contrôle de laboratoires d’origine belge par des intérêts étrangers et, d’autre part, de l’implantation de filiales de groupes pharmaceutiques multinationaux ou de divisions pharmaceutiques de groupes chimiques sur le territoire.

Le degré de dépendance externe du secteur pharmaceutique varie fortement selon le sous-secteur considéré. Ainsi, les groupes étrangers ont surtout investi le segment de la production pharmaceutique en Belgique (où, en matière d’emplois, le degré de dépendance atteignait 87 % des effectifs en 2016) et, dans une moindre mesure, celui de la distribution. De façon très contrastée, avec un ratio de 20 %, le segment de la R&D en biotechnologie affiche un degré de dépendance externe nettement moins élevé. Les entreprises de biotechnologie sont en moyenne plus jeunes et plus petites que les autres entreprises du secteur pharmaceutique. Une part importante d’entre elles est détenue par des personnes physiques, le plus souvent les fondateurs et leur entourage immédiat. Une fois confrontées à des besoins importants de capitaux, elles se tournent généralement vers des sociétés de capital à risque ou entrent en bourse, avec pour effet une dilution du poids des actionnaires historiques sans que l’on puisse nécessairement parler de prise de contrôle par les nouveaux investisseurs.

Parmi les groupes étrangers, les groupes étatsuniens sont les plus présents dans le secteur pharmaceutique belge où ils occupent plus d’un quart de l’emploi, et même plus d’un tiers dans le segment relatif à la production. On y retrouve de grands groupes d’envergure mondiale tels que Johnson & Johnson, Pfizer, Baxter, Merck & Co et Zoetis, rejoints dans le segment de la distribution par Avantor et Medtronic. L’anglo-étatsunien GSK domine (plus du tiers de l’emploi) le segment relatif à la production de médicaments. Les activités belges de GSK remontent à 1963, avec l’acquisition par Smith Kline & French de la société Recherche et industrie thérapeutiques (ancêtre de GlaxoSmithKline Biologicals), créée à Genval et spécialiste des vaccins. Le groupe, quoique bénéficiaire, a annoncé une importante restructuration début 2020 ; selon son analyse, l’acquisition de la division vaccins de son concurrent Novartis a engendré des doublons. Parmi les autres groupes étrangers, on note le poids non négligeable des groupes japonais (Takeda, Terumo, Ajinomoto, Kaneka), suisses (Novartis, Lonza), français (Sanofi) et allemands (Boehringer Ingelheim, Siemens, Deutsche Post).

Les groupes belges sont les plus présents dans le segment de la R&D en biotechnologie (près de deux tiers de l’emploi), avec UCB Biopharma (groupe UCB-Janssen), VIB, Biocartis, Celyad, Oxurion, Diagenode et Bone Therapeutics. En production de médicaments, le seul grand groupe pharmaceutique belge est à nouveau UCB-Janssen qui, avec un chiffre d’affaires global de 4,9 milliards d’euros, figure parmi les groupes de taille moyenne à l’échelle mondiale. Les groupes belges bien placés en distribution comprennent Febelco et le groupe Mutualité chrétienne, qui contrôle Goed Farma.

Le lobby pharmaceutique

Compte tenu de la dépendance élevée du secteur pharmaceutique à l’égard des décisions des pouvoirs publics dans de nombreux domaines (réglementation sanitaire, mise sur le marché de nouveaux médicaments, protection des innovations, fixation des prix, remboursement des médicaments, etc.), les groupes y déploient d’importants moyens pour tenter d’infléchir en leur faveur les décisions publiques qui les concernent. La concentration à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique a peu à peu permis aux grands groupes, qui disposent de moyens de plus en plus considérables face aux États, de développer et de professionnaliser leurs activités de lobbying. En 2014, l’industrie pharmaceutique a déclaré environ 40 millions d’euros de dépenses en lobbying auprès des institutions européennes, soit quinze fois plus que les associations de consommateurs dans le domaine de la santé, dépenses en augmentation en 2019 [6]. Ces chiffres donnent un aperçu du rapport de force à l’œuvre.

Le poids de l’industrie par rapport aux autres acteurs de la décision publique est par ailleurs renforcé par la dimension particulièrement technique et scientifique des activités pharmaceutiques. Le registre technico-scientifique qui caractérise le secteur constitue de fait une source de légitimation majeure de la participation de l’industrie au processus de gestation et de contrôle des normes. À ce titre, l’industrie contribue activement à l’élaboration de normes non réglementaires (soft law), qui prennent la forme de bonnes pratiques, de lignes directrices, de codes éthiques ou de recommandations. Par ailleurs, la participation de l’industrie à la politique du médicament est à de nombreux égards institutionnalisée, notamment en Belgique. L’action politique des entreprises pharmaceutiques peut s’exercer selon deux modalités principales : à titre individuel, par l’entreprise elle-même, ou à titre collectif, à travers l’affiliation à une ou plusieurs associations professionnelles, représentatives des intérêts des entreprises pharmaceutiques. La Belgique compte une petite dizaine d’associations de ce type, sans compter l’échelle internationale. Manifestement, ces activités ont influencé sur le long terme les politiques renforçant l’attractivité de la Belgique par rapport à d’autres pays, notamment en matière de déduction pour revenus d’innovation ou d’essais cliniques.

L’après-crise

Au regard de la pandémie actuelle, les caractéristiques du secteur pharmaceutique (concentration, dépendance externe, lobbying) prennent un relief particulier. Secteur essentiel qui n’a pas été mis à l’arrêt durant le confinement, ses bonnes relations avec les pouvoirs publics, qui se traduisent déjà par l’implication forte de ses laboratoires dans le testing et la réorientation immédiate d’unités de recherche vers la mise au point d’un vaccin, lui permettent d’envisager positivement la sortie de crise. Les conséquences à plus long terme, avec des souhaits de relocalisation et d’investissement dans la santé, semblent également favorables, notamment pour la Wallonie, y compris en ce qui concerne l’emploi.

[1C. Goethals, M. Wunderle, « Le secteur pharmaceutique en Belgique » et M. Wunderle, « Les groupes pharmaceutiques en Wallonie », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2366-2367 et 2368- 2369, 2018. Dans la mesure du possible, les données ont été actualisées pour le présent article.

[2Chi res Eurostat 2017.

[3Les données concernant l’emploi, la valeur ajoutée ou le chi re d’a aires ont été extraites de la base de données Bel rst le 31 mars 2020, et se rapportent au dernier exercice comptable disponible (2018 pour la grande majorité des entreprises).

[4IWEPS, Les chiffres-clés de la Wallonie, 2019.

[5Le degré de concentration dans les di érents maillons de la lière pharmaceutique a été mesuré sur la base du chi re d’a aires, variable qui n’est pas disponible pour toutes les entreprises, ce qui peut introduire des biais.

[6Selon plusieurs études du Corporate Europe Observatory (CEO), https://corporateeurope. org/ dont High prices, poor access : the EU medicines market and Big Pharma, 2 mai 2019.

Cet article est paru dans la revue:

n°91 - juin 2020

Les médicaments : une marchandise pas comme les autres

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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