Ri de Ridder, ancien directeur général de l’inami, vient de publier un ouvrage [1] dans lequel il dit tout le mal qu’il pense de notre système de santé, mais dans lequel il propose également – et d’urgence – un autre modèle pour demain.
Cela va donc si mal que ça en Belgique ?
R.d.R. : En règle générale, on peut dire qu’on est content : la grande majorité de la population est satisfaite, les médecins sont satisfaits. Mais est-ce qu’on doit se contenter de ce que l’on a quand on sait que cela pourrait être nettement mieux ? Si on regarde les inégalités sociales, qui sont assez accrues dans notre système, est-ce qu’on peut être content ? Personnellement, je trouve que non. Si on regarde le vécu des patients, surtout les patients chroniques, est-ce qu’on peut être content ? Non. Et si on regarde la santé mentale, non plus. Certes, on sauve des vies et la qualité technique dans notre système est bonne… mais s’en contenter ou le trouver acceptable écarte la possibilité de faire mieux. Or, nous pouvons faire mieux, et même beaucoup mieux. Il y a énormément de choses à améliorer.
Au niveau budgétaire, déjà…
Pourquoi n’en voudrions-nous pas plus pour l’argent dépensé ? Le gaspillage est énorme. Pourquoi des familles n’ont-elles toujours pas accès aux soins à temps ? Pourquoi laisse-t-on des jeunes dans leur détresse et pourquoi observons-nous encore de hauts taux de suicide ? Notre technologie est très performante, mais pourquoi tant de cancers du sein tardivement dépistés ? Pour moi, c’est une réflexion de santé publique, de santé communautaire.
Et on a beaucoup perdu de ce côté-là ?
Il y a tellement d’individualisme dans le fonctionnement du système sanitaire qu’on en oublie les besoins communautaires ou de population. Il s’agit de prévention au sens large, du maintien du tissu social, du lien social. L’engagement dans le quartier, la proximité, ce sont des notions très importantes et qui sont de nature préventive. La prise en charge précoce des familles en détresse par exemple, le travail multidisciplinaire autour d’une problématique… Cela prête au débat : qui doit faire de la prévention ? Est-ce le système de soins de santé ? Les services publics ? L’école ? Ma réponse : tous ensemble. C’est un choix de donner la responsabilité de la prévention au système de santé – au sens de système de santé publique – pour y accrocher aussi le système de bien-être, de la protection sociale, le logement, etc. On peut aussi l’imaginer d’une autre façon, imaginer que le moteur ne soit pas dans, mais en dehors du système médical. Quel en serait alors le pivot ? Je pense que l’essentiel, c’est le travail au niveau du quartier.
Vous avez dirigé l’Inami et cofondé l’une des toutes premières maisons médicales. C’est compatible ?
L’un de mes constats, c’est que le changement d’un système n’est pas le résultat d’un seul point, d’un seul acteur, d’une seule instance ou d’une seule personne. Un système change en tant que système et plus on l’y pousse, plus on a de chance qu’un jour il change. C’est aussi l’une de mes frustrations après une vingtaine d’années dans les instances : notre système a une lourdeur, une inertie énorme. Nettement plus que dans d’autres pays. Mais je garde l’espoir que cela change. Si ce n’est pas de l’intérieur, des facteurs externes vont jouer. Le manque de main-d’œuvre par exemple pourrait être un élément qui bouscule la prise en charge des soins selon le modèle actuel, très médicalisé. On ne saurait plus répondre aux besoins… Bon, maintenant on est un peu challengé par le Covid, mais on a tout de même frôlé les limites dans certaines provinces. Je pense aussi qu’il pourrait y avoir un facteur de mécontentement de l’utilisateur, qui ne trouve plus la réponse qu’il attend. On dit que pour obtenir un changement il faut une burning platform, un niveau de conscience partagé. Autrement dit que chaque couche de la société soit convaincue qu’un changement profond est la seule option, et qu’il doit être mis en œuvre maintenant. Pour cela, nous avons besoin de nombreux cas et récits percutants – j’espère que mon livre y contribuera ! – qui montrent comment de nouveaux soins de santé peuvent changer la vie des gens. Espérons que la crise que nous traversons fasse réfléchir les différents acteurs. Même si ce n’est pas tout à fait le moment pour entamer les réformes dont on a besoin, la pandémie sera peut-être un point de départ. Espérons donc pour cela aussi qu’elle ne durera pas trois ans...
Quel est cet autre modèle que vous défendez ?
Aujourd’hui, nous avons un seul et même modèle de soins médicaux pour tout le monde. À l’opposé, je propose un modèle de soins holistiques, englobant, sur mesure, axé sur la personne et sur la communauté. En bref : aligner les soins sur les besoins de chaque individu et sur les besoins du quartier. C’est absolument nécessaire si l’on veut organiser des soins qui recouvrent aussi le bien-être. En tant que médecin, il faut regarder plus loin que la partie du corps malade qui se trouve sous notre nez.
Comment aligner les soins sur les besoins du quartier ?
D’abord, il faut identifier les besoins. Quel type de plaintes de santé observe-t-on le plus ? Qu’en est-il de l’habitat ? Y a-t-il beaucoup de personnes isolées ? Les habitants sont-ils peu ou hautement qualifiés ? Dans quelle mesure sont-ils dépendants de soins ? Vous allez aussi interroger les gens – ce qui se fait rarement de nos jours –, leur demander si des choses leur manquent, ce qu’ils trouvent important, s’ils sont stressés, s’ils dorment bien, s’ils se sentent heureux... La santé est au cœur des grandes stratégies comme des petits projets. Je pense à une initiative de quelques maisons médicales gantoises : apprendre à des patients à rouler à vélo. Les participants bougent et rompent leur isolement. Par la même occasion, un kinésithérapeute vient leur parler de l’importance de l’activité physique. Idéalement, cela s’inscrit aussi dans un plan plus large de sécurité routière et d’aménagement territorial. De tels projets stimulent également la solidarité dans le quartier.
Les maisons médicales seraient donc des précurseurs ?
La maison médicale, c’est la première ligne ; c’est la multidisciplinarité autour des soins. Ce que je préconise, c’est de pousser un peu plus loin et d’arriver à quelque chose qui rallie cette première ligne, le social et une bonne partie des soins spécialisés dans un tout et avec un budget décentralisé. C’est un modèle organisationnel basé sur le travail d’équipe dans les quartiers, en interaction avec la population, avec un ensemble évidemment inter- et multidisciplinaire. C’est la maison médicale, mais à une échelle plus grande.
Comment sont constituées ces équipes de quartier ?
Le but est que tous les prestataires de soins actifs dans un quartier portent ensemble la responsabilité des soins de tous les habitants et qu’ils forment une équipe. Pour quelque 8 000 personnes, je l’estime à 150 à 200 prestataires de soins et travailleurs du bien-être : médecins généralistes, infirmiers, kinésithérapeutes, psychologues, dentiste, gynécologue, travailleurs sociaux, pharmaciens, aide à domicile… Leurs services allant des soins purement médicaux à la prévention de la santé, l’accompagnement des grossesses, les soins palliatifs, etc. Selon le quartier, cette équipe peut être adaptée ou complétée : pédiatres, gériatres, diététicien… Dans chaque équipe, il y aura des profils qui savent s’y prendre avec les malades chroniques, le plus grand et le plus complexe groupe de bénéficiaires de soins.
Avec quel financement ?
Comme l’offre de soins, le financement est aujourd’hui complètement morcelé. Une grande partie des soins sont payés à l’acte et il y a aussi des soins subventionnés. Parfois, le même type de soins est proposé par des indépendants et par des salariés. Cela ne simplifie pas la collaboration. Maintenir les différentes formes actuelles de financement et les reprendre toutes dans une seule équipe n’est pas possible, car cela entraverait la mission de l’équipe de quartier qui est de dispenser des soins intégrés et efficients. Un financement global est donc nécessaire. J’imagine un budget global affecté au niveau local via les équipes de quartier. Pour le calculer, nous pourrions nous baser sur la consommation de soins de santé. Mais si l’on veut tenir compte des besoins, nous devons aussi prendre en compte d’autres données comme l’éducation, l’âge, le sexe, le logement, le chômage… Le budget sera donc différent d’une région à l’autre selon sa population. La responsabilité financière est donc décentralisée au niveau locorégional. Il s’agit d’une transition radicale.
Quels seraient les liens avec les hôpitaux ?
Je pense qu’une délimitation stricte entre la première et la deuxième ligne n’est pas idéale et que ce serait une erreur de ne pas inclure les soins spécialisés et les soins hospitaliers courants dans l’organisation régionale des soins. Je plaide pour une intégration organisationnelle au-delà des lignes, de sorte que nous puissions aborder des questions difficiles comme les prestations inutiles ou les consultations aux urgences pour des problèmes qui peuvent être résolus dans la première ligne. Les murs autour de l’hôpital doivent tomber et le personnel hospitalier spécialisé doit aussi pouvoir être actif dans les équipes de quartier. Le mouvement inverse est aussi souhaité : un travailleur social de l’équipe de quartier peut assister l’hôpital local en fournissant un avis, en participant à des projets concrets. L’équipe de quartier peut se tenir prête pour des patients qui sortent de l’hôpital et qui ont des besoins de revalidation ou d’un accompagnement psychologique, par exemple.
Votre proposition remet aussi en cause le principe de l’assurance maladie ?
C’est peut-être l’occasion de le remettre en question fondamentalement et d’examiner si nous ne pourrions pas rendre le système vraiment universel. Aujourd’hui tout le monde ne peut pas en bénéficier, car, pour être assuré, il faut satisfaire à une série de conditions. Demandeurs d’asile, sans-papiers, sans-abri, personnes endettées… les règles sont tellement complexes qu’il y a en permanence près de 100 000 personnes laissées de côté. Pour les prestataires de soins également, ce serait une énorme amélioration, car ils ne devraient plus se demander si la personne qui frappe à leur porte peut bénéficier ou non d’un remboursement. Et cela leur épargnerait aussi énormément d’administration.
Le changement et la transition demanderont cependant du temps, et du courage…
Il faut une vision à long terme, il faut dix ou quinze ans pour arriver à un changement avec des objectifs partagés. C’est quelque chose qu’on ne connait pas dans notre pays et ça, c’est une grosse difficulté. Expérimenter, faire les choses autrement, c’est très compliqué parce que la structure de l’État est elle-même tellement compliquée qu’elle empêche l’innovation. Ne soyons donc pas surpris ici non plus que les changements viennent de l’extérieur : le marché, la technologie… Je pense qu’on sous-estime les possibilités de la technologie en matière d’autogestion – même si elle rend aussi les gens dépendants. L’inertie du système peut tuer le système. D’où l’intérêt de s’atteler au changement avant, de susciter de l’enthousiasme, de trouver des alliés… comme on l’a fait lorsque nous avons créé les premières les maisons médicales : à partir de rien, à partir d’une utopie. C’est ce que j’appelle l’entrepreneuriat social. C’est peut-être un rêve, mais je suis convaincu que ça existe.
[1] R. de Ridder, Au chevet de nos soins de santé. Comment les améliorer sensiblement ?, Mardaga, 2020.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...