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Transfert des compétences : sujet sensible ?


18 juin 2018, Marinette Mormont

journaliste à l’agence Alter

Octobre 2017, le Centre fédéral d’expertise en soins de santé (KCE) présentait son rapport sur les soins de santé en prison. Sa principale recommandation : transférer la compétence des soins de santé dans les établissements pénitentiaires du SPF Justice vers le SPF Santé. Une revendication que le secteur associatif social-santé porte depuis de nombreuses années.

Les soins de santé dispensés aux personnes détenues dans les prisons belges sont jugés par nombre d’observateurs comme catastrophiques. Car les besoins sont élevés et les moyens pour y répondre, insuffisants. Comment, à l’avenir, organiser au mieux ces soins aux détenus  ? Lors de la présentation de son rapport [1] en octobre dernier, le KCE s’est clairement positionné en faveur du transfert des compétences. Réaction du politique  ? La volonté est bien présente, a commenté le cabinet du ministre de la Justice Koen Geens, se posant comme un «  partenaire de confiance  » de son homologue Maggie De Block, ministre fédérale de la Santé. De son côté, cette dernière s’est engagée «  à étudier les recommandations du KCE et à établir une feuille de route  », estimant que le transfert représentait une tâche très «  complexe  » [2]. Des «  partenaires de confiance  » qui semblent bien crispés puisqu’aucune interview ne nous a été accordée sur le sujet, ni au sein des cabinets, ni dans les administrations. «  Ils sont en pleine négociation, c’est assez tendu entre les deux ministres  », glisse un observateur, sous couvert de l’anonymat.

Vingt-cinq ans plus tôt

1994. Face à l’ampleur de l’infection par le virus du sida et à la prévalence élevée des troubles mentaux dans les prisons françaises, une vaste réforme du dispositif des soins en prison est mise sur pied, intégrant la population pénale dans le système de santé général et renforçant les moyens pour améliorer la prise en charge médicale des détenus. «  Cette réforme a permis la création d’une unité de soin (anciennement unités de consultation et soins ambulatoires, UCSA) dans chaque prison et ainsi d’homogénéiser la qualité des soins  », commente le Dr Damien Mauillon, de l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire du Centre hospitalier universitaire d’Angers. «  Au niveau déontologique, elle a renforcé le respect du secret médical, qui était plus aléatoire quand les médecins étaient payés par la justice. Les détenus, qui jusque-là étaient exclus de la Sécurité sociale y ont été affiliés, y compris quand ils n’y ont pas accès avant leur entrée en prison, comme c’est le cas pour les personnes sans-papiers.  »

Un quart de siècle plus tard, les enjeux d’un tel transfert sont toujours d’actualité en Belgique  : réintégration des détenus au sein de l’assurance obligatoire  ; amélioration de la continuité des soins intra et extra-muros aux moments de l’incarcération et de la sortie de prison  ; plus grande indépendance des prestataires de soin parfois confrontés à une exigence de double loyauté envers leur patient et leur employeur, l’administration pénitentiaire.

Une revendication associative

Dans notre pays, cette question a pris de l’ampleur dans les années 2010. Des professionnels de terrain des secteurs de l’aide aux toxicomanes et de l’aide aux justiciables se réunissent. Dans la foulée, un groupe de travail «  santé  » est organisé au sein de la Concertation des associations actives en prison (CAAP) à la demande de la conférence interministérielle justice. Pour la première fois, on retrouve autour de la table des représentants du SPF Justice, des associations et du politique. Les liens se consolident et donnent naissance, au sein de l’asbl Transit, au «  projet 72 heures  », qui assure une continuité des soins pour les usagers de drogues à leur sortie de prison. «  Une volonté de changement et de rapprochement s’est mise en route  », se remémore Kris Meurant, coordinateur social à l’asbl Transit et président de l’asbl I.Care, insistant sur les initiatives positives qui ont découlé des rencontres entre professionnels de l’associatif et du monde carcéral  : «  Aujourd’hui, des projets se sont développés au niveau local. Malgré le manque de moyens, il y a beaucoup de bonnes volontés et des ponts se sont établis.  »

En 2014, la CAPB (Concertation assuétudes prisons Bruxelles) lance son «  Appel pour un transfert de compétences des ‘soins de santé des détenus’ vers les SPF Santé publique et SPF Sécurité sociale  » [3]. «  Cet appel formule des éléments dénoncés depuis vingt ans. Mais il a remis la problématique au goût du jour  », commente Kris Meurant avant de préciser  : «  Certains représentants du SPF Justice n’ont pas apprécié qu’on sème la zizanie en ramenant cette question à l’agenda.  » Fin de législature, les porteurs de l’appel sont reçus par les représentants du Gouvernement Di Rupo et participent à la rédaction du Mémorandum Vers des soins de santé à part entière pour les détenus et les internés en Belgique [4] destiné aux futurs ministres de la Justice et de la Santé. S’appuyant sur la Loi de principes concernant l’administration pénitentiaire du 12 janvier 2005, qui définit le cadre dans lequel la privation de liberté doit s’effectuer, ainsi que sur les textes internationaux et les travaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en la matière, le texte invite les hommes et les femmes politiques concernés à «  prendre leurs responsabilités  ».

Une mise en œuvre complexe

Si les actuels ministres fédéraux de la Justice et de la Santé ont promis de se pencher sur la question, aujourd’hui, c’est silence radio. «  Les ministres compétents ont mis en place une taskforce et divers groupes de travail pour étudier cette question à fond. Des déclarations données en ce moment […] pourraient perturber la sérénité des débats à tenir  », a argumenté Kathleen Van De Vijver, porte-parole du SPF Justice. «  En outre, ces groupes de travail pluridisciplinaires sont composés des membres des services centraux respectifs des administrations et du champ de travail/terrain concerné afin de pouvoir tenir une discussion aussi riche que possible.  » Côté terrain, les invitations à participer à ce chantier ne semblent pas – encore – être arrivées à bon port. Le risque  ? Qu’on laisse courir le dossier jusqu’à la fin de la législature, et que les ministres qui leur succéderont «  n’aient pas le courage de le reprendre en main  », s’inquiète Kris Meurant.

Il est vrai que la mise en œuvre d’une telle réforme semble complexe. Tant en termes organisationnels que financiers. Côté français, le transfert aurait autrefois provoqué «  quelques grincements de dents  », selon le Dr Damien Mauillon. La loi serait sortie dans la précipitation, sans avoir été correctement accompagnée. «  En fonction des hôpitaux (la réforme prévoyait de rattacher chaque prison à l’hôpital le plus proche, NDLR), il n’y a pas eu d’uniformité dans la mise en œuvre, confirme le Dr Fadi Meroueh, médecin généraliste et addictologue au Centre pénitentiaire de Villeneuve-lès-Maguelone. Certains n’étaient pas préparés, certains professionnels ne voulaient pas se rendre en prison. Vingt ans après, on a essayé de faire en sorte qu’il y ait des professionnels de santé partout.  »

Questions de sous

Les défis sont aussi budgétaires. Aujourd’hui, les frais médicaux des détenus sont pris en charge par le SPF Justice, à l’exception des frais d’admission d’un détenu dans un établissement de soins en dehors de la prison (lors d’une hospitalisation, par exemple), ainsi que le coût des médicaments et de divers dispositifs médicaux qui proviennent des mannes de l’Inami. Ce dernier verse chaque trimestre au SPF Justice une somme fixe avec laquelle l’administration judiciaire doit se débrouiller.

Si le nouveau mode de financement prévu dans le cadre du transfert s’accorde aux besoins des détenus, il devrait être favorable à leur santé. Car actuellement «  les budgets du SPF Justice sont fixés à l’année dans une enveloppe fermée. On ne tient pas compte de la situation spécifique des détenus et de leurs besoins, commente Delphine Paci, de l’Observatoire international des prisons (OIP). Nous avons l’espoir que si le système n’est plus intégré au SPF Justice, cela va changer. Bien sûr, a priori, cela devrait coûter plus cher.  » Selon l’étude du KCE, quand une telle réforme a été opérée dans d’autres pays, elle aurait produit une augmentation des dépenses en soins de santé de 20 à 40%. Et cela, sans parler du coût de l’opération en tant que telle. «  Le transfert va avoir un coût, c’est sûr, estime Kris Meurant. Mais sur vingt, trente ans, ils devraient récupérer et moins dépenser. Pour nous, cette question est secondaire.  » Fadi Meroueh abonde dans le même sens  : «  Il n’y a pas de surcoût en soi. Si cela coûte plus cher, c’est parce qu’on améliore l’accès aux soins de santé des personnes qui n’y avaient pas accès. C’est en fait un coût qui aurait dû exister et qui n’a pas eu lieu.  »

Encore faut-il savoir si la ministre de la Santé est bien déterminée à investir dans le domaine de la santé carcérale, à l’heure où les coupes budgétaires sont légion dans le secteur de la santé. «  Ce n’est pas dans l’ADN du SPF Justice d’allouer de l’attention et de l’argent à la santé en milieu carcéral. Idéalement, cette réforme est une bonne chose. Mais dans la pratique  ? Le système de santé extracarcéral est géré de façon de plus en plus managériale, s’inquiète un médecin en milieu carcéral, qui préfère rester anonyme. La préoccupation principale du Gouvernement est la gestion des coûts. Toutes les réformes du secteur visent à cela, s’appuyant sur un logiciel basé sur l’evidence based medicine qui entraîne l’apparition d’une médecine très codifiée  : chaque pathologie est définie, de même que la manière et le temps de résolution du problème.  » Et de prendre pour exemple la gestion du burn out, la question de la réintégration des travailleurs malades ou encore la réforme des soins en santé mentale [5]. «  Dans ce nouveau paradigme, continue-t-il, on responsabilise les patients à outrance, ceux-ci devenant des usagers là où les médecins deviennent des prestataires de service. Ceci peut devenir extrêmement pervers quand on voit la fragilité de nos populations de malades pour qui la santé est une représentation abstraite. Beaucoup de professionnels de terrain en prison se demandent donc s’ils y gagneront au change. S’il n’y a aucun garde-fou, le transfert pourrait en fait être une véritable fausse bonne idée.  »

Vers une qualité de soins équivalente ?

Pour motiver un transfert des compétences, on fait valoir le droit des détenus à des soins de santé équivalents à ceux de la société libre. Côté bilan, où en est la France vingt-cinq ans après sa réforme  ? Dans la pratique, il y a eu chez nos voisins un apport important de personnel et de moyens. « Mais on reste en prison, tempère le Dr Fadi Meroueh. Cela demeure un lieu de privation de liberté où, parfois, la sécurité l’emporte sur le sanitaire.  » Les «  escortes de soins  » qui acheminent les détenus vers l’extérieur (pour des consultations et examens médicaux extra-muros) relèvent du secteur pénitentiaire et pâtissent toujours de moyens limités. Conséquence, des délais de consultations beaucoup plus longs que pour la population générale. Autre bémol, en cas de contentieux entre le pôle médical et le pôle judiciaire, «  l’arbitrage va souvent dans le sens de la justice  ». Les programmes d’échanges de seringues ne sont par exemple toujours pas entrés en prison, alors que la loi les autorise dans l’Hexagone. «  Il y a quelques années, on s’approchait de cette équivalence des soins, conclut de son côté le Dr Mauillon. Puis avec l’arrivée du terrorisme, les pressions sont de plus en plus fortes notamment en termes de partages d’informations.  » Car si l’unité sanitaire en prison doit être pensée comme une ambassade, un territoire inviolable en milieu fermé, des pressions de la part des autorités pénitentiaires, «  on en a tous les jours  », confirme Fadi Meroueh.

Malgré ces quelques réserves, ni l’un ni l’autre ne reviendraient en arrière. Jamais, au grand jamais. Cela dit, si l’implémentation d’un transfert de compétences s’avère nécessaire en Belgique, c’est à la condition sine qua non que la santé en prison ne fasse pas les frais de réductions budgétaires supplémentaires. Au risque d’en balayer, d’un revers de la main, les effets positifs potentiels.

[1P. Mistiaen et al, KCE Report 293Bs, Soins de santé dans les prisons belges : situation actuelle et scénarios pour le futur, 2017.

[2Source : Belga.

[4Mémorandum : Vers des soins de santé à part entière pour les détenus et les internés en Belgique, Groupe de réflexion « soins et détention », 25 juillet 2014.

[5Lire à ce sujet : M. Mormont, « Hôpitaux : vers une privatisation des soins ? », Alter Échos n°463, 9 avril 2018 ; « Loi De Block : vers la standardisation de la psychothérapie », Alter Échos n°439, 13 février 2017 ; « La chasse aux malades ? », Santé conjuguée n°81, décembre 2017.

Cet article est paru dans la revue:

n°83 - juin 2018

Malade et en prison, double peine ?

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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