Soins infirmiers et de kinésithérapie, soins d’hygiène. Entretien, courses, lessive et repas... Jusqu’à quand maintenir chez elles les personnes en perte d’autonomie ? Et quel est l’impact pour les prestataires de travailler au domicile des patients et des bénéficiaires ?
Nos patients ressentent beaucoup de peurs, souvent irrationnelles, de partir en maison de repos qu’ils perçoivent encore régulièrement comme un « mouroir ».
Nos prestations ne sont donc pas vues comme intrusives puisque nous venons les aider à rester chez eux le plus longtemps possible. Une aide-soignante qui a d’abord travaillé en maison de repos l’affirme : elle préfère son travail à domicile malgré les conditions parfois difficiles, « car elle voit ses patients plus heureux ». Pour nombre de prestataires, « mieux vaut mourir chez soi qu’à l’hôpital ». La solitude qui peut être ressentie à la maison est comblée par les prestations d’aide et de soins.
Il peut certes y avoir quelques réticences chez les nouveaux patients, des premières visites marquées d’une certaine pudeur de voir un inconnu entrer dans son quotidien. Ces réticences sont aussi liées à un déni de la dépendance qui s’installe. Une patiente ravie de rentrer chez elle après une hospitalisation se rend compte qu’elle ne sait plus faire son lit ni tirer son caddie pour faire ses courses… Être soudain confronté à ses limites, aux obstacles liés à la vieillesse est mal perçu. Certains patients refusent l’aide également par méconnaissance des frais qu’elle engendre. Ce sentiment semble exacerbé chez ceux pour qui de nombreux soins et services doivent être mis en place. Le va-et-vient des prestataires à la maison ressemble aux allers-retours du personnel soignant de l’hôpital et le bénéficiaire peut se sentir dépossédé de sa propre autonomie et de sa propre liberté au sein même de son cocon. Il ne sent plus maître chez lui.
Nonobstant ces réticences, certaines personnes aiment ouvrir leur porte et dévoiler leur intimité, partager leur quotidien et rompre leur solitude. Les prestataires sont parfois sollicités pour dépasser leurs attributions pour leurs patients : une aide familiale raconte qu’elle s’est improvisée coiffeuse !
Parfois, le logement trahit le désordre intérieur, et l’intrusion d’un étranger peut être perçue comme envahissante pour les personnes paranoïaques ou atteintes du syndrome de Diogène. « Le logement en dit beaucoup sur le profil d’un patient », résume un infirmier.
Le travail à domicile réclame une forte capacité d’adaptation. À l’inverse d’une institution hospitalière ou d’une maison de repos, c’est l’aidant qui s’adapte au bénéficiaire, à ses conditions de vie, et non le bénéficiaire qui s’adapte à l’institution et à ses règles. « On entre chez les gens, les personnes sont chez elles et on n’a pas toujours notre mot à dire même si nous sommes des professionnels et qu’on vient pour faire notre travail. Nous sommes parfois un peu à leur merci », témoigne une aide familiale. C’est lié au caractère humain et donc profondément multiple de ce métier : « On ne travaille pas avec des machines. Il y a des jours où les gens sont de mauvaise humeur, comme nous ! » Au fil du temps un lien de confiance se crée.
Malgré la flexibilité dont font preuve les prestataires à domicile, des obstacles viennent fréquemment compliquer leur tâche. La précarité dans laquelle vivent certains patients : les infirmiers ne trouvent pas le matériel médical de base pour réaliser des soins, parce que la personne ne veut ou ne peut pas dépenser l’argent nécessaire. Il manque du linge pour changer les lits. Il n’y a pas de barre d’appui dans la salle de bains, pas de rehausseur de toilettes et pas toujours la possibilité de les installer. Louer un lit médical, même avec l’intervention de la mutuelle, est trop cher. Certains patients n’ont pas de chauffage en hiver. D’autres, sans-papiers notamment, sous-louent à des prix exorbitants une cave ou une chambre sans fenêtre qu’ils partagent avec d’autres. Et ils ne veulent rien changer pour ne rien perdre...
Il y a l’insalubrité et le manque d’hygiène, avec, dans les deux cas, de mauvaises odeurs. Elles sont difficiles à endurer pour les prestataires, notamment les aides familiales qui restent plus de deux heures chez des patients qui n’aèrent jamais leur logement. Une infirmière a reconnu son incapacité à soigner un ulcère à la jambe d’une patiente qui laissait ses chiens faire leurs besoins à l’intérieur… Il y a aussi des logements qui ne permettent pas les soins, où le soignant risque de se blesser lui-même. Un infirmier relate le cas d’un enfant infirme. Rien dans le logement n’avait été ou pu être adapté pour le prendre en charge : logement étroit, lit bas, sanitaires à l’étage… Les conditions de vie sont difficiles, les conditions de travail également.
Au domicile, les relations intrafamiliales ou avec l’environnement peuvent être toxiques, que ce soit de la part de la famille envers le patient, ou du patient envers sa famille ou ses aidants proches. Des personnes abusent de leur parent vieillissant ou en profitent pour régler leurs comptes, au propre comme au figuré. La structure d’une maison de repos permet parfois de mettre de la distance par rapport à ces influences néfastes. À domicile, les prestataires de soins et services doivent faire avec.
Enfin, pour certains patients, le domicile peut littéralement devenir une prison : dans des immeubles sans ascenseur ou dont l’ascenseur est en panne, ils se retrouvent confinés. Il y a aussi les cas de personnes grabataires ou alitées la plupart du temps, celles qui ne savent plus se lever seules... Des situations difficiles à vivre pour les personnes isolées socialement, sans famille. Mais le sentiment de liberté, même si cette liberté est relative, est souvent mis en avant. La maison de repos est vue comme une structure où tout est régulé : horaires des repas, activités, visites… et où tout devient une question de procédures.
Malgré les difficultés inhérentes au travail à domicile, il s’y développe une relation différente avec les patients, des relations sincères, plus concrètes. « Quand on va tous les jours chez la même personne, on fait partie de sa famille, et elle de la nôtre ». Des liens se tissent avec son entourage. Et même si certains patients « ne sont pas faciles », les prestataires ont le sentiment d’accomplir un travail valorisant. « Même une toilette, c’est noble », dit une aide-soignante. Ils apportent du bien-être en sonnant à la porte, ils se sentent « comme un médicament ». Leurs difficultés tiennent plus au fait de devoir prendre du recul par rapport à leur propre situation. Chacun pose ses propres limites devant des questions trop personnelles, des remarques trop familières ou désobligeantes des patients… Mais s’il y a beaucoup à supporter pour les prestataires, le sentiment de complétude de leur travail à domicile l’emporte largement : « On apporte du bien aux gens. »
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...