L’alternative, c’est du travail sur les limites, du travail dans la transversalité, dans la « biodiversité culturelle » et le métissage, c’est de la subversion et de l’imaginaire. C’est aussi faire cela ensemble, en réseau, mais sans se laisser aspirer par la volonté de prise pouvoir, la compétition entre associations ou la recherche de subsides…
Le congrès des maisons médicales en mars 2011 : un lieu de rassemblement d’alternatives, construit à partir de gens du terrain. Du terrain des soins de santé, en l’occurrence, mais en lien avec de bien nombreuses réalisations explorant ou démontrant aussi d’autres mondes possibles.
Oui, heureusement, de nombreux foyers de résistance ont continué à subsister. Mais la vague altermondialiste semblait en suspens, suite au choc imposé par cette « dernière étape d’une crise du capitalisme qui aura maintenant un impact sur pratiquement chaque aspect de nos vies » [1]. Et oui, une nouvelle phase de lutte s’enclenche aujourd’hui : on voit les jeunes et les peuples dans les rues ; voici, de plus, qu’une sorte de nouveau « Congrès Européen Citoyen »1 s’annonce à Londres, au vaste niveau des syndicats, mouvements sociaux et organisations progressistes, pour réagir face aux mesures d’austérité et autres désastres en perspective.
On n’aura donc pas perdu son temps, pendant la douzaine d’années précédentes ! La vague altermondialiste, à ce moment, nous l’avions abondamment vécue à Liège. A partir, là aussi, de projets portés par les réseaux associatifs – en même temps que syndicaux et, dès lors, susceptibles de se propager d’autant plus jusqu’au plan du pays tout entier. Dans des réalisations créatives, participatives, mobilisatrices, en même temps politiques... et poétiques. Comme j’étais heureux de revivre tout cela à ce congrès des maisons médicales « rêvant d’un autre monde » et si festivement animé !
En guise d’échange, pour partager l’expérience vécue à Liège, au « collectif Argent Fou », à ATTAC, puis à la Coordination « D’autres Mondes » : comment ce gros rassemblement s’est-il mis en place et développé à Liège, à ce moment-là, avec une centaine de composantes associatives et syndicales unies en « Forum social à la liégeoise ? ».
Il y eut un lieu, le Centre liégeois du Beau- Mur, déjà accrédité comme progressiste et pluraliste... Important, un tel lieu, marqué par la présence, les réalisations précédentes et relations étendues de militant(e)s impliqués, reconnus comme hommes et femmes de dialogue, tisseurs de liens. Un lieu qui puisse ainsi être habité par une sorte de « biodiversité culturelle ». Celle-ci a favorisé des partenariats ouverts entre personnes, groupes et autres centres de projets alternatifs, Barricade notamment, devenu du coup un autre pôle de rassemblement. Personnes et projets se confortant l’un l’autre dans des actions décidées ensemble pour mettre en place « d’autres Mondes possibles ».
A partir de là, travail « sur les limites »2. Des gens ayant un « statut » reconnu dans des organisations plus instituées peuvent se permettre en même temps d’y faire valoir l’apport critique ou même contestataire d’une mouvance au sein de laquelle ils sont aussi reconnus. Travail de transformation « sur les marges », dit-on également ; sur les marges de ce qui est établi aujourd’hui comme règles à suivre (compte tenu du « système »)... Mais sans se marginaliser, car alors on n’a plus de prise sur les mécanismes de pouvoir ! C’est ce qu’avaient apprécié, par exemple, ces responsables syndicaux ou d’organisations non gouvernementales voyant venir comme bénéfique l’innovation stimulante apportée par des groupes d’action, qui pouvaient davantage qu’eux être mordants par rapport aux institutions.
Travail de décloisonnement, aussi ; bien connu dès l’origine et dans l’évolution des maisons médicales. Lorsqu’il y a coopération entre les domaines de compétences, entre la réflexion et le travail de base, entre l’expertise et les savoirs collectifs (l’ingénieur agronome et les paysans, par exemple), entre centres d’intérêts, entre convictions diverses... ou entre l’humain et la nature... C’est chaque fois du réseau qui peut se mettre en place. De même, travail de décloisonnement dans l’expérience en région liégeoise dont il est question ici : on trouvait ensemble (représentés par sept porteparoles de l’assemblée générale) organisations ouvrières, ATTAC, Ligue des Familles, Droits de l’homme, étudiants, associations de femmes, associations de quartiers, associations laïques, chrétiennes ou socialistes, acteurs dans l’urbanisme, l’alimentation, la santé, l’écologie, la paix, le Tiers-Monde, la culture, l’enseignement, l’éducation populaire, la presse indépendante, l’immigration ou le monde des exclus... Des connivences entre eux tous, c’est du transversal, qui permet divers angles de vue plus critiques, diverses alliances respectant cependant les identités de chaque partenaire... Mais c’est du réseau et c’est détonnant face au pouvoir ! Imaginez l’impact d’une campagne pour la défense des services publics avec tout ce monde derrière, concerné à fond.
Ajoutez que les communications deviennent directes et prennent des raccourcis dans tous les sens, qu’entre groupes et entre personnes, une confiance s’acquiert ; on s’accrédite l’un l’autre, on se valorise l’un l’autre ; mieux, on dit du bien l’un de l’autre (!) et c’est contagieux. Cela devient la fête dans la lutte [2].
Enfin, face à la stratégie des pouvoirs économiques, est-ce qu’on ne voit pas la créativité libérée par tant de coopération, partenariat, estime réciproque, métissage des savoirs, pensée plurielle, souplesse et proximité des réalités dont telle ou telle association peut être le détecteur avancé ?
Les réseaux associatifs, à condition d’être chargés de toutes ces qualités humaines, peuvent ainsi contribuer à apporter une tactique de subversion (refus, contre-info, projets) en libérant un imaginaire décapant capable de forcer le chemin vers cette société transformée à laquelle tendent toutes nos alternatives.
Un peu de réalisme, SVP ? Mais bien sûr. Mutuelles, coopératives et syndicats, qui nous ont ouvert de tels chemins, étaient, à l’origine, des réseaux – et ils ont révolutionné le champ social. Parviendrons-nous à sauver ce patrimoine : plein emploi, sécurité sociale, fiscalité progressive, services publics ? Quelle actualité ! Et c’était des réseaux (pas des appareils) critiques, porteurs d’alternatives ! Pendant tout le temps nécessaire pour mettre en route des alternatives, « il faut des réseaux et des militants », comme proposé par le titre. Cette constatation est tirée d’une réflexion que faisait en 2005 l’un de nos dirigeants syndicalistes parmi les plus engagés dans le mouvement... et qui n’ont pas dit leur dernier mot par rapport aux nécessités actuelles...
Et qu’en a-t-il été, cependant, des obstacles rencontrés ? Dans l’enthousiasme des six ou sept années de cette expérience commune, on a eu affaire aux blocages hiérarchiques prévisibles, aux conditionnements culturels dans lesquels se rencontre le grand nombre de citoyens et aux ennuis suscités par quelques extrémismes marginalisateurs... Mais peu de petits conflits, un seul gros qu’on a digéré et pas de prise de pouvoir.
Par contre, à partir du moment où, dans la dernière partie de la décennie, il n’y avait plus en continu de coordination militante et où des associations se sont dispersées, chacune de leur côté, à la recherche d’activités subsidiées permettant des postes de travail (professionnel, cette fois) au détriment d’un autre type de projet… on entrait dans une autre problématique. Pour le dire en une phrase évidemment excessive : il ne faudrait pas, quand même, qu’on en arrive à de la compétition, par pub-internet, proposant à la ronde de la consommation ou des programmes de diffusion culturelle en guise de services, d’éducation populaire ou d’action citoyenne…
Ainsi donc, vu l’autre type de relations, d’emplois, de performances... et de culture que tout cela induirait par rapport au genre de réalisations et d’engagements dont on a parlé ici, il est (encore) temps de revoir la question... Mais il y a problème, dans un tel contexte, pour situer des militants ! Surtout lorsqu’il s’agit de l’un ou l’autre de ces aventurier(e)s « quiassurent- un-tas-de-liens » comme militants de réseaux.
On attend maintenant les rebondissements promis par les événements actuels en Europe et dans le monde.
[1] L’European Joint Social Conference annonce le rassemblement à Londres, au premier octobre, d’une conférence européenne qui parle de la crise en ces termes et rappelle, pour nous, le Congrès Européen Citoyen organisé par ATTAC Wallonie Bruxelles, à Liège en septembre 2001, avec 1200 participants, lançant ainsi l’altermondialisme en Belgique en compagnie de tout un monde associatif et syndical.
[2] Des mots chargés de sens comme celui-ci, sont repris d’expériences partagées avec Georges Thill et plus largement exprimées dans son livre, Le dialogue des savoirs, Luc Pire 2001.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...