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Les maisons médicales sous la loupe de la sociologie de la santé


1er octobre 2013, Vincent Lorant

sociologue, Institut de recherche santé et société, Université catholique de Louvain (UCL).

Les maisons médicales sont un petit segment de l’offre de soins de santé primaires en Belgique. Un petit segment, mais qui s’est bien développé au cours de la dernière décennie et qui apparait comme un modèle à plusieurs égards. Vincent Lorant épingle ici trois enjeux pour les soins de santé primaires et pour les maisons médicales en particulier [1].

Ce texte se fonde sur la littérature de sociologie de la santé et sur les recherches menées à l’Institut santé et société de l’université catholique de Louvain (www.uclouvain.be/irss) : un rapport réalisé pour le centre d’expertise - KCE à propos de la médecine générale (rapport 90B), divers travaux sur les professions, sur les inégalités ethniques de santé et des travaux dans le domaine de la santé mentale.

Le premier enjeu pour les soins de santé primaires touche aux frontières de la médecine et des soins. Les soignants définissent souvent leur travail à partir de la maladie. Soit une définition négative de la santé. C’est cette approche négative qui est au coeur de la formation des médecins et d’autres soignants et paramédicaux. Elle pose trois problèmes : elle suggère que la majorité de la population sans maladie (entre 80 et 70 %) a une santé identique ; elle concentre le travail des soignants sur les personnes âgées ; et enfin, elle est peu utile pour les malades chroniques (soit 28 % de la population résidente), dont le problème n’est pas de guérir mais plutôt de contrôler les conséquences de la maladie.

Santé globale et multifactorielle

Or la santé est multidimensionnelle. Cela fait plusieurs décennies que l’on s’en aperçoit, notamment depuis la classification internationale sur le fonctionnement et les incapacités (ICF) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La santé inclut non seulement l’absence de maladie, mais également le fonctionnement, les activités, les rôles sociaux et la perception subjective de santé. L’approche ICF permet aussi de prendre en compte les ressources et les barrières du patient, tant pour sa santé que pour sa participation à des activités et à la vie en société. L’accent sur la maladie privilégie aussi une approche sur les conséquences plutôt que sur les causes. Une autre approche, celle des déterminants sociaux de santé proposée en 2008 par la Commission OMS, met en évidence les différents types de facteurs qui influent sur la santé, cela à différents niveaux (voir figure 1) et les types d’intervention qui peuvent y répondre. Les maisons médicales ont un large spectre d’actions, qui agissent aux différents niveaux du modèle des déterminants de la santé : activités cliniques (niveau 4), santé communautaire (niveaux 2 et 3), lobbying politique (niveau 1), localisation géographique dans des quartiers plus vulnérables (niveau 3), participation à des programmes communs visant la réintégration sociale des malades (niveau 5).

Cinq types de facteurs qui déterminent la santé

• Niveau 1 : contexte et positions socioéconomiques. La santé peut être influencée par les politiques macroéconomiques, les politiques sociales et autres politiques publiques (éducation, environnement).

• Niveau 2 : ce niveau concerne les risques matériels, psychosociaux et comportementaux pour la santé (ressources, comportements à risque, expositions défavorables) et reprend les interventions visant à réduire les inégalités qui y sont liées : promotion de la santé, éducation à la santé, prévention primaire-secondaire, promotion des environnements favorables à la santé.

• Niveau 3 : certains groupes à risque présentent des vulnérabilités demandant des approches plus ciblées : les enfants, les femmes, les personnes âgées, les minorités ethniques, les malades mentaux, etc.

• Niveau 4 : les soins de santé, et toutes les interventions permettant d’améliorer leur accessibilité et leurs résultats.

• Niveau 5 : toutes les interventions permettant de réduire les conséquences négatives (invalidités, incapacités, handicaps) des maladies. Entre autres : l’intégration sociale, la lutte contre la stigmatisation ou l’exclusion sociale des personnes malades.

Une des difficultés induites par ce modèle touche aux compétences requises pour agir à ces différents niveaux. Des compétences que les cliniciens n’ont pas toujours : santé publique, coordination, réhabilitation sociale... Un risque, réel, est de voir ces professionnels de la santé se lancer dans de l’ingénierie sociale ou de la santé publique, alors que ce n’est pas leur métier. A terme, ils pourraient se décourager. Autre risque : la potentielle transformation des enjeux sociaux en termes médicaux. Car la frontière entre une vision globale de la santé et une médicalisation des problèmes sociaux est ténue. Augmentation de demandes certificats médicaux, augmentation de prescriptions de certaines molécules, dépistage croissant du déficit de l’attention... autant de situations où la médicalisation de la souffrance sociale peut prendre le pas sur une approche globale de la santé.

Patient-soignant : une relation en mutation

Le deuxième enjeu touche aux relations entre les professionnels de la santé et les patients. Plusieurs facteurs influencent l’évolution de cette relation : l’augmentation de la prévalence de maladies chroniques, la diversification de l’origine ethnique des patients, et l’évolution du cadre légal (législation sur les droits du patients). La proportion de la population souffrant de limitations fonctionnelles permanentes liées à une maladie chronique de longue durée est passée de 8,2 % en 1997 à 9,4 % en 2008. Cette proportion est passée de 24,8 à 25,9 % chez les 65 ans et plus. La relation patient-soignant s’en trouve modifiée : elle s’inscrit davantage dans la durée et les considérations de qualité de vie dominent de plus en plus le colloque singulier. Pour le malade chronique, l’enjeu des soins est plutôt de maintenir son identité et sa participation sociale plutôt que de guérir (Bury, 1982). Dans ce cadre, la question de l’observance au traitement devient un sujet de controverse régulier de l’interaction patientmédecin avec une obligation d’ajustement permanent et tous les risques qui y sont attachés : découragement, perte de confiance, sentiment d’impuissance et malentendus. Dans ce contexte, le financement au forfait n’est pas nécessairement positif, la littérature suggère que le financement à l’acte ou le financement mixte (forfait + supplément) sont plus appropriés (Robinson, 2001). Les rechutes sont fréquentes, la complexité du profil clinique demande un suivi fréquent mais peu prévisible, les problèmes de médication sont fréquents et sources de tension entre médecins et patients. Il pourrait être tentant pour les maisons médicales de référer rapidement ce type de patients vers les soins de spécialité lorsqu’elles sont confrontées à des situations pour lesquelles le forfait ne couvre pas les frais réels. Des financements complémentaires ou des financements liés à la performance sont d’ailleurs d’application en Grande-Bretagne ou en France. Au-delà de la question du financement, la prise en charge de la maladie chronique demande plus particulièrement un modèle de relation centré sur le patient. Dans le modèle bio-psycho-social, les préoccupations du patient et l’évaluation de son contexte psycho-social doivent prendre plus de place. Une des manières d’être sincère avec ce modèle (en théorie celui qui est enseigné dans les facultés de médecine), consiste à être attentif à la distribution du pouvoir entre patients et prestataires (voir tableau 1) : mettre en place des procédures favorisant l’écoute du patient, son autonomie, sa propre prise en charge de sa santé. Enfin, les relations entre les patients et les professionnels de la santé dépendent du type de patient. Les maisons médicales accueillent, du fait de leur localisation géographique et de leur modalité de tarification, un public culturellement plus hétérogène. Le projet COMETH (voir tableau 2) indique que les maisons médicales sont fréquemment confrontées à des situations interculturelles délicates. En comparaison avec les hôpitaux, elles sont plus souvent confrontées à des difficultés linguistiques, administratives et sociales. Un défi important, auquel les maisons médicales devront faire face de manière croissante.

Tableau 1. Indicateurs de pouvoir positif et de pouvoir négatif des patients.

Indicateurs du pouvoir positif des patients Indicateurs du pouvoir négatif des patients
• Les patients sont écoutés.

• Les patients ne sont pas interrompus.

• Les propos et les questions du patient sont accueillis.

• Le patient est encouragé à se poser des questions, à donner son opinion.

• Les apports du patient sont pris au sérieux.

• Les demandes d’information des patients sont prises au sérieux.

• Les professionnels sont non-défensifs.

• Les professionnels sont orientés vers les besoins/demandes du patient.
• Les professionnels justifient leur position.

• Ils interrompent le patient.

• Ils parlent plus que le patient.

• Ils changent de sujet.

• Ils ne répondent pas aux préoccupations du patient.

• Ils donnent des réponses inappropriées ou trop vagues.

• Ils se réfèrent à la réglementation pour justifier leurs actions.

• Ils enterrent certains sujets.

• Ils minimisent les préoccupations du patient.

• Ils font des promesses irréalistes ou renvoient certains sujets aux calendes grecques.

• Ils incriminent l’organisation des soins ou les institutions partenaires.

Source Spath 2008

Tableau 2 : Fréquence des situations de soins impliquant une difficulté interculturelle dans les maisons médicales, projet COMETH, 2012.

Fréquence de la situation (%) maisons médicales
Situations de soins %
Méconnaissance de la langue par le patient 58
Méconnaissance du système de santé par le patient 54
Statut socioéconomique plus précaire 53
Procédures administratives supplémentaires 54
Méconnaissance de la culture du patient par les soignants 49
Refus de soins par le patient à cause du genre du soignant 49

Source : Dauvrin et Lorant, projet COMETH, 2013.

Multidisciplinarité et travail en réseau

Le troisième enjeu que nous voulons épingler est celui de la multidisciplinarité et du travail en réseau. Un sujet très en vogue, qui part du postulat qu’une approche multidisciplinaire offre une solution plus optimale qu’une approche monodisciplinaire ou que des approches disciplinaires séparées. Les maisons médicales sont particulièrement concernées par cet enjeu : elles sont souvent le premier point de contact des patients et jouent un rôle essentiel dans leurs parcours ultérieurs ; elles regroupent les fonctions médicale, infirmière, kinésithérapeute, et parfois les fonctions sociale et de santé communautaire. Elles sont aussi plus souvent sollicitées par des grands programmes comme les Services intégrés de soins à domicile (SISD), les projets thérapeutiques, les projets protocole 3 ou les projets 107. Mais la multidisciplinarité et le travail en réseau ne sont pas des repas gratuits : consommateurs de temps, ils peuvent produire des résultats décevants. Les travaux sur les réseaux de soins (Glasby and Dickinson, 2009 ; Leutz, 1999 ; Nicaise, 2013) ont suggéré que la multidisciplinarité et les approches de réseaux doivent être prudentes. A ce titre, je voudrais mettre en avant deux principes, suggérés par Leutz (1999) : Il n’est pas possible d’intégrer tous les services pour tous les patients. Il est possible d’intégrer certains services pour tous les patients ou d’intégrer tous les services pour certains patients. Les maisons médicales correspondent à la première situation : certains services sont intégrés pour leur patientèle. Tandis que les projets 107 dans le domaine de la santé mentale correspondent au second modèle.

L’intégration coûte avant de rapporter.

L’intégration est en général sollicitée par les pouvoirs publics ou les financeurs : sensibles à la fragmentation des soins, ils sont redevables à la population de l’utilisation des ressources publiques et sont concernés par les effets à long terme. De leur côté, les professionnels voient souvent l’intégration comme une charge supplémentaire, peu utile à l’exercice de leur profession et, surtout, venant restreindre leur marge de manoeuvre. Il y a donc souvent une tension entre la demande d’intégration venant des pouvoirs publics et la perspective plus clinique des professionnels. L’intégration requiert le partage d’objectifs communs et d’outils de communication entre professionnels (D’Amour, 2008), ce qui ne va pas toujours de soi. Car chacun a sa propre perspective sur le patient, sa maladie et son entourage. D’où l’importance de la confiance entre les différents acteurs, et de leur partage de valeurs communes. La maison médicale est un modèle multidisciplinaire qui marche relativement bien pour une patientèle généraliste. Il serait sans doute sous tension dans le cas d’une patientèle très spécifique demandant une intégration plus large ; à l’inverse, il ne convient sans doute pas à une patientèle dont l’autonomie est suffisante pour réaliser l’intégration par elle-même.

Avec sa sixième réforme institutionnelle, la Belgique est à l’aube d’une transformation de son système de santé qui débouchera, grosso modo, sur une régionalisation des soins de santé primaires, de santé mentale et des soins aux personnes âgées. C’est une opportunité pour réfléchir sur la meilleure manière de mettre en place une offre intégrée des soins de santé primaires. Les maisons médicales sont les premières, dans le paysage de l’ambulatoire, à connaître l’unicité du payeur. Il serait possible d’imaginer que ces structures puissent à l’avenir intégrer d’autres fonctions, telles que des services de santé mentale, des centres de jour et de réhabilitation ou encore des soins et services à domicile...


Références

Bury M., « Chronic illness as biographical disruption », in Sociol.Health Illn. 4 (2), 167- 182, 1982.

D’Amour D., A model and typology of collaboration between professionals in healthcare organizations, 2008.

Glasby J. & Dickinson H., International perspectives on health and social care partnership working in action Blackwell Pub, Oxford, 2009.

Leutz W.N. « Five laws for integrating medical and social services : Lessons from the United States and the United Kingdom », in Milbank Quarterly 77 (1), 77-+, 1999.

Nicaise P., Mental Health service networks, UCLouvain, 2013.

Robinson J.C., « Theory and practice in the design of physician payment incentives », in Milbank Q. 79 (2), 149-77, III, 2001.

Spath P., Engaging patients as safety partners : a guide for reducing erros and improving satisfaction, Chicago, 2008.

WHO Commission on Social Determinants of Health & World Health Organization, Closing the gap in a generation health equity through action on the social determinants of health : Commission on Social Determinants of Health final report : executive summary World Health Organization, Commission on Social Determinants of Health, Geneva, Switzerland, 2008.

[1Ce texte se fonde sur la littérature de la sociologie de la santé et sur les recherches menées à l’Institut santé et société de l’UCL (www. uclouvain.be/irss) : un rapport réalisé pour le centre d’expertise KCE à propos de la médecine générale (rapport 90B), divers travaux sur les professions, sur les inégalités ethniques de santé et des travaux dans le domaine de la santé mentale.

Cet article est paru dans la revue:

n° 66 - octobre 2013

Sens et diversité : le terreau des maisons médicales

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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