Dans l’article précédent, nous avons examiné les réactions face à un suicide au travail. Avec C. Dejours et F. Bègue, dont nous tirons l’essentiel de la présente réflexion, voyons maintenant comment le management néolibéral déstructure le monde du travail et s’attaque à ce qui constitue l’identité du travailleur, pouvant le mener ainsi à commettre l’irréparable.
Source principale
Suicide et travail : que faire ?, Christophe Dejours et Florence Bègue, PUF 2009.
Les suicides et tentatives de suicide sur les lieux du travail apparaissent à partir des années 90. Auparavant, le phénomène était surtout décrit chez les petits exploitants agricoles menacés de faillite et chez les salariés agricoles, soumis à des conditions de travail pénibles et vivant sur leur lieu de travail.
L’information ne touche vraiment le grand public que vers 2007, avec les séries de suicides chez Renault, Peugeot et EDF. A l’époque, les directions rejettent toute responsabilité en invoquant le terrain dépressif des victimes. Les collègues des victimes sont réticents à parler du drame, les syndicats sont mal outillés pour affronter ces questions, les médecins du travail sont souvent dissuadés de se mêler de ces affaires. L’idée que le suicide puisse être une issue à des problèmes de travail jette le trouble et l’inquiétude, elle est niée, rejetée. Tout cela concourt à ce que les investigations sur l’événement s’arrêtent avant d’avoir commencé.
Les difficultés personnelles ou les injustices et les violences au travail ont toujours existé. Pourtant, dans le passé, il ne semble pas que ces situations menaient aussi fréquemment à un suicide sur les lieux de travail. Deux mécanismes souvent efficaces protégeaient les travailleurs contre l’évolution vers la dépression. Dans les milieux de travail, traditionnellement tenus par des hommes, se déployaient des stratégies de défense élaborées collectivement : la souffrance y était considérée comme dérisoire, le courage, l’endurance, l’indifférence à la douleur étaient les seules attitudes dignes d’un homme, la peur ne pouvait toucher que les personnalités efféminées et méprisables. La seule manière d’échapper à la honte de ses faiblesses et de ne pas perdre son appartenance à la communauté de travail était de médicaliser les plaintes (ce mécanisme a mené entre autres à l’élaboration du syndrome subjectif post-commotionnel). En outre, des conduites d’entraide et de solidarité se déployaient autour du collègue en souffrance, le collectif de travail remplissait une fonction de prévention des décompensations.
En général, lors d’un suicide sur le lieu de travail, seule la police intervient et elle s’arrête au diagnostic légal : suicide. La direction se déclare désolée mais n’y est pour rien. Aucune parole n’est déployée pour dégager le sens de l’acte. Outre les effets désastreux de ce silence pour la famille du défunt, l’absence de réaction sur ce diagnostic signifie pour ceux qui restent que rien ne sera fait pour comprendre les raisons de l’acte, ni pour transformer l’organisation du travail. C’est ainsi qu’un seul suicide peut tellement aggraver la dégradation du tissu social de l’entreprise que, dans un bref délai, un ou plusieurs nouveaux suicides suivent.
La première question sera de déterminer s’il y a un rapport entre le suicide et le travail. Ce rapport ne fait aucun doute en cas de suicide sur le lieu de travail ou si un écrit est laissé par le suicidé.
Il faudra ensuite interpréter ce rapport entre suicide et travail. Trois types d’interprétation s’opposent.
Quelle approche rend-elle le mieux compte des suicides au travail ? Les deux premières hypothèses résistent peu à l’analyse. Contrairement à ce qu’elles présupposent, il est très fréquent que les personnes qui se suicident ne présentent pas de terrain pathologique, ce ne sont pas des « bras cassés ». Un bon nombre d’entre elles sont même des travailleurs stables, impliqués dans leur travail, dévoués à l’entreprise, appréciés par les collègues et par la hiérarchie. Ils ont souvent une grande aptitude à gérer leur stress. Invoquer une fragilité n’explique pas pourquoi ces personnes se suicident et pas les autres.
L’hypothèse selon laquelle ces personnes « importeraient » leurs difficultés privées sur le lieu du travail pour s’y suicider ne tient pas. Pour beaucoup d’entre elles, le travail est un puissant opérateur de construction et de stabilisation de l’identité et de la santé mentale [1]. Il est probable que les difficultés qu’elles rencontrent au travail retentissent sur leur comportement et sur leur vie priée et non l’inverse [2].
La troisième hypothèse semble plus solide. Le suicide succède en général à une disqualification de la contribution du travailleur à l’entreprise. Cette disqualification peut sanctionner le refus de céder à une demande de flexibilité ou l’impossibilité d’atteindre des objectifs irréalistes, elle peut se matérialiser par une mutation assimilée à une rétrogradation ou par l’annulation d’une promotion, elle peut survenir à l’improviste quand se met en place une nouvelle hiérarchie ou lors d’une réforme de structure.
35 salariés de France Telecom se sont suicidés en 2008 et 2009 et du 1er janvier au 20 mars 2010, on compte 10 suicides selon les syndicats (9 selon la direction). Suite à ces suicides, le gouvernement français a mis sur pied un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail en févier 2010. Les syndicats attendent une « rupture dans les méthodes managériales », mais ils sont sceptiques, craignant soit des effets d’annonce soit une stratégie destinée à repérer les personnes faibles. Chez Carrefour, on déclare n’avoir pas attendu la demande du gouvernement pour agir et on a émis des recommandations pour égayer les salles de pause et améliorer l’ergonomie des sièges des caissières. Un délégué CGT remarque que le mal est beaucoup plus profond... En mars 2010, suite au suicide d’un salarié de France Telecom, la justice française (parquet de Besançon) ouvre pour la première fois une information judiciaire pour « homicide involontaire par imprudence, inattention, négligence et manquement à une obligation de prudence ».
On connaît de longue date le rapport entre les conditions de travail (physicochimiques) et la santé du corps (biologique). Depuis les années 80, les liens entre organisation du travail et santé mentale ont été établis. Et si les suicides au travail augmentent, c’est sur les remaniements de l’organisation du travail qu’il faut se pencher. Trois remaniements sont apparus massivement ces vingt ou trente dernières années.
Les nouvelles méthodes de gestion évincent le système de valeurs associé au travail. L’objectif de la gestion est d’augmenter la rentabilité, pudiquement maquillée en « production de valeur » : il faut du chiffre. Pour y arriver, la nouvelle gestion va s’attaquer à l’organisation du travail et introduire de nouveaux moyens de contrôle de type quantitatif (mesurage, comptage, fichage), qui vont susciter une réaction des travailleurs appuyée sur la qualité du travail, sur le goût du travail bien fait. L’arsenal gestionnaire va riposter à cette réaction en développant des outils supposés assurer la qualité du travail : le « contrôle qualité » et la « qualité totale ». Cette méthodologie est contestée par les gens de métier qui n’y voient qu’un argument factice (notamment dans les industries à risque : nucléaire, chimique, etc). Au terme de ce bras de fer, le travailleur n’a plus d’autre choix que ranger sa conscience professionnelle et son identité au vestiaire et produire pour produire.
Les gestionnaires vont alors écarter les gens de métier les plus expérimentés qui représentent le principal foyer de résistance. Cela s’est fait dans un premier temps par des licenciements ou des « mises au placard », ensuite est venue la vague de sous-traitance. Transférer le maximum de tâches techniques à des entreprises sous-traitantes minimise le risque de contestation, libère l’entreprise-mère des contraintes du contrat de travail salarié stable et introduit une précarisation qui renforce la docilité des travailleurs. La disqualification du travail bien fait élimine les valeurs attachées au métier (exemple significatif : dans de nombreuses universités, les cours d’économie de la santé remplacent le terme « médecin » par « producteur de soins ») et détruit l’un des ressorts essentiels de la santé mentale au travail : la reconnaissance du travail, qui est la rétribution symbolique de l’apport du travailleur à l’entreprise et à la société. Cette reconnaissance comporte deux aspects : un jugement d’utilité, évalué par la hiérarchie ou la société, et un jugement de beauté, c’est-àdire de conformité du travail avec les « règles de l’art » et les règles du métier, jugement qui ne peut être prononcé que par des pairs qui connaissent le métier. Ce jugement ne porte pas sur la personne du travailleur, seulement sur la qualité de son travail, mais dans un deuxième temps le travailleur peut rapatrier le bénéfice de cette reconnaissance du registre du faire dans le registre de l’être. Par là, le jugement de beauté a un impact majeur sur l’identité et donc sur la santé mentale. Il n’y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de l’identité et de la santé mentale.
« Quand on demande à un commercial de doubler son chiffre d’affaires, il ne peut atteindre cet objectif qu’en remaniant en profondeur ses modes opératoires. Comment procéder pour atteindre les nouveaux objectifs ? Le manager écarte la question du subordonné : le travail ne le concerne pas, la gestion seule compte pour lui, c’est-à-dire obtenir que le salarié signe le nouveau contrat d’objectifs. Et après ? Qu’il se débrouille, on n’en veut rien savoir. Cela s’appelle désormais autonomie au travail » (Contre l’isolement, l’urgence du collectif, article de Christophe Dejours paru dans Le Monde du 25 septembre 2009).
L’évaluation du travail par des méthodes objectives et quantitatives de mesurage repose sur des bases scientifiques erronées. On peut mesurer le résultat du travail, mais le travail lui-même convoque la personnalité au-delà du temps et du lieu de travail, il implique un temps psychique et intellectuel, le temps d’acquisition des compétences, des habiletés et de l’expérience (davantage dans les activités de service mais en fait dans toute activité). Il n’y a pas de proportionnalité entre travail et résultat du travail. (exemple : le médecin qui soigne un patient jeune avec une seule pathologie aura une meilleure performance que celui qui soigne un patient âgé aux pathologies multiples et intriquées). Dès lors, les méthodes d’évaluation quantitatives sont fausses et génèrent un sentiment d’injustice délétère pour la santé mentale.
Pire, l’évaluation individualisée introduit entre travailleurs une compétition qui dégrade le climat d’autant plus efficacement qu’elle se couple d’un système de gratifications et menaces. La coopération en pâtit, les relations se font moins conviviales, duplicité et mauvaise foi font leur apparition. Chacun se retrouve seul et cette solitude favorise le harcèlement. La victime harcelée, dans sa solitude, ne sait plus si l’absence de soutien des autres est de la lâcheté ou si elle reflète un jugement péjoratif partagé par tous.
On peut penser que la multiplication des suicides au travail ne résulte pas seulement des injustices, de la disgrâce ou du harcèlement, elle vient de l’expérience atroce du silence des autres, de l’abandon, de la trahison. Avec un soutien moral, les victimes résistent bien mieux.
Le slogan de qualité totale a été introduit pour suppléer à l’abandon de la notion de travail bien fait, à la dévaluation des mécanismes qui impliquaient l’expérience des gens de métier et à la disparition des coopérations horizontales et verticales, déstructurées par l’évaluation individuelle des performances. La qualité totale introduit deux types de mesures :
Cette notion relève d’une conception fausse du travail. Le travail réel, même rigoureusement organisé, ne répond pas à un schéma idéal rectiligne, il est inexorablement perturbé par des incidents, des pannes, des imprévus, des accidents, par toute une série de choses qui échappent à la prévision.
Le résultat, c’est un accroissement gigantesque de la charge de travail mais aussi une incitation à la fraude, renforcée par la distorsion communicationnelle (voir l’article « Banalisation de l’injustice sociale »). Cette incitation, inévitable dans ce contexte, est une cause majeure du doute sur les valeurs et de la dégradation de l’estime de soi.
A Drummond (Québec), un réseau de sentinelles en prévention du suicide se met en place. Il s’agit de volontaires recevant une formation qui les sensibilise aux signes suspects de comportement suicidaire. Ces sentinelles n’interviennent pas mais assurent le lien entre la personne suicidaire et les ressources d’aide du territoire. Des entreprises de la région ont fait appel à ces sentinelles.
Les nouvelles méthodes ont, en 20 ans, déstructuré le monde social au travail. Par la grâce du nouveau management, le travailleur est désormais isolé de son milieu de collègues en qui il est incité à voir des concurrents ; il est soumis à une terrible pression à la production et privé de toute reconnaissance par ses pairs ; il est contraint à fournir des résultats dont il ne peut assurer la qualité et souvent acculé à tricher. Voilà pourquoi les gens se suicident au travail, voilà comment ils y sont conduits. Dans les entreprises où l’on se suicide, il n’y a plus de collectif, il n’y a plus de confiance ni de loyauté entre collègues, il n’y a plus de coopération ni de solidarité. Le vivre-ensemble a laissé place à la solitude de chacun et à la peur. Le rapport au travail ne cesse de se dégrader au fur et à mesure que la référence à la gestion chasse la référence au métier et à la qualité fondée sur les règles de l’art.
« Ce dont les salariés ont besoin, ce n’est ni d’une “humanisation”, ni d’un apprentissage à la gestion du stress, ni de relaxation, ni de médicaments psychotropes. Ils ont besoin d’entraide, de coopération horizontale avec les collègues et verticale avec l’encadrement, pour travailler bien. Il suffit pour y parvenir de desserrer la tyrannie de la gestion et de remettre le travail au centre. Car, si le travail peut avoir un sens, ce ne peut être que dans la qualité d’une tâche bien faite, c’est-à-dire conforme avec les règles de métier. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble » (ibid).
[1] Un argument en faveur de l’importance du travail dans la construction de l’identité est que c’est lors de la perte de travail et plus encore lors d’un chômage de longue durée que les risques de décompensation psychologiques augmentent et que l’on voit apparaître dépression, alcoolisme, violence et suicides. Toutefois ce rôle du travail n’est pas reconnu inconditionnellement. Par exemple, Dominique Meda soutient que « La réduction de la place du travail dans nos vies... est la condition sine qua non pour que se développent, à côté de la production, d’autres modes de sociabilité, d’autres moyens d’expression, d’autres manières pour les individus d’acquérir une identité ou de participer à la gestion collective, bref un véritable espace public ». (Dominique Meda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris 1995)
[2] L’article « Docteur je n’en peux plus » témoigne de l’influence du stress au travail sur la vie privée.
[3] Revendication forte de 1968, l’autonomie a été dévoyée de son sens premier. « Des idées qui, à un moment historique donné, ont pu apparaître libératrices face à des pouvoirs et hiérarchies sclérosés, se sont trouvées en fin de compte intégrées dans une nouvelle logique... les thèmes de l’autonomie et de la responsabilité se trouvent aujourd’hui réinvestis dans la modernisation de l’entreprise et donnent lieu à des pratiques de manipulation » (Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, Ed. La Découverte, Paris 1999). L’autonomie vue par l’entreprise n’a plus rien de commun avec celle du Manifeste du Comité d’action Censier, pour lequel l’autonomie « ne s’octroie pas ; elle ne se revendique pas, elle se conquiert ».
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