S’il est un domaine où les mentalités évoluent, c’est bien celui de l’obésité. Récemment reconnue comme une maladie, sa dimension psychologique est peu à peu prise en compte.
Le discours tenu encore aujourd’hui, jusque dans le corps médical, consiste à fustiger les obèses, à les culpabiliser de manger trop et à les accuser de ne pas être capables de corriger leurs mauvaises habitudes alimentaires. Heureusement, une dimension essentielle de l’obésité commence à être reconnue : la dimen- sion psychologique, très pesante, sans mauvais jeu de mots, sur les obèses. Elle est présente tant dans le processus de prise de poids que dans le vécu de l’obésité au quotidien et même après la perte de poids.
Comme l’explique Elda Guzmàn, psychologue à la clinique des Clairs Vallons, un centre médical pédiatrique brabançon qui prend en charge les enfants obèses, la nourriture revêt un caractère symbolique fort de plaisir : « Beaucoup de gens considèrent qu’un enfant qui mange beaucoup est un enfant heureux, comblé. Ces personnes ne veulent donc pas revoir cette valeur et manger moins. De plus, elles refusent tout changement qui pourrait diminuer ce plaisir, comme une alimentation plus équilibrée ».
Chacun sait que les enfants veulent d’abord satisfaire leur plaisir, notamment par la nourriture : les sucreries donnent plus de plaisir que les légumes, hélas… « Donc les parents doivent mettre des barrières, frustrer. Or, si les parents trouvent triste de dire non, l’enfant va vivre mal toute frustration. Il n’aura pas de limites et croira qu’il peut avoir tout ce dont il a envie, sans se poser de questions. Aussi, notre travail consiste à lui faire comprendre qu’il doit aussi penser à l’avenir et aux conséquences. De même, nous prouvons aux parents que c’est positif pour l’enfant de ne pas recevoir tout ce qu’il veut ».
Autre élément qui revient, la démission de certains parents face aux caprices de leurs enfants : « Les parents craquent de plus en plus. Nous sommes dans une période de grands chamboulements : travail des deux parents, stress, tiraillements, fatigue... Souvent nous voyons des parents dépassés parce qu’ils ont mal commencé l’éducation de leur enfant, sont trop fatigués pour affronter ses cris et ses pleurs face à un refus, finissent par céder et laissent l’enfant devenir un enfant roi qui n’accepte pas que la vie soit aussi faite de frustrations. Ensuite, ces enfants ne veulent pas grandir et deviennent des adolescents qui restent dans ce schéma plus “enfant” de la satisfaction du plaisir immédiat, notamment par la nourriture ».
Le rôle des parents peut aussi être beaucoup plus insidieux. « Je vois parfois des parents qui donnent à leur enfant des sucreries, des gaufres à longueur de journée. Il faut dès lors se poser la question de savoir pourquoi ils sont contents de voir leur enfant manger en permanence. Donc s’interroger sur leur propre fragilité en tant qu’adultes. Beaucoup de parents d’enfants obèses ou en surpoids, et surtout des mamans, vivent avec une grande anxiété, voire dépression face à une réalité difficile ou des traumatismes très importants. Il s’agit de parents qui n’ont pas affronté leur fragilité, la cachent mais s’écroulent parfois devant leurs enfants ; ceux- là attendent inconsciemment beaucoup de l’enfant, qu’il porte avec eux leur tristesse. Dans des cas de grande obésité, je constate souvent que les parents traînent derrière eux un passé très lourd, avec des deuils qui n’ont pas été faits, des chagrins très importants auxquels ils ne font pas face, contre lesquels ils luttent, et l’enfant prend trop de place comme consolateur ».
C’est le cas aussi des parents qui ne voient de raison de vivre que dans leurs enfants. « Certains vont laisser passer, implicitement, vers l’enfant des messages contradictoires, comme ’tu dois maigrir, mais tu ne peux pas me blesser en refusant de manger ce que je te prépare avec amour’, ou ’tu dois grandir, mais surtout ne me quitte pas, je pourrais déprimer’. Les parents vont donc donner à leur enfant un rôle qui n’est pas le sien, il peut même devenir leur confident. C’est l’enfant pris en otage ou l’enfant bouclier ».
Les enfants sont des êtres à part entière et progressivement, ils doivent acquérir leur autonomie par l’éducation. Or, de telles attitudes des parents compromettent ce processus et l’enfant joue un rôle trop lourd dans la famille et se demande souvent ce qui arriverait s’il n’était pas là…
Ce refus des parents de voir les enfants leur échapper peut prendre deux formes opposées : « soit c’est l’hyper-protection, avec un enfant qui ne peut rien expérimenter, se sent bon à rien ; soit c’est la négligence, l’enfant s’occupant seul, se nourrissant seul, regardant la télévision de longues heures, et qui va perdre confiance en lui, croyant qu’il ne mérite pas l’intérêt de ses parents. Dans les deux cas, ces enfants ne sont pas aidés à vivre des expériences, à être curieux et prendre confiance ». Face à ce manque de confiance, l’enfant aura donc tendance à rester dans un schéma qu’il connaît, parce qu’il s’y sent sécurisé. Il va éviter les activités à l’extérieur et les parents ne vont pas l’y encourager, le laissant dans un monde d’enfant avec ses avantages. « L’enfant va régresser, ne va pas trop se tracasser, va éviter les conflits de relations puisqu’il n’a pas de relations sociales, ne va pas risquer d’être mauvais en musique ou en sport puisqu’il ne pratique pas. Bref, il ne va plus rien investir, et les parents non plus. Il va trouver un réconfort dans le fait de rester un éternel enfant avec moins de tensions liées au monde de l’adulte ou de l’adolescent, avec la sexualisation, les chagrins d’amour. Il postpose, évite, s’amuse avec des plaisirs très immédiats, en masquant au fond de lui-même une grande insécurité, une grande souffrance ».
L’enfant obèse trouve les plaisirs immédiats dans la nourriture. Certains, nous confie Elda Guzmàn, avouent que le fait de manger beau- coup, à un moment donné, les coupe de tout : ils ne pensent plus à la souffrance de leur mère, se sentent apaisés. Leurs kilos en trop sont comme un rempart qui les protège de tout.
Dans des familles où l’autonomie est refusée aux enfants ou dans lesquelles ils sont impliqués dans un rôle qui n’est pas le leur, des frères et sœurs peuvent réagir différemment. Certains vont rejeter cette famille, d’autres se prouver leur valeur par exemple en brillant en classe. Et puis il y a ceux qui vont se consoler par la nourriture. Alors peut-on prévoir l’attitude d’un enfant ? Probablement pas, mais les spécialistes ont constaté des traits de caractère récurrents chez les enfants obèses : « Je constate qu’ils pensent beaucoup à l’autre, sont très généreux. Même en famille, ils subissent, s’occupent des autres, les font rire. Ce qui est frappant aussi, c’est qu’ils ne cherchent pas à identifier leurs affects, leurs idées, leurs émotions, leurs opinions. C’est donc difficile pour eux de s’occuper d’eux-mêmes. De plus, ils ont souvent une estime très basse d’eux-mêmes. Je me souviens d’un enfant qui me disait que lorsqu’il mangeait, il se remplissait comme un sac poubelle. Dans sa logique, pourquoi s’occuper de son corps ? Son corps ne vaut pas grand chose, donc il ne vaut pas grand chose… Ce sont aussi des enfants très peu agressifs vers l’extérieur. Pourtant, nous avons tous une agressivité, parfois, à exprimer… Toute la tension, la colère qu’ils ressentent et ne sortent pas, ils vont les calmer en mangeant. Donc, inconsciemment, ils la retournent contre eux. Et puis ils se dénigrent, pensent qu’ils ne valent rien. C’est le cercle vicieux : ils se remplissent encore plus parce qu’ils craquent ».
L’aspect psychologique va aussi jouer au moment de chercher une solution pour perdre ce poids qui peut faire si mal. Et l’enfant a besoin de beaucoup d’aide… « C’est difficile de se faire du mal : un régime, même s’il ne prône pas les restrictions drastiques, est une grande frustration. Il faut être dans un état psychologique optimal pour être courageux. Pour peu qu’il soit fatigué physiquement ou émotionnellement, l’enfant éprouvera beaucoup de difficulté. Aussi, avant de se lancer dans un régime alimentaire, il doit d’abord trouver d’autres sources de plaisir, s’y investir pour augmenter sa confiance en lui, établir des relations avec les autres, se donner des chances de se sentir mieux dans sa peau, être plus en paix au niveau de ses émotions, s’apprécier un peu plus lui-même et se dire ’maintenant je suis plus fort et j’y vais doucement’. Les parents doivent l’y aider en le poussant à se socialiser, à pratiquer des activités pour lesquelles il a des aptitudes, à lui laisser un espace individuel où il arrive à avoir une relation positive avec les autres. Quand il aura plus confiance en lui, il sera capable d’entamer un régime pour perdre du poids ».
Parallèlement, les parents doivent accepter de changer le mode de fonctionnement de la famille. Malheureusement, bon nombre d’entre eux considèrent encore que l’obésité de leur enfant est son problème personnel et qu’il doit s’en sortir seul. « Je suis régulièrement confrontée à un rejet des parents qui n’ont pas envie de remettre en question leur façon de manger à la maison ou leur manière de considérer l’enfant. Or, s’ils ne veulent pas revoir leur attitude, l’enfant qui a perdu du poids ici risque d’en reprendre dès son retour à la maison ».
Si l’enfant parvient à maigrir, curieusement, il n’en sera pas nécessairement plus heureux… Car les kilos en trop peuvent constituer un rempart contre les sentiments de frustration, de tristesse, d’angoisse. Et perdre ce rempart, c’est être plus fragile. « Les enfants qui commencent à perdre du poids me parlent de l’instabilité que cela provoque, parce qu’ils perdent leurs défenses », confirme Elda Guzmàn. « Ensuite, quand le corps perd de nombreux kilos, il n’est pas nécessairement plus beau. Ces enfants doivent donc gérer la frustration de ne pas atteindre le corps idéal qu’ils imaginaient. Enfin, ils peuvent devenir différents en famille, manger moins, ce qui provoquera des changements dans la relation parents-enfant, voire provoquer des conflits. Certains parents avouent en effet avoir du mal à accepter que leur enfant refuse d’être resservi. L’enfant qui perd du poids va aussi commencer à attirer les regards. Du coup, il va prendre plus d’autonomie, va commencer à sortir plus, et les parents vont peut-être ne pas aimer. Ils vont voir que leur enfant, en étant plus autonome, non seulement leur échappe, mais qu’il apporte un peu plus de problèmes, avec les flirts, les sorties, etc. Voyant toutes les tensions que ces changements peuvent induire, l’enfant peut être bloqué dans son évolution. »
Curieusement, les enfants obèses ont une relation très paradoxale avec la nourriture : ils l’aiment parce qu’elle leur fait du bien, leur donne un sentiment de protection, et en même temps ils la détestent car elle induit un sentiment de culpabilité très fort. Faut-il dès lors réconcilier les jeunes avec la nourriture ? « Il est vrai que je vois des enfants qui ne goûtent pas ce qu’ils mangent : ils mâchent à peine et avalent sans apprécier le goût. Je crois effectivement qu’il faut les réconcilier avec la nourriture et le plaisir qu’elle peut leur procu- rer. Mais d’abord, il faut les déculpabiliser, les aider à comprendre pourquoi ils mangent autant. Les enfants sont accusés d’être incapables de se contrôler, ils subissent une pression énorme de l’entourage, ils se méprisent. Il s’agit donc de leur donner une lecture plus simple sur ce qui les pousse à manger autant, de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas responsables de quelque chose qui s’est construit autour d’eux ».
Pour conclure, Elda Guzmàn explique : « L’obésité n’est pas une réalité dépourvue de sens, elle représente une tentative d’adaptation du jeune à une situation relationnelle complexe. Elle va donc l’aider à maintenir l’équilibre familial (en rassurant la mère sur le fait qu’elle est une bonne mère, en rassemblant le couple, en détournant l’attention des sources de tension…) et individuel par l’acte de manger ». L’obésité peut dès lors être considérée comme un moyen de survie de l’enfant, face à une situation qu’il ne peut changer seul. Qui dira encore que les gros sont gros parce qu’ils le veulent ?
Article paru dans Education Santé, n° 191, juin 2004.
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