Camille Gérin, 30 ans, pratique à la Clinique communautaire de Pointe Saint-Charles à Montréal. Petit quartier, grand sentiment d’appartenance : fondé en 1970, l’établissement, ancêtre du modèle des centres locaux de services communautaires (CLSC) [1] a un long historique de lutte pour une approche globale en santé, alliant le social et le médical. De quoi peut avoir l’air, 40 ans plus tard, la pratique de la médecine sociale et communautaire ? Entrevue.
Article paru dans la revue Profession Santé de la Clinique communautaire de Point-Saint-Charles paru le 24 décembre 2012.
Q : Travailler dans une clinique militante, en 2013, fait-il encore sens ?
Plus que jamais, car c’est choisir la gestion citoyenne, à une époque où la santé est de plus en plus traitée comme une marchandise, où les gestionnaires de notre système public de santé s’inspirent de méthodes issues du secteur privé. C’est aussi choisir d’agir sur les déterminants sociaux de la maladie, pour espérer améliorer les conditions de santé des gens du quartier. Nous priorisons la prévention, y compris politique. C’est également comprendre la maladie bien au-delà d’un simple dysfonctionnement d’organes, et travailler avec d’autres professionnels qui adoptent la même approche globale.
Q Qu’est-ce que ça signifie concrètement ?
Il suffit d’ouvrir les yeux pour mesurer l’urgence d’avoir, par exemple, des logements abordables ou la nécessité de combattre les effets pervers des déserts alimentaires à Pointe-Saint-Charles. Nous constatons tous les jours combien les déterminants socio-économiques ont un impact direct sur la santé, combien ils sont créateurs d’inéquités. D’où l’importance de défendre nos services publics, de lutter contre la pauvreté et pour l’amélioration du filet social des plus démunis.
Q À la Clinique, vous ne choisissez pas les malades...
Nous les acceptons tous, et rencontrons des patients en situation de grande vulnérabilité :
Ajoutons-y toxicomanie, itinérance, violence conjugale, isolement social, etc.
Q Arrivez-vous à recruter suffisamment de professionnels de la santé (médecins, infirmières) pour ce type de pratique ?
Comme beaucoup de milieux, nous sommes toujours à la recherche de médecins de famille. L’organisation des soins en première ligne laisse à désirer au Québec, mais on en ressent particulièrement les effets en travaillant auprès d’une population vulnérable qui a donc d’importants besoins en santé. C’est une pratique parfois difficile, où on se sent par moments impuissant, et qui exige d’avoir une sensibilité aux déterminants sociaux de la santé.
Q Votre clinique a refusé de faire partie du modèle des centres de santé et services sociaux. Pourquoi ?
Pour ne pas perdre son âme. Pour garder son statut alternatif d’organisme communautaire autonome, avec mandat de centres locaux de services communautaires.
Q Mais il y a les Fonds municipaux verts [2] pourtant...
Oui, mais je suis plutôt mitigée face à l’efficacité d’un modèle hiérarchique où tout tourne encore autour du médecin. La structure semble encore guider nos choix : la population est-elle vraiment bien servie par cette nouvelle structure ? Pour être efficace et utile, la première ligne a besoin de travailler en interdisciplinarité : les professionnels de la santé, autres que médecins, sont essentiels à une prise en charge globale de la santé. Ils doivent être accessibles via notre système public et nous devons travailler ensemble ! Nous avions déjà les centres locaux de services communautaires, pourquoi n’a-t-on pas tablé sur eux ? Par ailleurs, on reproche souvent au corps médical d’être centré sur lui-même. Pour preuve, tous ces docteurs qui, dit-on, ne veulent pas travailler avec les infirmières praticiennes spécialisées. Moi, je donnerais tout pour exercer avec une infirmière praticienne spécialisée, nous ferions ensemble une bien meilleure prise en charge de bien plus de patients !
Question : Vous travaillez bénévolement au projet Montréal de Médecins du Monde Canada. Vous y exercez, entre autres, auprès des travailleuses du sexe, souhaitant voir le travail du sexe décriminalisé. Pourquoi ?
Parce que décriminaliser le travail du sexe signifierait reconnaître les personnes qui le pratiquent. Parce que décriminaliser permettrait de réduire la stigmatisation et la marginalisation qu’elles vivent. Être reconnues leur permettrait de dénoncer et de se protéger contre des situations de violence qu’elles sont susceptibles de subir de clients, de proxénètes ou de policiers. Cela faciliterait également les consultations de santé et la prévention.
Je refuse de voir les choses en noir et blanc avec, d’un côté, les pauvres femmes victimes et de l’autre, les méchants hommes. La réalité est plus nuancée. Victimiser les travailleuses du sexe ne les aide pas à retrouver leur dignité. Elles sont souvent autonomes dans leurs décisions. Notre système ne doit-il pas plutôt être là pour les protéger, comme les autres travailleurs, des situations d’abus ?
Q Donc certaines le font par choix...
Bien sûr que oui. Pour bien des femmes, travailler dans l’industrie du sexe est une décision consciente, qui leur garantit un revenu et un espoir de briser une certaine précarité. C’est aussi cela, la réalité.
Il y a une grande différence, en termes de vulnérabilité et d’exercice de sa liberté, entre la patiente qui étudie à temps partiel et travaille comme escorte à 200$/heure pour payer ses études, et celle qui est toxicomane et judiciarisée. Ce sont ces nuances-là qu’on rencontre, en travaillant à Stella [3].
Q Et les autochtones ?
On les estime à environ 10 000 personnes à Montréal, dont 10% en situation d’itinérance, temporaire ou permanente chaque année. Dans la population itinérante générale, on compte environ cinq hommes pour une femme. Or, chez les autochtones, en moyenne, c’est la parité : une femme pour un homme, avec un parcours souvent teinté de violence ou de toxicomanie. J’ai rencontré au fil de ces cliniques beaucoup de patients très inspirants par leur résilience et leur spiritualité.
Q Vous travaillez également au projet ‘migrants’ de Médecins du Monde Canada, auprès des personnes en situation migratoire précaire sans couverture médicale (dont les ‘sans papiers’). Que constatez-vous ?
La population migrante sans couverture médicale est difficile à comptabiliser de par son statut, mais en un an, nous avons déjà fait environ 300 consultations en face à face et 1000 entretiens téléphoniques. C’est dire qu’il y a un besoin !
Parmi ces exclus du système de santé, nombre de femmes enceintes, de malades chroniques, mais aussi des patients rendus très malades par la difficulté d’accès aux soins de santé. Ils hésitent souvent à consulter par crainte d’être dénoncés et sont le plus souvent incapables d’assumer le coût dissuasif, par exemple, d’une visite à l’urgence, avec sa facture de 800$.Ils voient leur situation de santé se dégrader faute d’accès à des services.
Médecins du Monde est d’ailleurs toujours à la recherche de médecins bénévoles intéressés à participer aux cliniques ou à agir à titre de consultants.
Q Pouvez-vous donner un exemple ?
Nous avons évalué, entre autres, un patient qui a nécessité des transfusions et des pontages urgents, un patient en OAP ou oedème aigu du poumon, un autre avec une tuberculose active et une patiente avec une néo du sein avancé. Le projet ‘migrant’ vient répondre au mieux de ses capacités à un besoin criant d’une population non reconnue et oubliée par le système.
Q Vous êtes membre de Médecins québécois pour le régime public ? Selon vous, il y a un urgent débat à mener sur la répartition des richesses, y compris en médecine. Pourquoi ?
Parce que nous avons peu à peu glissé de la pensée sociale à une médecine d’affaires. Parce que notre système public est menacé par le sous-financement et le mal-financement, et par la présence accrue du privé.
Quand j’entends des médecins menacer de déménager parce qu’on veut hausser leurs impôts, comme le fait le milieu des affaires, j’y vois un geste d’une grande violence envers la société. Ne sommes-nous pourtant pas bien placés pour constater et dénoncer les effets délétères des inéquités socio-économiques sur la santé des gens ? Ne devrions-nous pas à tout le moins encourager la redistribution des richesses pour y pallier ?
Q Selon vous, l’État refuse de plus en plus de contribuer à redistribuer la richesse...
Oui, il se désengage peu à peu, coupe dans les services publics et instaure une fiscalité favorable aux entreprises et aux plus riches. Alors, il faut choisir sa lutte : comme médecin, l’accès à des soins gratuits et de qualité est celle qui nous touche au quotidien.
Avant l’avènement de l’assurance-maladie, la première cause de faillite personnelle au Québec consistait à s’endetter pour des soins de santé. Va-t-on revenir en arrière, avec retour du caritatif et du communautaire pour prodiguer des soins aux plus démunis (les indigents de l’époque) ?
Il est désolant de voir que nous perdons les acquis gagnés en 1970 lors de la création du régime d’assurance-maladie du Québec et scandalisant de constater que les inéquités se creusent : l’accès aux soins est de plus en plus déterminé par la capacité de payer, et non plus selon les besoins de santé...
Q Chaque médecin doit donc désormais décider pour lui-même du camp qu’il choisit...
Oui. De plus en plus de médecins se désaffilient de la Régie de l’assurance maladie du Québec, la logique marchande en attirant un nombre croissant. Cette logique anime également certains médecins au sein du système public : pourquoi facturer 500 $ pour une colonoscopie en cabinet, alors qu’ils sont déjà rémunérés pour cet acte par la Régie de l’assurance maladie du Québec ?
Si les médecins ont des revendications à faire au sujet de leur rémunération ou de l’organisation des soins, à eux de négocier avec le Gouvernement, mais jamais ils ne devraient prendre les patients en otages. Cela les place en conflits d’intérêts. Il est temps de mener une réflexion individuelle et collective sur notre profession. Mais existe-t-il seulement un lieu pour le faire ?
Voyez aussi la politique du médicament, qui favorise très nettement l’industrie pharmaceutique au détriment de nos finances publiques et de notre indépendance professionnelle.
Avait-on par ailleurs besoin de deux gros hôpitaux universitaires à Montréal ? L’argent n’aurait-il pas été mieux réparti et plus utile en choisissant de prioriser la première ligne ? Les centres locaux de services communautaires n’arrivent déjà plus à dispenser les soins aux personnes âgées en perte d’autonomie, qui doivent faire appel à des organismes communautaires pour le bain, le ménage et qui se retrouvent en besoin d’hébergement plus rapidement. C’est ça, la vraie vie de bien des patients.
Q Au fait, comment voyez-vous le virage marqué vers la féminisation des soins ?
J’ose croire sincèrement qu’avec la conciliation travail/famille, la féminisation va orienter le débat de la rémunération. Le paiement à l’acte est un mode de rémunération sauvage, parce qu’il insuffle une vision productiviste aux médecins. La féminisation accrue pourrait, j’espère, calmer un peu ces ardeurs.
Q Est-ce vrai que les jeunes médecins ne jurent plus que par l’hôpital ?
Je ne crois pas. Le suivi en première ligne dans la communauté est très gratifiant. Mais cette pratique a besoin d’être facilitée en donnant à nos patients un meilleur accès aux autres professionnels de la santé, aux examens diagnostiques et aux médecins spécialistes.
Q Votre réflexion sur la médecine, en deux phrases ?
Elle est en voie de succomber aux pièges de l’appât du gain. Il faut réagir, et vite.
[1] Les centres de santé communautaire sont des organismes publics offrant des services de santé de première ligne pour la population québécoise. Les CLSC offrent des services et des programmes d’aide pour les familles, les nouveau-nés, les jeunes mères, les adolescents, les personnes âgées et les adultes dans le besoin.
[2] Par l’entremise du Fonds, nous aidons les municipalités et leurs partenaires à réaliser des projets environnementaux municipaux en leur offrant du financement et des connaissances.
[3] Stella, organisme québécois de travailleur-euses du sexe, ayant pour but l’amélioration de leurs conditions de vie.
n° 67 - mars 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...