Ces dernières années, les réformes dans le secteur de la santé mentale et de la pratique psychothérapeutique se sont succédées. Les psychologues en maison médicale ont choisi de s’appuyer sur le collectif pour porter une parole politique.
En avril 2014 est votée la loi Muylle [1]qui reconnait la psychologie clinique comme une profession de soins de santé et reconnait le titre de psychothérapeute, non protégé jusque-là, à la condition d’obtenir une habilitation garantissant un minimum de formation et d’expérience. Toutefois, dès le 10 mai 2015, sous l’impulsion de la ministre de la Santé Maggie De Block, cette loi est révisée et la psychothérapie de profession devient un acte, une forme de traitement, que seuls les médecins, psychologues cliniciens et orthopédagogues cliniciens, ayant suivi une formation complémentaire dans ce domaine, ont officiellement le droit d’exercer. Dans la foulée, la ministre annonce vouloir rembourser les soins psychologiques. En 2018, elle annonce disposer de 22,5 millions d’euros pour organiser ces remboursements et lance un projet pilote dans ce sens.
Ce projet propose aux patients de pouvoir bénéficier de quatre séances psychologiques individuelles au tarif de 11 euros (4 euros pour les bénéficiaires de l’indemnité majorée). Le patient doit avoir entre dix-huit et soixante-quatre ans inclus [2], être en ordre de mutuelle et présenter un trouble psychique modéré, de l’ordre de la dépression, l’anxiété, la consommation d’alcool ou la consommation de somnifères ou de sédatifs. Le patient a accès aux séances uniquement sur prescription du médecin généraliste ou du psychiatre. La première séance est celle où le diagnostic est posé et peut durer 60 minutes. Les séances suivantes durent 45 minutes. Les techniques utilisées se veulent généralistes avec, par exemple, un traitement orienté solution, de l’autoassistance accompagnée, de la psychoéducation ou des interventions visant à accroître l’autonomie. Ces quatre premières séances peuvent éventuellement être renouvelées sur prescription médicale, le patient ayant droit à maximum huit séances par an. Du côté des professionnels, les psychologues conventionnés doivent obligatoirement travailler sous statut d’indépendant (complet ou partiel), posséder un diplôme de psychologie clinique, signer une convention avec un hôpital du réseau 107 de leur territoire, auprès duquel ils doivent introduire leurs factures et participer à des formations et intervisions au sein de ce même réseau 107. Ils peuvent demander maximum 45 euros par séance et doivent réserver au minimum quatre plages hebdomadaires pour ces consultations remboursées. Ils sont également tenus de collaborer avec les médecins prescripteurs en leur faisant rapport.
Du côté des psychologues de maison médicale, cela fait longtemps que nous travaillons en équipe pluridisciplinaire, en collaboration avec les médecins et le réseau, dans des soins orientés vers la communauté et dans une optique visant la prévention, la détection et l’intervention précoce des problèmes psychologiques. D’une certaine façon, nous nous sentons en avance sur cette réforme et constatons que ce projet pilote, avec ses nombreuses limitations, constitue plutôt un pas en arrière qu’une avancée par rapport à nos pratiques habituelles. D’autre part, nous développons déjà de multiples réflexions au sein de nos groupes sectoriels locaux d’où ressortent notre expertise, notre potentiel et surtout notre réel pouvoir d’action.
En 2016, nous avons décidé d’organiser les premières rencontres réunissant les psys de maison médicale de tout le territoire francophone. Nous nous sommes structurés et avons créé le Groupe Psy Fédé. Les rencontres du groupe nous permettaient de débattre, analyser et discuter collectivement de différentes thématiques telles que la particularité de la pratique psy en maison médicale, qui se trouve à la charnière entre la première et la deuxième ligne, les développements politiques en cours dans le secteur, etc. Ainsi, lorsqu’en 2018 le bureau stratégique de la Fédération des maisons médicales (FMM) a envoyé un courrier à ses membres pour les inciter à se saisir du modèle de remboursement des soins psychologiques de première ligne en engageant des psychologues indépendants (pour ceux qui n’en avaient pas) ou en incitant leurs psychologues indépendants à se conventionner, nous nous sommes rapidement positionnés contre. La FMM, bien que critique vis-à-vis du modèle de la ministre de la Santé, voulait favoriser une tactique d’entrisme : intégrer le modèle des soins psychologiques de première ligne pour pouvoir faire entendre les critiques des travailleurs de terrain et le faire évoluer de l’intérieur vers un remboursement plus étendu, moins conditionné et qui corresponde mieux à la réalité des psys de maison médicale. Nous, psys, ne partagions pas ce point de vue. Conformément aux recommandations de nos associations professionnelles, nous ne voulions pas donner l’impression de cautionner un modèle qui allait à l’encontre de nos valeurs et de l’idéologie défendue de longue date par les maisons médicales : la prise en charge globale, intégrée, continue et accessible des patients.
Devoir passer par la prescription médicale pour le remboursement et le renouvellement des séances réduit l’accessibilité aux soins. En maison médicale, les points d’entrée du patient vers le psy sont multiples et ne passent pas tous par le médecin.
Les remboursements ne sont accessibles qu’à un public délimité (âge ou intensité et type de problématiques).
Devoir limiter son travail à quatre séances renouvelables par an entrave la continuité des soins et met en danger la qualité de l’alliance thérapeutique. En maison médicale, les suivis psys sont souvent complexes et faits d’allers-retours peu compatibles avec une approche standardisée et rigide fondée sur un principe de rentabilité. Ce modèle risque d’enfermer le patient dans des diagnostics et des plans de traitements sans lui laisser le temps d’évoluer à son propre rythme, tout en prenant le risque de le renvoyer à un sentiment d’échec s’il n’arrivait pas à « se soigner » rapidement. Cela pose particulièrement problème lorsque l’on s’adresse à un public précarisé et vulnérable, à qui la société renvoie déjà constamment une image d’échec et d’incapacité. Le renvoi vers une deuxième ligne plus spécialisée en cas de trouble sévère, en plus de briser l’alliance thérapeutique, ne cadre pas toujours non plus avec les souhaits, les possibilités et le bien-être des patients.
Cette proposition de remboursement ne s’adresse qu’aux psychologues indépendants, alors même que la FMM défend plutôt le statut salarié du psy pour favoriser son intégration dans l’équipe à égalité avec les autres fonctions et ainsi soutenir une prise en charge globale et intégrée des patients. Le psychologue conventionné devant se mettre à disposition d’un autre réseau que celui de la maison médicale ne peut plus limiter sa pratique aux patients de celle-ci, ce qui réduit encore sa disponibilité pour le travail interdisciplinaire. Les psychothérapeutes non psychologues et les salariés, eux, n’ont aucune possibilité d’accès à ces conventions bien qu’ils travaillent depuis de nombreuses années et sont déjà intégrés dans le réseau de soins.
Nous pointions aussi d’autres problèmes : en forçant la prescription médicale, l’autonomie professionnelle du psychologue est déforcée. Le modèle de Maggie De Block met en danger le respect du secret professionnel, et donc la qualité de l’alliance thérapeutique fondée sur la confiance des patients, en exigeant le partage d’informations confidentielles et potentiellement stigmatisantes (diagnostics, anamnèse, etc.) à des tiers. Il renforce également la précarité du statut de psychologue en encourageant le travail indépendant (nettement moins bien protégé en matière de droits sociaux) et en proposant une rémunération qui, compte tenu de l’engagement demandé, ne nous parait ni éthique ni viable. Enfin, en forçant le patient à entrer dans un cadre prédéfini, quelles que soient son histoire et ses affinités, ce modèle contribue à réduire considérablement la diversité des pratiques psys et risque de mener à une standardisation des soins, tout en renforçant une logique managériale d’évaluation, de rentabilité et de contrôle.
Pour faire entendre notre point de vue, nous avons décidé collectivement d’établir un dialogue avec le bureau stratégique. Nous lui avons adressé une lettre ainsi qu’aux maisons médicales pour détailler nos arguments. Ce climat, tendu au départ, a donné naissance à un débat constructif où les deux positions ont pu se rejoindre. Nous avons pu réfléchir ensemble à la façon dont nous pouvions nous impliquer dans cet organe politique et également dans le groupe financement pour développer une stratégie commune.
Cette lettre a favorisé d’autres échanges en voyageant jusqu’à la Fédération des associations de médecins généralistes de Bruxelles (FAMGB) et a mené à une rencontre avec le coordinateur de la réforme des soins de santé mentale (ou projet 107). Cette rencontre a permis de souligner à quel point l’intégration de la pratique psy en maison médicale correspond bien aux idéaux du projet 107 : des actions de prévention, de détection et d’intervention précoce des problèmes psychiques, accessibles et adaptées à la population du territoire concerné, en collaboration avec la première ligne généraliste et le réseau, et en assurant si nécessaire la continuité psychothérapeutique sur le long terme [3].
Par ailleurs, certaines pratiques à l’étranger plaident largement pour notre modèle. En Angleterre par exemple, les médecins généralistes travaillent en collaboration directe avec des psychologues, des psychothérapeutes et des gradués en santé mentale. Le National Health Service (NHS) a même ouvert un accès à certains spécialistes de la santé mentale, sans prescription médicale. En Allemagne, les psychologues remboursés sont d’office intégrés dans des équipes pluridisciplinaires non hiérarchisées [4]. N’est-ce pas exactement ce que nous faisons dans nos maisons médicales ? Reste à y valoriser financièrement la fonction psy, un enjeu majeur…
Nous avons donc décidé collectivement d’organiser notre représentation politique en nous affiliant à une association professionnelle susceptible de défendre la complexité et la pluralité de nos pratiques et de les faire connaitre auprès des instances décisionnelles. Nous sommes actuellement en pourparlers avec l’Union professionnelle des psychologues cliniciens francophones (UPPCF) qui dispose de deux mandats au Conseil fédéral des professions de soins de santé mentale. Ce conseil a pour mission de donner au ministre de la Santé publique des avis sur les matières liées à l’agrément, l’exercice des professions de soins de santé mentale et l’exercice de la psychothérapie. L’UPPCF souhaite faire évoluer le modèle actuel de remboursement des soins psychologiques de première ligne.
La population est toujours plus à risque de rencontrer des problèmes psychologiques – nous le voyons aujourd’hui en cette crise du Covid-19. Le métier se doit d’être compris, reconnu et valorisé. Nombreux sont les experts qui soulignent l’importance de soins psychologiques de première ligne accessibles et organisés dans un cadre pluridisciplinaire [5]. Nous pensons que les psys de maison médicale ont leur place dans la réforme des soins de santé mentale, mais en maintenant la complexité et la particularité de leurs pratiques. Nous sommes déterminés à mieux nous faire connaitre et reconnaitre et nous envisageons de mettre à l’ordre du jour l’épineuse question du financement du psy, pour qu’il soit à la hauteur de nos pratiques et des besoins réels des patients. Ainsi, débattre de l’articulation du forfait avec les critères de santé mentale nous parait aussi crucial qu’incontournable.
[1] Loi du 4 avril 2014 réglementant les professions des soins de santé mentale et modifiant l’arrêté royal n° 78 du 10 novembre 1967 relatif à l’exercice des professions des soins de santé, Moniteur belge, 20 avril 2014
[2] Depuis le 2 avril 2020, dans le cadre de la crise sanitaire, les séances sont remboursées pour les personnes de tout âge.
[3] Guide vers de meilleurs soins en santé mentale par la réalisation de circuits et de réseaux de soins, 2010, www.psy107.be.
[4] L. Kohn et al. Model for the organization and reimbursement of psychological and orthopedagogical care in Belgium, KCE, rapport 265, 2016.
[5] Soins psychologiques de première ligne : un premier pas vers des soins accessibles. Expériences internationales », journée d’étude organisée par le SPF Santé publique, 29 novembre 2019.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...