Avec l’histoire d’une famille, Michel Roland illustre l’insuffisance de la seule dimension biomédicale pour la pratique d’une médecine générale de qualité aujourd’hui. Il importe de prendre en compte non seulement les évolutions sociales, politiques et scientifiques dans lesquelles cette pratique doit s’intégrer, mais aussi de développer les outils nécessaires pour qu’elle puisse se déployer dans la dimension psychodynamique et dans les dimensions collectives qui déterminent la santé. Pour un « projet de reconstruction d’une médecine générale de qualité, capable de répondre aux nouveaux questionnements sociaux et sanitaires, et qui constituera enfin, avec les autres professions des soins primaires et de première ligne, la base de la pyramide des soins dans un système de santé cohérent, efficient, accessible et équitable ».
Cet article est basé sur l’introduction de la thèse de Michel Roland « Des outils conceptuels et méthodologiques pour la médecine générale » présentée en mars 2006 en vue de l’obtention du titre de docteur en sciences de la santé publique.
C’est une famille d’origine maghrébine que je connais depuis plus de 30 ans. Le père, M. Abdeslam, suivi peu après par son épouse Amina est arrivé en Belgique à la fin des années 60 pour des raisons économiques et politiques (opposition à Hassan II). Il participe activement au Rassemblement démocratique marocain (RDM), organisation de formation politique, d’éducation permanente et de défense du statut de la femme. La maison médicale Norman Béthune, où je travaille à ce moment, noue de nombreuses collaborations avec le RDM dans le domaine de la santé communautaire : alphabétisation, éducation sanitaire etc. Abdeslam travaille dur dans le bâtiment, heures déclarées et heures supplémentaires en noir. Il est épuisé, mais ne veut pas arrêter son travail militant. Gros fumeur, sa toux chronique s’aggrave et dans les années 80 il meurt à son domicile d’un cancer pulmonaire, entouré de ses enfants et de sa femme. Les derniers mois, je passais le voir au moins deux fois par semaine, les infirmières deux fois par jour, même les accueillants venaient régulièrement lui dire bonjour. Sa maison avait été aménagée sur les conseils de l’assistante sociale. A l’hôpital, il avait éveillé grand intérêt en raison d’une faiblesse des membres inférieurs, étiquetée syndrome myasthénique de Lambert-Eaton.
Son décès modifie totalement la dynamique familiale. Mme Amina est perdue, ses enfants prennent des initiatives qu’elle ne comprend pas mais elle reste la mère, toutes les décisions familiales doivent obtenir sa caution. Sa maison rassemble toujours des multitudes d’enfants à garder. Mme Amina a beaucoup grossi, elle présente un diabète, une hypertension artérielle, une hypertriglycéridémie, une obésité majeure. Elle participe aux ateliers cuisine et aux promenades organisées par le « réseau santé diabète » (un réseau communautaire de promotion de la santé centré sur le diabète, dont ma maison médicale actuelle Santé Plurielle fait partie), elle fait régulièrement ses contrôles médicaux et m’assure qu’elle prend bien ses médicaments. Elle ne rate plus qu’une consultation sur deux, toujours par la faute de ses filles qui doivent l’accompagner et ne sont jamais à l’heure. Malgré tout cela, Mme Amina ne maigrit pas, son Hémoglobine glycosylée ou glyquée (HbA1C) continue à dépasser 10 (ce qui signifie un contrôle insuffisant de son diabète) et son risque cardio-vasculaire très élevé se manifestera tôt ou tard par un événement coronaire aigu, sans doute mortel.
Sa famille se compose de 10 enfants, 7 filles et 3 fils.
Abderrahman, le fils aîné né en 1958, de toujours le préféré, s’est marié avec Touria et le couple a 4 enfants. Ils ont toujours habité à l’étage supérieur de la maison familiale et doivent, à terme selon les plans de la mère, en reprendre l’occupation. Néanmoins, Touria vit mal la cohabitation avec sa belle-mère, qui interfère sans cesse, prend en charge l’éducation de ses enfants, donne des ordres à son mari. Aidée par sa famille, elle convainc son mari d’acheter leur propre maison. Celui-ci s’y résout difficilement, torturé entre deux loyautés : à sa mère ou à son épouse. La seule solution possible pour lui est alors, au sortir de la signature de l’acte de vente chez le notaire, de tuer sa femme d’une balle du pistolet acheté la veille, et de se constituer prisonnier, tout en proférant des menaces envers sa belle-famille. Les 4 enfants vont rester dans « la » maison et sont élevés par leur grand-mère et leurs tantes. Ce sont des enfants silencieux, jamais malades, qu’on maintient dans le secret de leur histoire familiale en disant que leurs parents sont en voyage, secret qu’ils mettent évidemment à jour. Sorti de prison il y a quelques années, Abderrahman est interdit de présence autour de la maison de ses anciens beaux-parents. Il s’installe à Ninove chez sa sœur Naïma, où il voit rarement sa mère et ses enfants.
La seconde, née en 1959, Naïma la rebelle, résolument non musulmane, féministe, quitte très tôt la maison familiale, pour se retrouver, après un parcours sinueux, dans une maison communautaire où sa beauté et son aspect exotique la font aimer plus que de raison. Expériences sexuelles à risque, passage dans l’alcool et la drogue, puis retour à la maison, en totale contrition lors de la maladie et de la mort de son père. Elle a 5 enfants avec Abdelhakim, électricien, enfoncé dans sa religion, qui ne comprend pas son épouse qui, en retour, ne l’estime pas beaucoup et ne lui parle de rien. Tous les enfants ont de gros problèmes scolaires, aggravés par le fait que la famille s’est installée à Ninove où les maisons sont moins chères et où ils vont à l’école en flamand. Deux d’entre eux sont asthmatiques, un autre vient de faire 2 mois de prison pour détention et vente de cannabis.
Saada (née en 1961), la suivante, s’est mariée avec Abdelkader et ils ont 3 enfants. Abdelkader a déjà été condamné pour plusieurs vols avec violence. Ce n’est pas un bon mari et, après avoir purgé une condamnation pour inceste et pédophilie, il ne peut plus approcher la maison familiale. Les enfants ne vont pas bien. Il y a quelques années, Saada vient me voir pour une tumeur du sein. Pendant plus d’un an, à chaque consultation, je palpe la masse qui grossit doucement, je lui parle de la nécessité de se soigner, lui explique le diagnostic probable, les possibilités de traitement, le pronostic. Finalement, la mammographie et la biopsie sont réalisées mais il faut encore plusieurs semaines pour entamer le traitement. Après la chirurgie, la radiothérapie est menée jusqu’au bout, mais la chimiothérapie est arrêtée après 3 cures, et l’hormonothérapie n’est suivie que très irrégulièrement. A ce jour, Saada va bien, et ne présente aucun signe de récidive. Elle aussi est retournée plusieurs fois, pour des périodes plus ou moins longues, dans la maison familiale.
Meryem, 4e enfant et 3e fille, est née en 1962. Elle ne s’est mariée qu’il y a peu. Aide familiale, toujours au travail, d’un caractère discret et avenant, elle a été désignée de fait comme celle qui devait épauler sa mère pour s’occuper des enfants de ses frères et sœurs (dans les années 2000, il y en avait 10 à la maison). Régulièrement, elle présente des cervicalgies et des lombalgies, mais refuse les incapacités de travail que je propose parce que son travail est le seul élément véritablement gratifiant de sa vie. En 2001 elle « craque » : dépression, tentative de suicide. Elle voit un psychologue et décide enfin à penser à elle. Elle sort progressivement de son statut de puéricultrice à tout faire, et m’annonce fièrement en 2001 qu’elle vient d’avoir son premier rapport sexuel, et que je peux lui faire son dépistage. Elle se marie en 2002 avec Mohamed, déménage et veut des enfants à elle mais a déjà présenté deux fausses couches à ce jour.
Rabia (née en 1963) est gravement handicapée mentale et n’a fréquenté que des écoles spéciales dans lesquelles elle ne s’est jamais adaptée : bavarde, désordonnée, bruyante, elle rend impossible la vie de ceux qui la côtoient. Elle a toujours vécu avec ses parents puis avec sa mère et, par sa présence constante et ses comportements, ajoute de la tension dans une maison qui n’en a vraiment pas besoin.
Larbi (né en 1966) a vite pris ses distances avec la famille et n’est pas apprécié par sa mère. Il est, par contre, le préféré de ses sœurs. Il a quitté la maison précocement, s’est marié avec Catherine, belge d’origine, avec qui il a un fils, se marie une deuxième fois avec Mireille dont il aura un fils et une troisième fois avec Sarah (naissance d’une fille en 2000).
Janat (née en 1967) a épousé Abdelhak, grand travailleur dans le bâtiment mais qui ne s’occupe en rien de son ménage ou de sa famille. Janat a toujours eu de nombreux problèmes de santé, souvent atypiques, et 3 graves accidents de roulage avec commotion cérébrale à chaque fois. En 1995, naît un garçon et en 1997 des jumelles. Janat, devant s’occuper seule de ses enfants, est épuisée. De temps en temps, elle les dépose chez sa mère à contrecœur, mais la situation se dégrade. Finalement, avec l’aide de l’Office nationale de l’enfance, les enfants sont placés provisoirement en maison d’accueil. En 2001, Janat se brûle gravement et est hospitalisée longtemps à l’hôpital militaire. Le résultat fonctionnel des traitements est bon, mais catastrophique sur le plan esthétique (cicatrices chéloïdes, rétractions), ce qu’elle mettra des années à accepter. Elle est venue il y a peu me parler d’une éventuelle quatrième grossesse.
Ali, né en 1968, a fait de longues années de prison pour comportements délinquants graves et toxicomanie. Je l’ai vu souvent, pour diverses raisons médicales, psychologiques et comportementales, et notamment pour un suivi à la méthadone. Il vient de terminer sa détention, totalement changé, très attaché au Coran, et voulant mener une vie de bon musulman. Il ne boit plus, ne fume plus, ne consomme plus aucun produit, s’est marié et parle d’enfants. Il faudra malheureusement prendre en charge l’hépatite C contractée pendant ses années de poudre. Sa maman est très fière de lui.
Nadia, née en 1971, s’est mariée avec Abdeslam, mariage dont sont nés 4 enfants. L’ainée, probablement hyperkinétique, bénéficie d’un suivi spécialisé et est sous RilatineÒ. Pour sa famille, elle est « anormale ». Abdeslam est violent, il boit trop et exige ordre et silence dans sa maison quand il rentre du travail. Les tensions conjugales augmentent et en 1999, Nadia retourne chez sa mère alors que les enfants sont placés transitoirement. Entretemps, Abdeslam a ouvert une épicerie, dans laquelle tout l’argent disponible, et plus, est investi, et qu’il doit fermer après 2 ans, en faillite et criblé de dettes. Le couple retourne au Maroc, mais Nadia se rend compte que son mari est marié là-bas, qu’il a des enfants, un commerce et une maison qu’elle décrit comme somptueuse. La situation en Belgique n’est pas étrangère à celle du Maroc. Elle rentre seule à Bruxelles, obtient le divorce et retourne chez sa mère avant de se réinstaller seule avec ses enfants.
Hinda, la petite dernière née en 1976, n’a pas beaucoup de place dans la famille et n’a jamais pu disposer seule de sa propre petite chambre, ce qu’elle voudrait par dessus tout. Elle ne se plaint jamais, n’est jamais malade, et réussit brillamment à l’école. A 14 ans, à l’occasion d’un examen banal, elle retire d’un geste brusque une perruque que je n’imaginais pas et dévoile un crâne chauve : une pelade décalvante totale depuis l’âge de 6 ans dont personne ne m’avait jamais parlé. Hinda a réussi des études d’infirmière et travaille dans un hôpital gériatrique. Mariée, elle ne désire pas d’enfant dans l’immédiat. Pas un de ses cheveux n’a repoussé.
J’ai vu les membres de cette famille, ensemble ou séparément, plus de 1000 fois en plus de 30 ans ! J’ai donc été inclus, d’abord inconsciemment, dans son système de fonctionnement, danger potentiel mais aussi reconnaissance d’identité de leur part et d’efficacité de la mienne, porte ouverte sur un dialogue donc une relation possible. Il m’a semblé logique d’utiliser cette appartenance systémique, aux dimensions culturelles évidentes, pour proposer des entretiens familiaux menés par un collègue ethnopsychiatre et auxquels j’assisterais en tant qu’élément du système. Le projet s’est arrêté dès la troisième séance, Amina, la maman, faisant semblant de ne pas comprendre le français et disant en arabe à ses enfants ce qu’ils devaient répondre.
Quelques années auparavant, bien avant la connaissance des inhibiteurs de la pompe à protons et de l’Helicobater pylori [1], j’avais vécu un autre épisode « ethnopsychiatrique » avec cette famille : des ulcères duodénaux récurrents chez plusieurs des enfants, objectivés par gastroscopie. Les traitements de l’époque guérissaient les poussées ulcéreuses, mais les symptômes réapparaissaient obstinément. Un jour, une des filles lâcha le morceau : lors d’un séjour au Maroc, la famille d’origine, jalouse du statut privilégié des migrants qu’on appelle « les belges », leur avait jeté un sort punitif au travers de la nourriture, et c’était l’explication de l’impossibilité de guérir définitivement les ulcères. Ayant dans mon réseau de référence des personnes ressources de la communauté marocaine, je leur conseillai de consulter un bon fkih. Etonnés qu’un médecin belge ait l’air de comprendre ce genre de problèmes, ils me dirent qu’ils avaient déjà fait cette démarche, mais que la majorité des fkihs en Belgique n’est pas fiable, la preuve étant qu’ils demandent trop d’argent. Par contre, moi, avec ma médecine et la confiance qu’ils me portaient, je pouvais certainement faire quelque chose. Après énormément de réflexions et de discussions avec mes collègues, je décidai alors d’entrer dans la peau du chaman que tant de patients croient que nous sommes, et que nous sommes sans doute souvent tout en nous en défendant violemment au nom de la science et de l’éthique. Cette démarche ne peut sûrement pas être prônée systématiquement, doit rester un dernier recours, se faire après concertation et dans le seul intérêt du patient. J’étais conscient de ces réserves, et ne me sentais vraiment pas à l’aise en prescrivant mon traitement : que tous les malades prennent en même temps une dose de sirop d’ipéca pour que, en vomissant, le mal s’en aille par en haut, puis une dose d’huile de paraffine qui éliminera le reste du mal par en bas avec des diarrhées. Je n’ai jamais publié cette approche thérapeutique de l’ulcère duodénal, néanmoins efficace à 100% dans une série de 6 cas concomitants en médecine de famille.
Ce cas exemplatif démontre, s’il en était besoin, la coexistence de diverses dimensions dans une médecine générale de qualité, notamment son insertion basique dans les soins primaires et la santé communautaire. Ces dimensions sont aujourd’hui reconnues et enseignées. Schématiquement, on peut les répartir dans les cases d’une matrice mise en forme par Monique Van Dormael. La première case correspond à l’axe du patient individu dans ses aspects objectifs : il s’agit de la biomédecine, base de tout notre enseignement de la clinique somatique ; la seconde concerne le même patient dans ses aspects subjectifs et constitue la psychodynamique, le contenu et le maintien la relation thérapeutique ; la troisième case rassemble les aspects objectifs d’un ensemble de patients d’une population globale ou d’une sous-population cible (les diabétiques, les fumeurs, etc.) et est abordée par l’épidémiologie, la santé publique, les statistiques ; la quatrième case s’organise autour des aspects subjectifs et collectifs, comme l’anthropologie, l’ethnomédecine, la sociologie, la systémique, etc.
Mais que serait un médecin aux compétences absolues et parfaites, « nu » face à un patient ou à un groupe de patients, « nu » s’entendant dans le sens totalement démuni et sans aucun outil ? Tout au plus pourrait-il induire et peut-être partiellement gérer une relation de confiance, mais qui, en dehors du contexte psychothérapeutique qui n’est absolument pas celui de la médecine générale, se heurterait vite à une relative vacuité. Car les outils sont multiples : conceptuels et théoriques, concrets et pragmatiques. Par rapport à la médecine générale et au système de santé que j’ai vécus comme enfant dans mon village il y a plus de 50 ans, ou à ma sortie de l’université il y en a plus de 30 quand j’ai fait la connaissance de la famille M., les changements ont été nombreux, témoignant de l’évolution sociale, politique et scientifique :
Les outils du généraliste ont donc dû, souvent difficilement, s’adapter à ces profonds changements ; d’autant plus difficilement que les outils ne concernent pas seulement une pratique théorique décrite dans des écrits de référence, mais surtout des éléments structurels et procéduraux qui peuvent et risquent de remettre fondamentalement en question des modèles, des pratiques, des concepts, des habitudes assimilés donc vécus dans le quotidien comme intrinsèques, évidents, invariants, et qui constituent souvent la base de l’identité professionnelle. La définition et l’élaboration de nouveaux outils, le développement et la précision d’autres plus anciens, sont donc indispensables à la réalisation du grand et nécessaire projet de reconstruction d’une médecine générale de qualité, capable de répondre aux nouveaux questionnements sociaux et sanitaires, et qui constituera enfin, avec les autres professions des soins primaires et de première ligne, la base de la pyramide des soins dans un système de santé cohérent, efficient, accessible et équitable.
[1] Inhibiteurs de la pompe à protons : médicaments inhibant la production d’acide par l’estomac et efficaces dans le traitement des ulcères de l’estomac et du duodenum. Helicobacter Pylori : microbe incriminé dans la genèse et la récidive de nombreux ulcères gastro-duodénaux. A l’époque on ignorait ce rôle et faute de traiter le microbe, on assistait à de fréquentes récidives d’ulcères.
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