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Savez-vous planter les choux ? Regard sur les modes de reproduction des maisons médicales


1er octobre 2013, Gaëlle Chapoix

chargée de mission dans l’équipe de l’Éducation permanente de la Fédération des maisons médicales.

Les motifs et modes de reproduction des maisons médicales sont multiples et finalement toujours uniques. Deux grands cas de figures se dégagent : la création d’un projet à partir d’une « maison-mère » et la création d’une nouvelle équipe par des travailleurs ou ex-travailleurs de maison médicale. A partir des récits de quelques expériences, Gaëlle Chapoix propose ici une exploration des déclencheurs, obstacles et facilitateurs qui peuvent influer sur la naissance de ces nouveaux projets.

La germination d’un nouveau projet résulte toujours d’une combinaison de facteurs. Au départ, il y a souvent une tension entre l’offre de service et la demande ou les besoins de la population. Cette tension est plus ou moins analysée, et l’analyse plus ou moins animée d’une vision politique. Ainsi, nombre d’équipes se trouvent confrontées à leurs propres limites ou plutôt amenées à définir celles-ci : la charge de travail augmente jusqu’à mettre en péril la qualité des conditions de travail, celle des soins et plus largement du service à la population. L’afflux de nouvelles demandes conduit certaines équipes à décider de suspendre les inscriptions. L’accessibilité, un des piliers des maisons médicales, s’en trouve mise à mal. Plusieurs options sont généralement envisagées et souvent combinées. Adapter les locaux par un agrandissement ou un déménagement, en élargissant ou non l’équipe en est une. La croissance du projet est cependant limitée pour diverses raisons : taille optimale ou maximale de l’équipe jugée atteinte (afin de préserver une qualité de travail en commun, de ne pas alourdir la gestion d’équipe, la prise de décision collective...) ou locaux que l’on ne souhaite pas quitter. Dynamiser et mieux organiser le travail en réseau est une autre possibilité. Cela peut avoir des effets secondaires positifs : communiquer au réseau l’état de saturation d’une maison médicale peut favoriser le soutien à la création de nouvelles structures et devenir, indirectement, un facteur ou un facilitateur d’émergence. De nombreux projets sont ainsi nés à l’initiative d’une équipe débordée. Germe alors petit à petit l’idée de créer une antenne ou une nouvelle maison en vue d’améliorer l’accessibilité, en organisant un transfert de patients. Les inscriptions peuvent alors reprendre un moment dans la maison-mère.

Pour une vision politique du territoire

Pour certains, la question du territoire prend un sens plus vaste et plus politique. En région liégeoise par exemple cette approche est très construite : les équipes veillent ensemble à éviter les superpositions de territoires et à tendre vers la couverture des espaces non desservis préalablement identifiés. Cette identification devient alors en soit un facteur d’émergence. A Bruxelles, l’approche est plus locale, sans concertation régionale et pas toujours en dialogue avec les équipes voisines. Dans le Hainaut, même type de constat : des espaces non desservis par une maison médicale et manquant ou amenés à manquer à court ou moyen terme de services de première ligne sont identifiés par certaines équipes ou travailleurs, mais il n’y a pas de coordination régionale organisée. Lors du dernier congrès des maisons médicales, Michel Roland évoquait l’enjeu de « la gestion des recouvrements ou redondances mais aussi des manques ou des ‘trous’ dans la couverture d’un territoire par des services de première ligne ». Un enjeu lié à la question du travail en réseau et de la coordination des services au niveau local [1]. La manière de s’en saisir est donc influencé par les cultures régionales et locales. Ces observations rejoignent les réflexions menées dans notre étude sur les initiatives proposant des alternatives au modèle néolibéral, portant entre autres sur la recherche d’un équilibre entre grandir et essaimer. L’une des caractéristiques communes était en effet l’ancrage local et la taille humaine [2] : ne pas se laisser prendre par le mythe de la croissance entretenu par la société néolibérale et tenir compte des spécificités locales en termes de besoins comme de ressources.

Du sang neuf et des conflits

Quelle que soit la forme sous laquelle émerge un nouveau projet, il apparaît comme le fruit de rencontres, cultivé à l’initiative de personnes motivées qui aiment les défis et prêtes à investir du temps et de l’énergie dans la construction d’un projet (l’expérience en cette matière est d’ailleurs précieuse). Cette dimension est également centrale dans l’émergence de maisons médicales à partir de regroupement de médecins généralistes [3]. Elle semble bien présente aussi pour les projets portés par une équipe existante, car cela nécessite, même dans ces cas-là, un investissement personnel important de quelques-uns. De plus en plus souvent, ce sont les assistants en médecine générale qui jouent le rôle de moteur. Lorsqu’ils ne rejoignent pas une équipe existante, que ce soit celle où ils ont effectué leur assistanat ou une autre, ils se dirigent parfois vers la création d’un nouveau projet, avec le soutien de l’équipe, de travailleurs et/ ou de la Fédération des maisons médicales. La culture de la nouvelle génération et sa recherche, entre autres, d’une qualité de vie et d’un travail d’équipe constitue un facteur d’émergence. Il en va de même de la présence de maîtres de stage en maisons médicales, et de la qualité du cadre et de l’expérience de stage qui suscitent ou non l’envie de poursuivre dans cette voie plutôt que dans le simple partage d’un cabinet avec d’autres généralistes par exemple. C’est d’ailleurs une des motivations de la Fédération des maisons médicales qui a permis de développer un projet spécifique visant à l’amélioration de la qualité des stages en maison médicale. Le conflit peut également être un facteur d’émergence. Christophe Pacific (2008) en parle comme un ingrédient positif, novateur et fondateur de possible. Il peut prendre source dans des mésententes d’ordre personnel ou dans des (en)jeux de pouvoir. Il porte aussi souvent sur un ou plusieurs aspects du projet et de la conception du travail : travail à l’acte ou au forfait, élargissement et diversification de l’équipe ou petite structure centrée sur les fonctions de base, organisation du travail d’équipe et structure décisionnelle, politique salariale... Quels qu’ils soient, les conflits peuvent constituer autant d’étincelles et donner l’élan pour prendre son envol et quitter le confort du nid initial.

Une maison médicale est ainsi née d’un désaccord sur le passage de l’acte au forfait. Peu de temps après le départ des partisans du forfait, la maison médicale d’origine a également fait le pas. Mais le processus a permis de respecter les rythmes de chacun dans ce changement d’ampleur et de susciter la naissance d’un nouveau projet. Tout comme il n’est pas nécessaire d’être d’accord sur tout pour travailler ensemble, il est bon de penser à construire une « hygiène de la séparation », comme l’évoquait récemment Gilles Henrard inspiré par la micropolitique des groupes4. Une « hygiène de la séparation » évite de s’embourber dans des conflits de personnes et des conflits de loyauté, pour les professionnels comme pour les usagers confrontés au départ de soignants, à une proposition de transfert... Cette hygiène, qui nécessite entres autres de désindividualiser et dépsychologiser, rend possible une fructueuse collaboration entre la « maison-mère » et la nouvelle.

Parcours d’obstacles et points d’appuis

Une fois l’étincelle présente, elle pourrait être bien vite soufflée, car les obstacles sont légion. Même si l’envie et la conviction professionnelle voire politique sont présentes, il n’en est pas moins difficile de choisir de quitter un certain confort pour un avenir plus incertain. On sait ce que l’on quitte, pas ce vers quoi on va. Monter un nouveau projet, même avec le soutien d’une équipe, même en équipe, demande de l’énergie, du temps, des moyens multiples et un certain courage. Et cela ne se fait pas, en témoignent certains, à n’importe quel moment de la vie, d’une personne comme d’une maison médicale. L’incertitude porte notamment sur l’aspect financier (voir l’article « La solidarité pour favoriser l’émergence » en page 117 de ce dossier). Un travailleur qui quitte une équipe pour en créer une nouvelle risque de voir son temps de travail fortement réduit, voire d’être obligé de travailler bénévolement, pendant un temps plus ou moins long. Pour la nouvelle structure, le soutien d’une ou plusieurs maisons médicales peut être très précieux, que ce soit sous la forme de prise en charge ou aide à la gestion administrative (temporaire ou non), de prêt ou de don (argent, matériel, mobilier), de détachement temporaire de professionnels et/ou de transfert de patients qui évitent un démarrage « à vide ». La mise en place du forfait semble être un obstacle de taille pour le lancement d’une nouvelle structure. La forme de l’antenne, constituant une seule et même asbl avec la « maison-mère » en permet une gestion centralisée. La question de la viabilité de l’investissement se pose aussi pour la maison médicale qui investit financièrement dans le soutien d’une nouvelle structure. C’est vrai pour la structure dans son ensemble, et plus particulièrement pour les quelques personnes plus impliquées : le maître de stage qui offre un accompagnement à d’anciens assistants, le gestionnaire qui porte ou partage la gestion de la nouvelle structure, le groupe de travail qui planche sur le projet... L’analyse des besoins, liée à l’activation des réseaux constitue, tant un facteur d’émergence qu’un point d’appui pour la création d’une maison médicale. Les contacts préalables avec les services et autres professionnels du quartier, médecins généralistes en solo inclus contribuent à confirmer la pertinence du projet et à réduire le temps nécessaire pour rassembler le nombre minimal d’inscriptions pour rendre la structure viable. La possibilité d’un transfert de patients joue à ce niveau, tout en améliorant l’accessibilité des services en les rapprochant des usagers. Activer les réseaux, c’est aussi augmenter ses chances de trouver du soutien financier, ainsi que des opportunités intéressantes en termes de bâtiments. La question des briques, point crucial à la création trouve parfois réponse dans une collaboration avec les pouvoirs publics locaux (voir article France Defrenne dans ce cahier en page 80) ou avec d’autres professionnels ou services. Dans le contexte actuel de pénurie des médecins généralistes et autres paramédicaux plane une incertitude sur la possibilité de constituer une équipe pour démarrer un nouveau projet ou de remplacer ceux qui quittent une équipe pour en créer une autre. La stratégie d’accueil d’assistants en médecine générale et autres stagiaires est aujourd’hui nécessaire et insuffisante. Elle est indissociable des plus larges chantiers portant sur l’attractivité de ces professions, sur la formation à une approche transdisciplinaire incluant un autre partage des tâches... (voir l’article « Formation : il y a encore du chemin ! » dans ce cahier en page 113). Au-delà des aides diverses, le partage d’expériences et d’informations avec les « candidats à la reproduction » constitue un facilitateur. Il est encouragé et organisé par la Fédération (Voir l’article « La Fédération : un autre système de santé est possible » dans ce dossier en page 120), à travers différents groupes et projets, et plus particulièrement le service d’Aide au développement et d’Appui à la gestion qui propose aussi un suivi et un soutien individualisé. Sur le plan financier se pose cependant la question de savoir si l’apport d’une garantie (via Fedemmcoop - voir article page 118) est adéquat et suffisant, en particulier pour les projets qui ne bénéficient pas du soutien d’une maison existante et ont dès lors grand besoin de liquidités.

Affaires de famille(s)

La reproduction des maisons médicales nécessite quelques esprits aventureux, prêts à investir du temps et de l’énergie. De riches réseaux aussi. De l’écoute et une ouverture au dialogue pour permettre l’expression des idées, y compris des désaccords. Laisser la place au dissensus, c’est ouvrir l’espace démocratique, c’est élargir le champ des possibles, c’est permettre l’innovation, s’autoriser à requestionner périodiquement le projet commun, au niveau d’une équipe que du mouvement. Comme dans une famille, il s’agit de cultiver des valeurs communes tout en laissant de la place pour la diversité. Une famille qui s’agrandit parce qu’elle est épanouie. Une famille que l’on peut quitter pour créer la sienne. Une famille où le divorce à l’amiable est possible. Où l’on peut bénéficier de l’expérience et de la solidarité des autres tout en faisant son propre chemin. Où l’on prend le temps de feuilleter les albums photos ensemble pour comprendre d’où on vient et décider où aller. Où on intègre les liens inter- et transgénérationnels. Car des fantômes hantent parfois les murs de certaines maisons, dont les origines ou les créateurs ont été mythifiés ou oubliés... Si le mouvement des maisons médicales était une grande famille, ce serait une famille que l’on peut aussi choisir de ne pas rejoindre parce qu’elle ne prétend détenir la vérité, même si elle croit à son projet. Cultiver et concilier les valeurs communes et le dissensus, la solidarité et l’autonomie. C’est l’art que d’autres mouvements qui « rêvent d’un autre monde » ont certainement aussi à pratiquer. Pour favoriser l’essaimage sans créer de concurrences, de replis identitaires ou de conflits de loyauté. Pour entretenir leur pouvoir d’innovation, de développement d’alternatives et de transformation de la société.


Références

Chapoix G., « Alternatives, une photo de famille  », in « La face cachée du changement », Santé conjuguée, n°57, juin 2011.

De Loeul E., La tarte et le territoire. In Dessine-moi un centre de santé !, in Santé conjuguée n°56, avril 2011.

Henrard G, « Maisons médicales : une communauté d’usage » in « L’autogestion à contre-courant ? », Santé conjuguée n°63, janvier 2013.

Pacific C., Ethique du dissensus. La complétude du deux au service du soin, Thèse pour obtenir le grade de docteur de l’Université de PARISEST en Philosophie, 2008. En ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/46/94/14/PDF/2008PEST0253_0_0.pdf

[2Voir l’article « Alternatives : une photo de famille », cahier de Santé conjuguée 57, 2011.

[3Voir dans ce dossier l’article sur les regroupements de médecins généralistes : Se regrouper ? Et plus si affinité...

Cet article est paru dans la revue:

n° 66 - octobre 2013

Sens et diversité : le terreau des maisons médicales

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...