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Patchwork épidémiologique


1er juillet 2013, Antoine Flahaut

médecin, directeur de l’Ecole des hautes études en santé publique.

Elixir de jouvence

novembre 2012

méthodologie : étude de cohorte

L’image que l’on se fait du vieillissement influence la manière dont on le vit : une bonne raison pour bousculer des stéréotypes assassins.

« Quand vous pensez aux personnes âgées, quels sont les 5 mots ou phrases qui vous viennent à l’esprit ? ». C’est la question que l’équipe de Becca Levy et coll., chercheurs de l’école de santé publique et de la faculté de médecine de Yale, aux Etats-Unis a adressée aux 598 participants d’une cohorte suivie à New Haven, dans le Connecticut, pendant plus de dix ans (entre 1998 et 2008). Ces participants étaient âgés de plus de 70 ans au départ. Il s’agissait de comprendre les raisons du retour à l’autonomie chez les personnes âgées qui connaissent une période de dépendance au cours de leur vieillissement.

Les réponses à la question citée au début de ce billet ont permis de repérer les stéréotypes en matière de vieillissement qu’avaient les participants de l’étude. Ces réponses ont été codées sur une échelle allant de 1 (stéréotypes les plus négatifs, tels « décrépit ») à 5 (les plus positifs, tels « alerte »). Il s’agit d’une échelle de mesure validée (par l’équipe de Levy B.) lors de travaux antérieurs et connue pour sa stabilité dans le temps. Les chercheurs ont ensuite analysé le lien entre de ces différents stéréotypes après un épisode de dépendance à un recouvrement d’un niveau satisfaisant d’autonomie.

Les participants, à l’inclusion ne vivaient pas en institution et n’avaient aucun signe de dépendance selon 4 critères de vie quotidienne : se baigner, s’habiller, se déplacer à l’intérieur, et marcher en dehors de la maison (ces critères d’autonomie sont connus comme fortement corrélés à l’espérance de vie et à la consommation de soins de santé).

Les ajustements des données ont porté sur l’âge, le sexe, l’origine ethnique, le niveau d’éducation, ainsi que sur les variables suivantes mesurées tous les 18 mois : le mode de vie isolé, le nombre de pathologies chroniques sous-jacentes diagnostiquées par un médecin, le score au test du Mini-Mental-Status, les symptômes dépressifs et la vitesse de la marche. Les participants ayant des stéréotypes positifs ou négatifs étaient semblables à l’inclusion.

Après les ajustements mentionnés (dans un modèle multivarié actuariel de Cox), l’analyse a montré que les personnes ayant un rapport à la vieillesse positif avaient 44% de chances de plus que celles ayant un rapport négatif à l’âge de retrouver une autonomie complète après un épisode de dépendance sévère, durant la période de l’enquête ; elles avaient aussi 23% de chances supplémentaires de retrouver une autonomie partielle après un tel épisode de dépendance (P<0,05).

Ces résultats issus de cohortes d’observation ne sont peut-être pas exempts de toute critique, des biais de sélection en particulier. Toutefois, les auteurs concluent qu’il reste nécessaire de conduire et d’évaluer des interventions visant à promouvoir l’image positive du vieillissement afin de modifier les stéréotypes que les gens s’en font. Force est de constater qu’il y a aujourd’hui bien peu de travaux portant sur les déterminants du retour à l’autonomie chez les personnes âgées. Bien plus, certains modèles actuariels markoviens utilisés par les assureurs n’envisagent que des transitions unidirectionnelles de l’autonomie vers la dépendance ; ces modèles sont utilisés en France, par exemple dans le calcul de l’allocation de perte d’autonomie. L’idée d’une restauration de l’autonomie, fut-elle partielle, n’est même pas considérée.

Or, le vieillissement reste une histoire à rebondissements, émaillée parfois d’événements de santé précipitant la personne âgée dans la perte d’autonomie, mais aussi de vraies victoires contre un cours qui n’est pas inéluctable, connaissant des redressements spectaculaires, surtout chez ceux pour qui grand âge rime avec vintage.


Nouveaux flirts épidémiologiques

décembre 2012

méthodologie : étude transversale à partir d’une consultation hospitalière

Des résultats interpellants autour de l’obésité, qui ouvrent à de nouveaux champs de recherche et promettent de décloisonner les disciplines.

Maladies chroniques et transmissibles : rapprochements

Le conformisme intellectuel des chercheurs peut-il nuire durablement à la santé ? On se souvient de l’époque encore récente où l’ulcère gastroduodénal était attribué aux tempéraments anxieux ou stressés ; sans l’opiniâtreté iconoclaste de Robin Warren qui obtint plus tard le prix Nobel de médecine pour sa découverte publiée dans le Lancet en 1983, nous n’aurions peut-être toujours pas attribué la cause de l’ulcère gastrique à Helicobacter pylori, et par là-même profondément transformé le diagnostic, le traitement, le pronostic et la qualité de vie des patients qui en sont atteints.

Encore beaucoup de médecins, de scientifiques, des épidémiologistes même parfois continuent de classer invariablement les maladies chroniques en les séparant des maladies infectieuses. L’Organisation des Nations-Unies a même organisé un sommet en septembre 2011 sur les maladies non transmissibles, où diabète et obésité étaient à l’honneur de l’agenda mondial.

Certes, les pathologies infectieuses de l’époque moderne ont considérablement changé de visage : les pays développés ne connaissent presque plus les pathologies liées au « péril fécal » (par exemple la typhoïde) ou à la promiscuité (comme la tuberculose). Les pays en développement voient eux aussi, de plus en plus, évoluer leur profil de morbidité : les maladies cardio-vasculaires, les cancers, les maladies mentales viennent s’ajouter aux traditionnelles épidémies de maladies diarrhéiques ou de l’arbre respiratoire.

Ce qui semble émerger aujourd’hui, ce sont les hypothèses infectieuses à l’origine de pathologies que l’on classait autrefois comme « non transmissibles ». Depuis (assez) longtemps, on sait que les virus de l’hépatite B et C sont de grands pourvoyeurs de cirrhose et de cancer du foie. On sait depuis plus récemment que le papilloma virus (HPV) est cause du cancer du col et du larynx. A tel point que les vaccins aujourd’hui sont de plus en plus des outils de prévention du cancer.

Un nouveau champ d’investigations s’ouvre désormais, avec la compréhension qui s’améliore du rôle de l’immense réservoir bactérien que nos intestins hébergent. Quel est le rôle exact de Methanobrevibacter smithii ? Il semble encore un peu tôt pour le dire avec certitude. Un récent article de Mathur R et coll., du Ceddars-Sinai Medical Center de Los Angeles a analysé l’haleine de 792 patients se présentant à une consultation spécialisée de leur institution, au regard de la présence de méthane et d’hydrogène, marqueurs de la présence de la bactérie dans l’intestin de l’homme. Les résultats interpellent : après ajustement sur l’âge, l’indice de masse corporelle (IMC) des individus positifs pour les deux gaz était de 26,5 en moyenne contre 24 pour ceux qui n’avaient qu’un seul des deux gaz ou aucun d’entre eux détectables dans leur haleine (P<0.02). De plus, la proportion de graisse corporelle était de 34 versus 28 chez les sujets positifs pour les deux gaz comparés aux autres (P<0.001).

Les auteurs reconnaissent que « l’obésité est un problème de santé publique multifactoriel », et leur étude transversale issue d’une consultation hospitalière ne permet pas d’inférence de causalité à ce stade. Mais ces résultats ouvrent des champs nouveaux de recherche et promettent de décloisonner les disciplines. D’autres travaux plus fondamentaux avaient montré que la colonisation expérimentale d’intestins par M. smithii chez l’animal était associée à une prise de poids et des modifications métaboliques (chez le rat), mais ce doit être à notre connaissance le premier travail portant sur une série clinique de cette envergure. Ces travaux viennent par ailleurs compléter d’autres réalisés sur la flore intestinale et ses liens avec la production de lipopolysaccharides conduisant à l’insulino-résistance.

Peut-être s’apercevra-t-on in fine que ces résultats ne sont pas de nature causale, mais au contraire que l’obésité conduit à la constitution d’un microbiome de nature différente ? Cette étude ne fournit pas d’indication sur l’origine des individus et leur comportements alimentaires qui peuvent aussi être à l’origine de différences de flore microbienne. Il ne s’agit donc pas de faire dire plus à cette étude que ce qu’elle ne peut en conclure aujourd’hui ; mais on assiste possiblement à un tournant dans la compréhension de certaines maladies chroniques qui pourraient bien venir flirter davantage avec les maladies transmissibles. On attend donc avec impatience les travaux qui tenteront d’étudier l’existence d’une relation causale entre l’obésité et M. smithii chez l’homme.

Interdisciplinarité, tu nous rattrapes, même lorsqu’on t’ignore avec superbe !

Réservoirs animaux : voyage, voyage…

Les changements globaux ont profondément modifié la vision territoriale que l’on avait des maladies, et contribué à augmenter le risque de « mondialisation » de nombreuses maladies infectieuses, à partir de réservoirs animaux constitués de plus en plus souvent par des espèces sauvages de pays en développement (Ebola, Marburg, Hendra, Nipah, H5N1, etc.).

Ainsi, la fièvre de Malte a depuis longtemps quitté son île d’origine et on l’appelle aujourd’hui brucellose ; le virus dit du « Nil Occidental » ou West Nile Virus est désormais installé durablement sur le continent nord-américain ; la grippe espagnole n’est probablement jamais partie d’Espagne, mais avait pour origine une recombinaison porcine et aviaire probable d’un virus Influenza.

Les changements globaux incluent le réchauffement climatique, mais aussi les modifications profondes de notre écosystème liés à l’accroissement majeur de la population mondiale : celle-ci est passée de moins de 2 milliards d’habitants au début du XXème siècle à 7 milliards en 2011, ce qui entraîne la déforestation, l’urbanisation rapide, les mouvements de population, d’animaux et de marchandises. Ces changements rapides et majeurs ont pour conséquence notamment de rapprocher des espèces animales qui n’avaient aucun contact avec l’homme, ou de très occasionnels contacts avec des populations très isolées.

Ainsi, on estime aujourd’hui qu’entre 60 et 70% des émergences épidémiques survenues au cours des dernières décennies sont d’origine animale (elles sont appelées maladies zoonotiques). Les exemples les plus récents sont l’émergence du SIDA, du syndrome respiratoire aigu sévère, de la maladie de Creutzfeldt-Jakob nouveau variant des pandémies de grippe. Mais que ce soient les fièvres hémorragiques comme Ebola ou la fièvre de la vallée du Rift, ou des maladies bactériennes comme la brucellose, la leptospirose, le rôle de l’animal est primordial dans la transmission et l’émergence épidémique. Les maladies à transmission vectorielle (tiques, moustiques, mouches) représentent aujourd’hui un défi majeur qui traverse les frontières classiques des pays tropicaux. Ainsi, le Chikungunya après avoir émergé brutalement dans l’Océan Indien en 2005-2006 a fait son apparition sous la forme d’un foyer épidémique autochtone dans le nord de l’Italie (Ravenne, 2007), au retour d’un voyageur porteur du virus, et des cas sporadiques autochtones de dengue et de Chikungunya ont été observés dans le sud de la France.

La compréhension des mécanismes qui sous-tendent ces épidémies nécessite une coopération toujours plus étroite entre les disciplines qui s’intéressent à ces sujets : l’épidémiologie, mais aussi notamment la microbiologie, l’immunologie, l’entomologie, les sciences vétérinaires, les sciences humaines et sociales.

Une coopération étroite entre les secteurs humains et animaux de ces disciplines fonctionne au quotidien dans les Agences des différents états pour veiller à la sécurité alimentaire, et à celle de l’eau. Outre les contrôles bactériologiques de la filière animale, les qualités nutritionnelles de l’alimentation et leur impact sur les questions relatives à l’obésité et au diabète doivent être abordées de façon conjointe entre les professionnels (incluant les épidémiologistes) en charge des secteurs humains et animaux.


Concombres de discorde

juin 2012

méthodologie : enquête cas-témoin, enquête de cohorte

Cet article écrit juste après le dénouement d’une mystérieuse épidémie montre que les épidémiologistes sont aussi de fins limiers, s’acharnant à traquer le coupable malgré toutes ses ruses… Retour sur une enquête digne d’Interpol qui illustre les difficultés de la recherche - et de la décision.

Alerte et confusion

Tous les ingrédients d’une importante crise sanitaire sont désormais sur la table : l’alerte face à une augmentation anormale du nombre de cas de syndrome hémolytique et urémique (SHU) chez des adultes dans le nord de l’Allemagne, l’émergence d’une nouvelle souche entéro-hémorragique d’Escherichia coli, la mise en cause rapide d’un aliment (le concombre) qui se révèlera être un probable facteur de confusion (plaidant donc non coupable), l’impact économique immédiat direct par la chute profonde des ventes de concombre, tomates et laitues, la colère des producteurs européens concernés, la communication chaotique et discordante de l’expertise sous pression et évolutive, la gestion publique mise en cause, l’égrainement des nouveaux décès, et – semble-t-il – le dénouement récent de la crise, hier, le 10 mai, avec l’identification jugée hautement probable du coupable : des graines germées contaminées provenant d’une exploitation pratiquant l’agriculture biologique.

L’épidémie est-elle pour autant terminée ? En raison de la durée d’incubation après ingestion de la bactérie, de nouveaux cas devraient survenir, et certains patients actuellement hospitalisés en soins intensifs pourraient connaître une évolution défavorable ; mais la source des nouvelles contaminations pourrait bien se tarir désormais.

Il reste l’hypothétique crainte de contaminations secondaires, mais on entrerait ici dans un « péril fécal » qui n’est de grande ampleur, comme on le sait, que dans les pays en développement, c’est-à-dire là où l’on ne sépare pas efficacement les eaux d’égoûts des eaux d’usage alimentaire et domestique. Si certaines transmissions sporadiques, ou de petits foyers secondaires peuvent survenir à la suite de l’ensemencement de cette souche très pathogène d’E. coli, au sein notamment du voisinage de cas en période d’incubation, il semble peu probable qu’elle se diffuse à large échelle de la sorte.

Un cas d’école

Cette épidémie, qui est dramatique avec à cette heure plus de 30 décès et près de 800 cas hospitalisés pour SHU (syndrome hémolytique et urémique) restera un cas d’école dont il faudra tirer toutes les leçons sur le plan de sa gestion. En effet, sans pouvoir encore prétendre le faire aujourd’hui, que peut-on déjà souligner ?

Il s’agissait d’une épidémie « mono-focale »

Tous les cas, même ceux identifiés à l’étranger avaient en effet un lien direct avec la région de Hambourg en Basse Saxe.

En cela, elle ressemble à l’épidémie de choléra décrite par Snow à Londres au XIXème siècle, centrée sur un puits des bas quartiers proches de la Tamise ; cette donnée de base permet de rapidement rejeter l’hypothèse d’un producteur agro-alimentaire ayant une large diffusion internationale (comme ce fut le cas lors du récent épisode de foyers épidémiques d’hépatites A découverts en France, aux Pays Bas et en Australie, à la suite de la consommation de tomates semi-séchées provenant d’un producteur identifié responsable en Turquie).

Ce n’est pas non plus une épidémie de maladies respiratoires, ce n’est ni la grippe, ni le syndrome respiratoire aigu sévère. Même si cela n’exclut nullement des contaminations secondaires par transmission inter-humaine oro-fécale, comme nous l’avons souligné ci-dessus, ce n’est pas le même contexte que la transmission par aérosols respiratoires.

L’épidémiologie a été d’un grand secours

Et ce pour le dénouement de l’affaire, mais la manipulation des outils n’a pas été triviale. La première enquête cas-témoins réalisée les 20 et 21 mai à Hambourg visait à comparer des cas, c’est-à-dire des malades atteints de syndrome hémolytique et urémique (SHU) confirmés dus à la souche O104 :H4 à des témoins, c’est-à-dire des patients indemnes de toute infection intestinale par la bactérie pathogène.

Faux innocents, coupables masqués

Cette enquête ne comportait pas alors de questions aux patients sur leur consommation récente de graines germées. En effet, le questionnaire réalisé dans l’urgence reposait sur les résultats des premiers interrogatoires (qualitatifs et ouverts) menés auprès des patients récemment hospitalisés. Or, seuls 3 des 12 patients ainsi interrogés avaient spontanément rapporté avoir consommé des mets contenant des graines germées dans les délais présumés. Pour ne pas alourdir le questionnaire, le choix avait été alors fait de ne pas inclure de questions portant sur cet aliment spécifique ! L’enquête avait alors révélé que les cas de SHU avaient consommé significativement davantage de concombres, de tomates et de laitues.

Le principe de précaution imposait probablement alors, avant même une confirmation bactériologique formelle, de mettre en garde les consommateurs contre le risque potentiel lié à la consommation de ces trois ingrédients. Avec toutes les subtilités et difficultés de communication que l’on connaît, et qui ressemblent par certains aspects, aux questions soulevées sur le respect de la présomption d’innocence d’une personne mise en examen.

Prudence et circonspection

Ces trois crudités n’étant pas des aliments de consommation « indispensables », il pouvait apparaître préférable, par précaution, de recommander de ne pas en consommer tant que la lumière ne serait pas faite sur l’épidémie aux conséquences, elles, sévères. La protection de la santé et de la vie du consommateur devant l’emporter sur les conséquences économiques d’une telle décision, même si une solidarité doit alors se mettre en place pour réparer/prévenir les préjudices subis par les producteurs d’aliments qui se révèleront par ailleurs « innocents ». Jean-Yves Nau, titulaire de la Chaire Journalisme et Santé publique de l’’École des hautes études en santé publique (EHESP) nous rappelle, dans un article sur Slate.fr (en français, daté du 10 juin 2011) que la littérature de ces dernières années n’est pas pauvre de rapports de toxi - infections alimentaires associées aux graines germées. Cette information pourrait déclencher outre-Rhin une controverse sur la gestion du problème, voisine de celle ayant entouré la canicule de 2003 en France.

Il faudra attendre une seconde enquête cas-témoins menée le 29 mai à Luebeck, Bremerhaven et Brème pour observer que 25% des 24 cas contre 9% des 80 témoins (définis selon des critères voisins de la précédente enquête) avaient consommé des graines germées. Pour entrer un peu davantage dans la technique épidémiologique et biostatistique, l’association retrouvée entre la consommation de graines germées et l’infection par la souche entéro-hémorragique d’E. coli était forte (Odds-Ratio = 4,35) en analyse univariée, mais n’était plus significative en analyse multivariée ; autrement dit, dès que l’on ajustait cette réponse aux réponses aux autres questions posées aux personnes enquêtées. Ce sont à nouveau les salades comportant concombres, tomates et laitues qui « emportaient la mise » en apparaissant plus souvent.

L’assiette dos au mur

Devant l’imbroglio suscité par des aliments mis en cause par l’épidémiologie, mais jamais retrouvés contaminés par la bactériologie, devant l’absence d’autres foyers indépendants de Hambourg dans le monde, il convenait alors de mener une enquête épidémiologique plus fine : d’aller voir directement dans l’assiette ce qui se tramait pour dénouer l’affaire.

C’est ce qu’ont fait nos collègues du Robert Koch Institut, en inventant pour l’occasion un nouveau concept d’enquête épidémiologique alimentaire qu’ils ont dénommée « recipe-based restaurant cohort study » (une « enquête de cohorte fondée sur les recettes du restaurant »). Cette enquête consistait à ne pas faire reposer l’ensemble des résultats de l’enquête sur la seule mémoire des personnes. Cette mémoire, on le sait, est souvent défaillante au sujet des aliments consommés dans le passé même proche. Donc, ils se sont basés sur des données objectives, telles les additions réglées en fin de repas, mais aussi des photos prises entre convives qui permettent de procéder à des vérifications croisées, et ils ont procédé à l’analyse approfondie des recettes de cuisine auprès des chefs des restaurants ayant reçu des clients ultérieurement infectés par la souche bactérienne.

Germes de criminels

Ainsi les menus de 5 groupes constitués en tout de 112 personnes dont 19 infectées par la souche O104 :H4 ont été scrutés avec cette loupe originale mise en œuvre par nos enquêteurs allemands. Il s’est avéré que les clients ayant consommé des graines germées ont été retrouvés 9 fois plus souvent à risque d’infection que ceux n’en ayant pas consommé. Par ailleurs, l’ensemble (100%) des malades infectés par la bactérie avaient consommé des graines germées dans cette enquête.

D’autres éléments conduisent aujourd’hui autour des graines germées produites par une entreprise spécifique de Biennenbüttel en Basse Saxe, notamment l’existence de 26 autres foyers provenant de clients de restaurations collectives convergeant vers le même fournisseur de graines germées. Mais à ce jour, la bactérie n’a pas été retrouvée dans les locaux de la ferme aux pratiques agricoles biologiques, et l’on ignore toujours à quelle étape de la fabrication, du conditionnement, ou de l’acheminement, la contamination a pu avoir lieu.

L’épidémiologie moléculaire, qui analyse la provenance de la souche bactérienne semble aujourd’hui orienter les enquêteurs vers une origine humaine de la bactérie, et non une origine animale comme cela avait été initialement suspecté. Ce ne serait pas alors vers l’engrais animal biologique utilisé par le fermier que l’on ferait porter les soupçons désormais, mais plutôt vers une (ou plusieurs) personne(s) porteuse(s) sans le savoir (car non malades) du germe, et qui la répandrai(en)t, comme une salmonelle ou un staphylocoque, au moment de la préparation de l’aliment qu’elle (s) souillerai(en)t alors.


Allo Oncle Sam, pourquoi tu tousses ?

novembre 2012

méthodologie : analyse de données recueillies via un système de surveillance épidémiologique

Certaines épidémies paraissent vaincues une fois pour toutes grâce à un vaccin efficace. C’est compter sans l’évolution des mentalités et des attitudes. Petite illustration.

Une épidémie de coqueluche frappe actuellement les Etats-Unis, et plus particulièrement l’Etat de Washington (capitale Seattle). L’an dernier, la Californie avait connu aussi son pic d’incidence de la maladie. Les Center of Disease Control d’Atlanta ont rapporté 1284 cas depuis début mai 2012, un niveau jamais égalé depuis plus de 30 ans, et dix fois supérieur au nombre annuel de cas observés dans cet Etat en 2011 (128 cas rapportés). L’Etat de Washington est l’un des 10 Etats nord-américains où la couverture vaccinale est la plus faible. C’est aussi celui qui connaît le chiffre le plus élevé des Etats-Unis (6,2%) de demandes d’exemption vaccinale, fournies par les parents au jardin d’enfants (pour effets indésirables, crainte, réticences d’ordre philosophique).

On reste certes encore loin des 5000 à 10 000 décès pour coqueluche enregistrés chaque année aux Etats-Unis entre 1920 et 1940. Et aujourd’hui, ce sont des enfants de 8 à 12 ans, presque tous vaccinés dans l’enfance qui sont atteints et non pas des nourrissons (pour lesquels la létalité de la coqueluche reste très élevée, de l’ordre de 1 pour 100 infections). Mais la résurgence de ces pathologies, que l’on pouvait penser quasi disparues de nos mémoires collectives reste toujours un risque ; nos sociétés riches contemporaines - qui développent une aversion grandissante vis-à-vis des risques vaccinaux - devront le prendre en considération.

Les coûts induits par ce type de réémergence sont sans commune mesure avec celui la vaccination. Pour illustrer cela, dans le seul comté de Skagit (de l’Etat de Washington), où la proportion de la population non assurée est passée de 11,6% en 2008 à 14,6% en 2011, un demi-million de dollars ont été dépensés - en tests de détection de Bordetella, le bacille responsable de l’infection. Le responsable de la santé publique de ce comté déclare au New York Times : « vous vous rendez compte combien de doses de vaccins on aurait pu acheter pour un demi-million de dollars ? C’est quand même une façon scandaleuse de dépenser de l’argent pour sa santé ! ». Dans ce comté, 3,8% des écoliers viennent de contracter la coqueluche en moins d’un mois…

La raison de cette réémergence est clairement la couverture immunitaire devenue trop faible pour cette maladie très contagieuse, les enfants recevant en nombre insuffisant l’ensemble de la série d’injections nécessaire pour leur conférer une immunité durable. Le vaccin lui-même est en partie responsable de cette évolution : on en a modifié la fabrication dans les années 90 pour réduire les risques d’effets indésirables neurologiques, le rendant de fait moins immunogène. C’est-à-dire qu’il confère une immunité de plus courte durée et nécessite des rappels plus fréquents. D’ailleurs, la plupart des cas rapportés aux états-Unis actuellement ont été primo-vaccinés.

Il s’est ainsi constitué dans la population en moins de vingt ans, un réservoir croissant de personnes susceptibles d’être infectées par le bacille de la coqueluche ; elles l’ignorent le plus souvent parce qu’elles se croient protégées par leur vaccination dans l’enfance. Ces personnes insuffisamment protégées s’additionnent aux enfants que les parents refusent de voir vaccinés pour les raisons évoquées ci-dessus ; dès lors se trouvent réunies les conditions propices à la réémergence d’une maladie considérée comme vaincue par les progrès de la médecine. Cela survient dans l’un des Etats les plus riches de la planète : celui où l’on conçoit (et construit) les Boeing, celui ou Bill & Melinda Gates ont installé leur Fondation… pour lutter contre toutes les maladies à prévention vaccinale dans le monde.

La France n’est bien sûr pas épargnée par cette tendance, et l’Institut de veille sanitaire (InVS) a sonné l’alerte dès 2005. Une surveillance organisée sur le territoire national (Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire, n° 17, 2006) montre que tous les ingrédients sont également présents aujourd’hui pour menacer les acquis fragiles obtenus contre les maladies transmissibles à prévention vaccinale dans tous les pays, et qu’il ne faut jamais considérer comme achevée la lutte contre les maladies infectieuses. Rappelons-nous que William Stuart, le Surgeon General des Etats-Unis avait déclaré en 1969 « nous pouvons maintenant clore le chapitre des maladies infectieuses ». Quelques années plus tard, le SIDA allait le ré-ouvrir, avec une rare violence…


H1N1 et gravité : la relativité

juin 2012

méthodologie : analyse des AVCI, modèle probabiliste

Faire avouer aux chiffres tout ce qu’ils ont à dire : question de méthode. Des équipes des Center of Disease Control d’Atlanta réexaminent l’impact de l’épidémie de grippe H1N1, et leur analyse porte un nouveau regard sur les chiffres officiels.

Le Lancet a récemment publié un article sur une étude multinationale réalisée par une équipe des Center of Disease Control d’Atlanta. Cette étude nous apprend que la mortalité attribuable au virus H1N1 lors de la première année de la pandémie grippale survenue en avril 2009 aurait été largement sous-estimée, d’un facteur 15, dans le monde entier. Et encore davantage si l’on retient comme instrument de mesure le nombre d’années de vie perdueas, puisque la distribution d’âge des personnes décédées est bien plus souvent (3 à 4 fois) inférieure à 64 ans que lors des épidémies de grippe saisonnière.

Nous avions dès 2010 commenté une étude préliminaire nord-américaine qui corrigeait de la même façon les chiffres officiels. La méthode utilisée par Dawood et coll. n’est pas triviale. Ils n’ont pas appliqué les méthodes habituelles reposant sur les données de mortalité consolidées, mais ils ont eu recours à un modèle probabiliste stratifié selon l’âge qui permet d’estimer le taux de mortalité comme le produit du taux d’attaque de cas symptomatiques par le taux de létalité (risque de décès chez les cas). Ces taux d’attaque ont varié de 4 à 33% chez l’enfant, et de 0 à 22% chez l’adulte, selon les régions. Les taux de létalité ne sont connus que dans les pays à haut niveau de vie, et varient aussi d’un facteur 3 à 9 selon les études.

Pour tenir compte de l’impact sur le taux de mortalité des différences socio-économiques et de la variété des systèmes de santé entre les régions du monde, les auteurs ont appliqué un coefficient multiplicateur lié à la connaissance de la mortalité par maladie respiratoire (hors pandémie) dans ces régions. Ce coefficient varie dans l’étude d’un facteur 3 à 7 pour l’Afrique et de 1 à 4 pour les autres régions du monde.

Ainsi, il n’y aurait pas eu 18.500 décès liés à la pandémie de grippe entre avril 2009 et avril 2010, comme l’Organisation Mondiale de la Santé l’a rapporté sur la base des rapports qui lui ont été communiqués par les Etats membres1 mais plutôt 201.200 décès par maladies respiratoires attribuables au H1N1 (fourchette allant de 105.700 à 395.600) ; chiffres auxquels il convient d’ajouter, selon les auteurs, encore 83.300 décès (46.000 à 179.900) de cause cardio-vasculaire. Ce serait donc entre 150.000 et 600.000 décès qui se seraient produits dans le monde en raison de la pandémie de grippe 2009-10.

Et pourtant cette nouvelle ne déclenchera probablement pas de réactions ni d’émoi dans la presse, les réseaux sociaux, ou les autres médias ; à part, peut-être, dans le petit monde des spécialistes et des experts qui discuteront d’ailleurs les méthodes probabilistes employées, entachées d’incertitudes. En effet, comme en 1968-69 (pandémie de Hong Kong, H3N2), cette pandémie 2009 ne laissera pas dans la mémoire collective l’image d’une pandémie grave. L’immense majorité de la population a vu passer un virus largement anodin – ne l’a d’ailleurs pas vu passer car aucun test de confirmation n’a été réalisé dans plus de 99% des cas. Et ceux qui ont souffert de complications, ceux qui ont été hospitalisés, étaient beaucoup moins nombreux que ce que l’on avait pu (faire) craindre, au grand soulagement des autorités de santé, mais aussi des personnels soignants. Nous avons été plus souvent confrontés aux lourdeurs administratives et logistiques du déroulement des plans pandémiques qu’à l’afflux massif des malades. Pas plus que ne venaient les gens pour se faire vacciner.

Peut-être retiendrons-nous que si l’on veut être rassurant dans une crise sanitaire, mieux vaut commencer par être catastrophistes : toutes les nouvelles apparaîtront ensuite comme de bonnes nouvelles, fussent-elles corrigées d’un facteur 15, puis 4… et cela ne fera pas scandale ! Alors qu’en 2003, la trop rapide réassurance, le « tout est sous contrôle » au sujet de la canicule étaient beaucoup moins bien passés.

Les auteurs tentent de dire que si scandale il devait y avoir, ce serait plutôt vis-à-vis des pays pauvres, et ils citent souvent l’Afrique comme le continent oublié de la pandémie. Comme si le fait que les populations d’Afrique avaient bien d’autres problèmes à régler avait adouci le passage du virus H1N1. Dawood et coll. montrent qu’il n’en est rien.

Notre étude de cohorte CoPanFlu Internantional conduite dans des foyers très reculés du Mali, de Djibouti, du Laos ou de Bolivie a tout à fait confirmé cela : nous avons montré que le virus H1N1 n’a pas connu de frontières, qu’il n’était pas cet « élégant virus des pays du nord » comme certains ont voulu le faire croire. Oui, les populations des villages isolés, reculés, au milieu de nulle part, frappées de misère et d’abandon par la planète toute entière ont été attaquées par le virus H1N1 : les malades n’ont pas bénéficié des traitements les plus modernes, n’ont jamais pu être hospitalisés, réanimés, n’ont pas reçu de circulation extra-corporelle lorsque leurs frères des pays du nord pouvaient en bénéficier. Les taux de mortalité y ont probablement été plus élevés.

Les auteurs préconisent que les vaccins disponibles auraient dû faire l’objet d’une plus grande solidarité internationale à l’égard de ces populations plus vulnérables. Certes. Mais cela n’est-il pas vrai pour l’ensemble de leurs systèmes de santé ? L’espérance de vie à la naissance, moyenne, en Afrique n’est que de 53 ans alors qu’elle dépasse 75 ans en Europe et en Amérique. La question est-elle seulement une affaire de disponibilité du vaccin contre la grippe ?

N’est-il pas temps d’envisager plutôt une meilleure utilisation de l’aide internationale actuellement focalisée sur trois grandes pathologies (infection par le SIDA, tuberculose, paludisme) ? De véritables succès ont été enregistrés dans ces domaines, mais sans véritable dimension « systémique », sans volonté de vouloir intégrer les questions d’inéquité relatives au système de santé, aux soins de base, à l’assurance maladie, à l’accès à la prévention dans son ensemble.

Cet article est paru dans la revue:

n° 65 - septembre 2013

Epidémiologie et soins de santé primaires : rencontres

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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