La manière dont le médecin dialogue avec son patient peut-elle accentuer les inégalités sociales de santé ? Pour approcher cette question assez peu étudiée, le projet INTERMEDE a réuni différentes équipes de recherche issues d’horizons variés : présentation d’une méthodologie originale et résolument interdisciplinaire.
La qualité de la relation entre un patient et son médecin généraliste joue un rôle essentiel sur l’efficacité du système de soins et intervient probablement dans les inégalités de santé (qui augmentent même dans les pays où l’accès aux soins est facilité par une couverture sociale étendue et universelle). Mais cette problématique est peu étudiée, et son approche est complexe ; un des objectifs du projet INTERMEDE était de proposer une méthodologie et un processus innovant pour intégrer des résultats collectés à l’aide de méthodes mixtes.
L’hypothèse du projet INTERMEDE, c’est que l’interaction entre le médecin et son patient est influencée par le contexte social du patient, ce qui entraîne des pratiques socialement différenciées chez les deux partenaires, jouant un rôle au niveau des inégalités sociales de santé.
Le projet a été mené dans trois régions de France entre 2006 et 2007. Deux phases ont été mises en place :
la première, qualitative consistait à observer in situ 242 consultations, dont 48 ont été suivies par des entretiens semi-directifs auprès des patients et des médecins. Un corpus de 36 consultations a ainsi été exploité par deux équipes de sociologues, une équipe de linguistes et un psychologue spécialisé en lexicométrie ;
la seconde, quantitative, a été construite à partir des hypothèses dégagées lors de la première phase et s’est déroulée auprès de 27 médecins et de 585 patients. Elle reposait sur un dispositif de questionnaires en miroir : médecin et patient devaient répondre respectivement aux mêmes questions après la consultation. Ce corpus a été analysé par une équipe d’épidémiologistes.
Le premier objectif de cette collaboration était de produire des résultats et hypothèses propres à chaque discipline, avec leurs méthodes et leurs cadres d’analyse. Cet objectif une fois atteint, l’enjeu essentiel était de produire un socle commun de connaissances et d’hypothèses issues de la confrontation des différentes disciplines qui puisse avoir une signification en santé publique et se traduire concrètement dans la politique de santé.
La méthodologie choisie pour l’intégration des productions du corpus qualitatif et quantitatif s’est inspirée de la méthode participative Delphi ; trois étapes de questions et feedback ont été menées par écrit auprès de chaque personne ayant travaillé sur les données, dans chacune des cinq équipes (12 personnes au total). Il s’agissait de synthétiser l’information, de confronter les avis contradictoires et d’identifier les notions clefs.
Chacun a donc commencé par remplir un questionnaire d’intégration interdisciplinaire. Les réponses, suggestions et commentaires ainsi recueillis ont été analysés selon un regroupement ‘brut’ des notions convergentes, divergentes et autonomes/ isolées. A la deuxième étape, un nouveau questionnaire a été envoyé à chaque participant. Enfin, les équipes ont discuté en plénière autour d’un document de synthèse élaboré à partir des travaux précédents. Les résultats de ces travaux ont été soumis à un panel de médecins généralistes lors d’un séminaire de recherche.
Cette méthode a permis de faire émerger quatre axes principaux de résultats, formalisés sous forme de conclusions communes et d’hypothèses partagées.
Le premier axe caractérise l’interaction médecin-patient selon différents modes d’agir ensemble : entre bienveillance, négociation et compétition des savoirs. Deux types d’attitude de la part du médecin ont été observées ; l’une est plus centrée sur la technique, l’autre est plus orientée sur le relationnel et le dialogue - mais elle est vécue comme plus insatisfaisante pour le praticien.
Le deuxième axe concerne la place de la prévention dans la consultation. Certaines thématiques semblent être le lieu de désaccord plus nombreux ; c’est le cas du surpoids et des habitudes alimentaires et physiques, où l’on observe une grande variabilité des pratiques entre médecins.
Le troisième axe questionne le rôle du genre du médecin et du patient sur le déroulé de la consultation. Les médecins femmes se démarquent par une activité d’écoute et de discussion plus intense ainsi que par un meilleur accord avec leurs patients sur les conseils relatifs à la nutrition et à l’activité physique. À l’inverse, des malentendus apparaissent entre les médecins hommes et leurs patientes autour de la question du poids.
Le quatrième axe a permis de formuler des hypothèses sur les éléments de l’interaction médecin-patient qui pourraient entraîner des inégalités sociales de santé pendant la consultation. Par exemple, les désaccords entre médecins et patients sur les conseils donnés pendant la consultation sont plus importants lorsque les patients sont issus d’un contexte social moins favorisé. Cela peut même entraîner des incompréhensions et une moins bonne qualité de prise en charge. Un rapport à l’autonomie et à la délégation à l’égard du médecin, différencié selon le contexte social du patient, pourrait également influencer le déroulé de la consultation et la prise de décision médicale. Mais c’est aussi la distance sociale que perçoit le médecin entre lui-même et son patient qui impacterait directement la consultation et la façon dont les besoins du patients sont identifiés
Les observations émanant des différentes disciplines ont permis, autour d’un quatrième axe, d’émettre des hypothèses sur quelques mécanismes engendrés pendant la consultation et susceptibles de renforcer les inégalités sociales de santé : par exemple, l’expression d’une subjectivité et de désaccords entre médecins et patients sur le contenu de la consultation apparaissent plus importants pour les patients issus d’un contexte social moins favorisé.
Cette recherche soulève quelques pistes. Elle montre aussi qu’il est fondamental de développer une approche multidisciplinaire pour explorer un domaine de recherche aussi complexe que la relation entre un patient et son médecin ; et l’intégration des méthodes à chaque étape du projet représente un enjeu essentiel.
L’étude INTERMEDE a intégré les différentes disciplines dès le départ et à chaque étape : les questions de recherche ont été formulées en commun autour d’un même objet d’analyse. De même des variables communes ont été définies pour le corpus qualitatif.
Un des défis majeur de l’intégration se situe au niveau de la phase d’analyse, étape où un besoin de connaissances est plus particulièrement nécessaire. Le choix d’une méthode de consensus inspirée du Delphi a alors permis de confronter des avis contradictoires, de définir le degré d’accord au sein des différentes équipes, de faire émerger des points divergents, des points de connaissance convergents et des faits isolés.
L’intégration des productions interdisciplinaires a conduit à une compréhension plus nuancée de la relation médecin-patient, les limitations de chaque approche étant compensées par les forces d’une autre ; elle a aussi abouti à la formulation d’hypothèses sur la façon dont l’interaction médecin-patient peut renforcer des inégalités sociales de santé.
Cette approche représente un potentiel important pour définir des interventions pouvant réduire les inégalités sociales de santé, notamment dans le domaine des soins de santé primaires. Elle met en lumière les convergences existant entre différentes disciplines, et contribue au développement de méthodes explicites pour les recherches employant des approches mixtes.
n° 65 - septembre 2013
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...