Après quarante années de travail de nuit, ce n’est pas l’épuisement qui reste dans ma mémoire d’infirmière puis de cadre, bien que ce soit l’aspect le plus inconfortable, mais le souvenir engourdi des heures passées à réfléchir seule dans ma salle de soins et les interminables discussions avec les patients et mes collègues.
Le jour et la nuit forment un tout indissociable et alternant, ce que nul n’ignore, mais qui ne semble pas aller de soi lorsqu’il s’agit de passer de l’un à l’autre et a fortiori de travailler quand une grande partie des autres dorment… Pour moi, l’être humain, métaphoriquement, est également composé de subjectivité (la part de la nuit) et de désir d’objectivité (la part du jour) dont la distribution en chacun de nous est inégale selon un certain nombre de critères subjectifs et objectifs dont il est impossible de déterminer l’exacte influence. C’est, communément, la part du jour qui peut le mieux se partager, puisque basée sur le raisonnement et contrainte par l’organisation diurne et consensuelle des activités humaines.
Dans son expression la plus usitée, la nuit apparaît comme l’antimodèle du jour du fait du côté sombre qu’elle nous révèle et qui, dans sa symbolique, s’énonce principalement du côté du négatif [1]. Ajoutons à ce tableau, plutôt noir, la survalorisation de la clarté, de la rationalité qui permet de repérer les contours d’une pensée visant l’objectivité en omettant de noter ses appuis et ancrages subjectifs sans lesquels aucun savoir n’aurait pu advenir. En contrepoint, l’obscurité, qu’il faudrait voir à ne pas confondre avec l’obscurantisme, est la matrice d’un tout (nuit et jour) qui ne fait pas l’économie des mille et une surprises surgissant en permanence de la vie et perturbant le tableau rationnel stricto sensu. Non parce que la nuit serait le règne de l’irrationnel (même s’il y trouve souvent asile), mais parce que le silence qui l’habite laisse la pensée vagabonder, la garde ouverte, vivante. Cela permet de mieux distinguer ce qui est objectivable de ce qui l’est moins, mais qui cependant contribue à affirmer la complexité de toute chose et événement. À l’hôpital, elle rend l’écoute de l’autre plus facile, à l’abri du brouhaha et autres perturbations du jour.
La nébuleuse, de par sa nature, modifie les contours de nos perceptions et ce flou les questionne, permet des découvertes qui s’offrent à ceux qui affrontent la nuit, en eux et hors d’eux, en l’occurrence lorsqu’il s’agit de soigner. Les contenus qui s’y développent et modifient les comportements des soignants, quasiment à « l’insu de leur plein gré », n’ont cependant rien de mystérieux et chacun, s’il le voulait bien, pourrait y avoir accès. Encore faudrait-il qu’il reconnaisse officiellement la valeur de ces contenus. Or, c’est là que le bât blesse… L’hégémonie de la pensée médicale scientifique, diurne, renforcée par la mainmise du néomanagement sur l’organisation et les contenus du travail, ne considère que ce qui peut se compter, se prouver, voire, surtout, se marchandiser. Cette association malencontreuse a saboté par négligence et méconnaissance, voire bien pire, une part considérable des savoirs humains dont on a absolument besoin pour vivre et pour soigner. Si ces contenus ne font pas recette dans le milieu du soin, pas plus du côté des médecins que de l’administration, c’est qu’ils ne se prouvent pas… mais ils s’éprouvent. Or, l’éprouvé est le vilain petit canard qu’il faut soigneusement éviter de nommer au risque d’être renvoyé du côté des affects, ce qui invalide toute perspective d’observation rigoureuse du phénomène et, a fortiori, compromet son argumentation. L’inintelligence artificielle vient à point fournir l’outil adéquat pour dessaisir l’humain de ses atermoiements émotionnels et le contraindre à déshabiller chaque acte afin de pouvoir le glisser dans la case prévue à cet effet. Et comme ce qui ne se compte pas ne compte pas davantage pour l’institution prescriptrice, ne peuvent être validés par les algorithmes que les actes froids, sans considération de ce qui les entoure et leur donne sens pour les soignants comme pour les patients. Le savoir-être comme le savoir-faire, qui permettent que la relation soignante s’établisse, sont rejetés dans la nuit et avec eux disparaît cette part invisible du travail soignant que les infirmières (jour et nuit confondus) persistent cependant à énoncer comme étant leur « vrai » travail.
Ce n’est pas parce que nous sommes tous (ou presque) pourvus des mêmes organes que leur fonctionnement et notre ressenti de leur dysfonctionnement sont superposables ou reproductibles. La médecine, tout en progressant sur certains aspects techniques comme le montre en particulier la chirurgie, a oublié une partie essentielle de son champ qu’elle laisse à l’abandon et qui concerne précisément l’usage que chacun fait de sa vie, de son corps, de son bien ou mal-être et du sens qu’il leur accorde. Or, soigner reste prioritairement aider une personne à surmonter ce qui la perturbe, lui accorder l’attention dont elle a besoin pour cheminer dans ce trouble passager ou durable et ne se résume pas à rééquilibrer ses constantes, ses hormones, ni à réparer ses organes et leur fonctionnement physiologique.
Soigner, la nuit, c’est donner au sujet hospitalisé la première place face à l’organisation des soins et ce ne sont pas de vains mots. C’est le seul moment du nycthémère où l’institution passe après les besoins des personnes, où ce sont les priorités des patients qui vont donner son tempo à la nuit de travail du soignant. Lors du premier tour de soins, relativement routinier, les demandes particulières vont primer, chaque personne pouvant interpeller le soignant selon ses besoins. Le temps de la nuit, le colloque singulier instaure une atmosphère de confidentialité qui permet l’écoute de tout ce que les patients n’ont pas osé demander aux médecins, l’énoncé des petites questions anodines qui cachent de grandes inquiétudes et qui ont besoin d’une certaine intimité pour se dire. Le jour, les soignants laissent souvent filer ces moments, faute de temps, de tranquillité et surtout faute d’oser défendre ces aspects que la médecine méprise. Les arguments qui pourraient soutenir une meilleure prise en compte de la globalité du soin demandent du temps pour se développer et ce temps ne leur est pas donné. La multiplicité des intervenants dans une journée hospitalière, sans compter les visites des familles, permet que cette attention soutenue soit largement partagée et par conséquent pèse moins sur chacun. Or, ce qui n’a pas pu être dit le jour reste en suspens et les patients n’attendent qu’un signe de disponibilité du soignant de nuit pour enfin se libérer. Contrairement à leurs collègues de jour, les soignants de nuit sont moins soumis au taylorisme qui régit la journée hospitalière, ils ont moins de tâches routinières chronophages à gérer, pas de gestion des repas, de coordination avec les autres services et surtout beaucoup moins de sollicitations téléphoniques… Tout ce temps gagné au prix d’une diminution drastique des intervenants est consacré aux patients. Bien sûr, l’intimité ne suffit pas, il faut aussi que l’interlocuteur se donne le temps et la peine de les entendre… La première entrevue avec le soignant, alors que baisse la lumière, donne souvent le ton de ce que sera la nuit pour le patient. C’est là qu’il évaluera si une relation de confiance peut s’établir, si une opportunité de dialogue au-delà du « bonne nuit ! » se profile. S’il sent qu’il peut se reposer sur la personne qui veille sur sa santé et son bien-être, il peut dormir tranquille. Confronté à la disponibilité plus ou moins perceptible de son interlocuteur, le patient sait s’il pourra parler ou non et il s’inscrit dans cet espoir. Il suffit parfois d’un petit incident pour que tout déborde, une douleur qui persiste, une angoisse qui s’amplifie, une insomnie qui résiste et la maîtrise des émotions se fissure. Ce sont ces aspects du soin qui font de la nuit un cadre particulier, qui débordent les conventions implicites et explicites de l’organisation du travail. Ils échappent à toute prévision et obligent les soignants à s’engager plus personnellement auprès des patients, à faire face aux situations quoi qu’il leur en coûte. Il n’y a pas de protocole pour accompagner la peur, pas d’autre intervenant qui puisse prendre le relais face à l’agressivité que l’angoisse peut susciter, rien qui puisse permettre de botter en touche. La nuit est le temps du rapport à une certaine vérité à laquelle nul ne peut échapper, celle du patient venant parfois percuter de plein fouet celle du soignant. Les grands discours éthiques, les belles théories, la morale sont inopérants et chacun doit convoquer des trésors d’inventivité pour tenter de résoudre la crise lorsqu’elle survient. Autant dire qu’il vaut mieux la prévenir et que les soignants apprennent vite comment déjouer la plupart des pièges qui sont en toile de fond de la professionnalité nocturne. Même si la nuit se déroule sans incident majeur, le spectre de l’inimaginable rend les soignants attentifs à tout signe de dégradation de l’état de chaque patient et développe en chacun une vigilance que nul autre ne connait. Car la mort qui rôde et dont l’idée ne quitte jamais le soignant de nuit est sans pitié.
C’est là où le politique s’invite discrètement dans une résistance à la mise en équation que la nuit symbolise, car l’humain dans le soin, qu’il s’agisse de la plainte du patient ou de l’inquiétude du soignant, s’exprime d’autant plus fort qu’on s’éloigne de l’influence médicale, du regard des autres et du poids de l’institution. Loin du regard des managers et des collègues qui dorment, le poids du système s’estompe considérablement laissant au soignant l’usage d’un libre arbitre qui l’amène à exercer sa responsabilité en grande proximité avec le patient. La nuit autorise (voire contraint) le questionnement avant l’action, car c’est dans la confrontation à la solitude, dans la fréquentation réitérée de l’impuissance que le soignant est amené à faire face aux difficultés avec le patient et donc à entendre ce qui n’entre pas forcément dans la prescription strictement médicale. C’est paradoxalement lorsque rien n’est prévu que s’exerce la liberté/obligation de faire à partir du socle des savoirs construits et expérimentés. Ce sont ces moments qui sont les plus formateurs, encore faudrait-il qu’ils puissent être repris collectivement de façon à entreprendre leur légitimation consensuelle.
La nuit agit sur nous selon le statut qu’on lui accorde et la confiance qu’on se fait. Elle est le lieu de la pensée solitaire, de l’autoréférentialité, de l’usage de soi en rupture avec l’hétéroréférentialité du jour qui se manifeste par de multiples interactions soutenues par une sorte de gavage d’informations toutes plus urgentes les unes que les autres qui brouillent la conscience des priorités. L’on assiste en effet comme dans toutes les sphères de la société, à une échappée du réel qui ne fait plus recette puisque s’estompent les niveaux d’importance, d’analyse et par conséquent rend toute information aussi urgente que fugace. La nuit, moins de sollicitations laissent donc la place à une pensée spontanée, à une évaluation de l’urgence ou non à agir, à une responsabilité s’appuyant sur les savoirs théoriques, techniques, expérientiels incluant la prise en compte de la personnalité du patient face au choix thérapeutique qui se profile. Ce moment où chaque soignant est seul avec le patient et sommé d’agir au mieux de son intérêt construit cette professionnalité nocturne qui ajoute aux savoirs institués l’obligation de porter une attention exacerbée à cet autre dont le sort peut en dépendre. C’est ce que j’ai nommé, afin de le défendre contre l’aveuglement diurne et son « oubli » de ce qui fait l’autonomie forcée des soignants : le savoir de la nuit.
La désaffection actuelle des métiers du soin est l’aboutissement direct de cette disqualification des savoirs et pratiques soignants qui ne trouvent pas validation scientifique ni reconnaissance institutionnelle. C’est ce que les soignants doivent d’urgence retrouver si l’on veut que ces métiers indispensables à l’humanité se ressaisissent. La nuit est le lieu de leur conservation, une sorte de « réserve » en passe de s’éteindre.
Anne Perraut- Soliveres est l’auteure de Infirmières, le savoir de la nuit (Presses universitaires de France, 2001).
[1] G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1969.
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