Que se passe-t-il quand une personne en souffrance s’entend dire par le professionnel consulté « Tout est normal », ou pire « Vous n’avez rien » ? Santé et maladie sont des notions qui paraissent « évidentes ». Mais il en va de cette « évidence » comme de beaucoup d’autres : c’est en voulant définir ces notions que se révèlent leur complexité et la diversité des significations qu’elles recèlent. L’exercice n’est en rien académique car c’est en fonction de ce qui sera perçu comme normal et comme pathologique que se détermineront les représentations, les attitudes, les choix et les actions des personnes, des professionnels et du politique dans le champ de la santé.
Nommer la maladie est toujours un acte linguistique et, partant, la maladie est nécessairement une construction sociale. Il importe de connaître les détails de la construction sociale de la maladie parce que c’est à partir d’elle que nous pouvons faire sens de la maladie, notamment chronique. Ce point de vue constructiviste s’oppose lui aussi à la présentation de la maladie comme entité biologique constante, atemporelle, non influencée par le contexte social, qui renforce la croyance en la supériorité des interprétations contemporaines.
La classification des maladies s’appuie sur des normes et des présupposés implicites du discours de la communauté biomédicale. Insister sur le fait que la définition et la signification de la maladie dépendent, même partiellement, de facteurs sociaux invite à des réactions hostiles de la part de cette communauté comme des patients : la profession biomédicale estime que ses réussites sont minimisées et les profanes soutenant l’existence de maladies controversées estiment que la légitimité de leur maladie est controversée. Difficile dès lors en ce domaine de faire admettre plus que des platitudes biopsychosociales, probablement parce que les praticiens estiment que la relation médecin- patient est le seul niveau d’action où il est possible et pertinent de « réhumaniser » des soins de santé déshumanisés par la science et la technique. Dans son ouvrage Médecine générale (1981), Jean Carpentier qualifiait la relation médecin-malade de « cul-de-sac ». Peut-être faudrait-il envisager que le problème ne vient pas de « soignants inhumains » mais aussi de la façon dont le savoir médical est classifié. Il importe donc d’éveiller les consciences aux influences sociales agissant sur les comportements et les croyances... des soignants. La plupart des controverses sur la définition, la signification et le diagnostic de la maladie sont en effet chargées de valeurs autres que médicales...
Le danger sera de recoloniser le vécu sur un mode biomédical, par exemple en se basant sur le point de vue qu’il existe un noyau biomédical inaltérable qui est la vraie maladie, obscurci et déformé par un ensemble de croyances et d’attitudes. L’histoire de la médecine offre de nombreux exemples de fluctuation des normes censées constituer une nouvelle classe de maladies (l’asthme et l’hyperthyroïdie ont longtemps été considérés comme des maladies psychosomatiques, le prolactinome et l’hystérie relevaient de la même cause psychiatrique). Les débats sur la légitimité d’une maladie (par exemple le syndrome de fatigue chronique) ont un point commun : ils acceptent l’idéal ontologique comme critère ultime permettant de déterminer cette légitimité. Ce critère permet une dichotomie simple (...) entre maladies réelles, c’est-à-dire ayant une identité biologique inattaquable, et celles qui ne sont pas réelles. Cet idéal est sans doute dangereux car il impose aux individus comme aux professionnels de comprendre la souffrance dans ces termes et pas autrement. En l’absence d’un diagnostic « objectif », les patients sont perçus comme des malades imaginaires, stigmatisés (par exemple par le refus d’allocations sociales), et souvent considérés comme responsables de leur maladie (alors que ceux qui souffrent d’une maladie « typique » sont plutôt des victimes). Ainsi en va-t-il des patients qui véhiculent un diagnostic de fatigue chronique ou de mononucléose chronique. Les médecins se plaignent de la popularité de ces diagnostics et pourtant la biomédecine n’est pas étrangère à cette popularité dans la mesure où elle s’avère incapable de reconnaître une souffrance qui n’est pas compréhensible en des termes précis. Si les médecins acceptaient comme légitime le compte-rendu du patient sur sa souffrance au lieu de rechercher systématiquement une anomalie objective, les enjeux pour un diagnostic spécifique seraient moins forts.
Paradoxalement, cette médecine qui se veut scientifique, socialement « extra-territoriale » n’est pas extérieure mais au contraire très intérieure à la culture. En fait, le monde médical se construit en tant que forme distincte de la réalité, dès la formation des médecins [1] . Pour Byron Good, les études de médecine reposent sur la définition du monde dans lequel le savoir doit être acquis. Dans le monde de la médecine, le corps devient médical, radicalement différent de celui auquel nous avons à faire dans la vie de tous les jours. L’étudiant va apprendre à construire le malade en tant que patient, perçu, analysé et présenté comme relevant du traitement médical. L’absence d’intérêt pour le dialogue avec le patient vient du fait que la parole prend son intérêt dans la présentation du patient plutôt que dans ce dialogue. Présenter un cas clinique n’est pas une manière de décrire la réalité mais de la construire : la personne devient le lieu de la maladie plutôt que l’agent de sa narration, le patient devient projet médical. Et ceci n’est pas une vue de l’esprit, mais un puissant moyen d’action, puisque cela va enclencher le processus médical, décider des interventions techniques et de l’utilisation de la pharmacopée, au sens littéral redonner forme au corps tout en marginalisant la dimension dite psychosociale. (Notre description rend compte surtout de soins hospitaliers, milieu qui est aussi celui de la formation des médecins...). C’est ce que Habermas nomme la « colonisation du monde vécu » par la rationalité instrumentale, les procédures et la gestion technique des faits.
Comment en est-on arrivé là ? On peut considérer que la médecine moderne, « scientifique », prend son essor au XIXème siècle. Jusque là, le normal et le pathologique sont considérés comme différents : les théories fonctionnelles, hippocratiques qui voient dans la maladie une rupture d’équilibre de l’organisme (la maladie n’est pas « localisée » en l’homme mais constitue un état différent) s’opposent aux théories ontologiques pour lesquelles une entité-maladie extérieure rentre dans l’homme, le possède, mais peut être localisée et combattue. Point commun, la maladie est une situation polémique, lutte intérieure dans la première conception ou lutte contre l’extérieur dans la seconde.
Au XIXème siècle, le développement des connaissances anatomiques puis physiologiques fait émerger une théorie selon laquelle les phénomènes pathologiques ne sont que des variations quantitatives des phénomènes physiologiques correspondants : santé et maladie ne sont pas des opposés qualitatifs mais des niveaux de fonctionnement de type « hyper » ou « hypo ». Entre le normal, identifié au physiologique, et le pathologique, il existe une continuité qui rend floue la frontière entre ces deux états : les mêmes lois les régissent et l’exploration de l’un nous éclaire sur l’autre. Pour le philosophe Auguste Comte, c’est la pathologie, comme écart à la normalité, qui permet de définir le normal. Claude Bernard, auteur de l’Introduction à la médecine expérimentale (1865) qui définit les principes fondamentaux de la recherche scientifique, soutient également la continuité des phénomènes physiologiques et pathologiques. Mais cette position peut mener à refuser de définir l’un et l’autre état, puisqu’il n’y a entre eux que des différences quantitatives. Il n’y aurait ainsi pas d’état normal ni de gens normaux mais seulement des malades qui s’ignorent, conception que Jules Romains poussera au bout de la logique dans sa pièce Docteur Knock ou le triomphe de la médecine (1923) où le médecin va, sur foi de ce principe, « médicaliser » toute la population de sa ville.
Des découvertes postérieures à Claude Bernard, par exemple celle de l’origine microbienne des maladies infectieuses, marqueront des limites nettes à l’hypothèse de la continuité entre l’état normal et l’état pathologique. Sa faiblesse résidait dans la conclusion trop hâtive de l’identité des phénomènes physiologiques et pathologiques, identité suggérée par la progressivité de ces phénomènes chez un sujet aux fonctions permanentes, alors que le fait pathologique n’est saisissable qu’au niveau de la totalité organique, au niveau de l’individu pour qui vivre la maladie, c’est vraiment vivre une autre vie déjà au plan organique. En fait, la pathologie n’existe pas « dans un absolu » mais seulement parce qu’elle reçoit de la clinique la notion de maladie qui n’a d’autre origine que l’expérience qu’en vivent les hommes.
Dans sa psychopathologie générale, qui date de 1933, K. Jaspers remarque que « C’est le médecin qui recherche le moins le sens des mots ’santé et maladie’. Au point de vue scientifique, il s’occupe des phénomènes vitaux. C’est l’appréciation des patients et des idées dominantes du milieu social plus que le jugement des médecins qui détermine ce qu’on appelle ’maladie’ ».
Comment expliquer dès lors que le point de vue du physiologiste ait occulté ainsi celui du malade ? On peut approcher une réponse en observant que les symptômes subjectifs (ceux décrits par le patient) et les symptômes objectifs (ce que le médecin « objective ») se recouvrent rarement. Les médecins, jadis comme aujourd’hui, décrivent en effet deux types de consultations : celles où le patient présente une plainte précise, généralement aiguë et sur laquelle il est souvent possible de poser un « vrai » diagnostic et d’appliquer une thérapeutique appropriée ; et celles, plus ou moins chroniques ou répétitives, caractérisées par une symptomatologie floue que le patient éprouve de grandes difficultés à préciser, une origine indéterminable et aboutissant à une décision thérapeutique hésitante. Pour le chirurgien Leriche (1879-1955), la validité du jugement du malade concernant la réalité de sa propre maladie est toujours contestable. Une définition alors en vogue de la santé, c’est l’inconscience où le sujet se trouve de son corps, poétiquement dépeinte comme le « silence des organes ». La conscience de l’état de santé n’apparaît que lors de problèmes, « d’infraction à la norme ». Leriche considère cette définition comme celle du malade, de la conscience, pas celle de la science, car il existe des maladies au développement longtemps « silencieux » qui rendent caduque la référence au silence des organes, telles que certaines maladies génétiques, les cancers ou le diabète qui évoluent plus ou moins longtemps sans symptômes. Il en conclut que pour définir la maladie, il faut la déshumaniser : il n’y a pour le médecin ni douleur ni incapacité, il y a une altération anatomique ou physiologique. On peut rétorquer que si les médecins peuvent identifier des maladies à un stade où elles ne montrent pas encore de symptômes, c’est parce qu’ils ont hérité d’une culture médicale construite à partir de l’observation de ces maladies à leur stade symptomatique. C’est parce qu’il y a des hommes malades qu’il y a une médecine et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies.
Attribuer aux patients le soin de définir la maladie ne résout cependant pas notre problème, car à considérer les diverses significations du mot maladie, la seule constante trouvée est un jugement de valeur virtuel : être malade, c’est être dévalorisé, amoindri, la maladie est un concept général de non-valeur qui comprend toutes les valeurs négatives possibles. Ces sens « vulgaires » ne sont pas opérationnels pour la science médicale qui ne s’intéresse qu’aux phénomènes vitaux survenant quand les hommes se déclarent malades. Ce qui intéresse les médecins, c’est diagnostiquer et guérir, c’est-à-dire identifier l’écart à la norme commis par une fonction et la ramener à cette norme. Cette norme, ils la puisent à trois sources : leur expérience, la représentation commune de la norme à leur époque, mais surtout la physiologie, recueil canonique de constantes fonctionnelles en rapport avec les fonctions de l’organisme et actualisées selon les connaissances en vigueur. Ces constantes sont dites normales en tant qu’elles désignent des caractères moyens et fréquents. A ce titre, elles deviennent un « idéal » de la thérapeutique. Les constantes sont donc normales à la fois au sens statistique, qui est un sens descriptif, et au sens thérapeutique, qui est un sens normatif : en médecine, l’état normal est celui qu’on souhaite rétablir. Mais est-ce parce qu’il est tenu comme normal par le patient que la thérapeutique le vise ou bien est-ce parce qu’il est l’objectif de la thérapeutique qu’on doit le dire normal ? C’est le vivant qui doit déterminer ce qui est pathologique, ce qui doit être évité ou corrigé. Ce faisant, il prolonge l’effort propre à la vie qui est de se maintenir : la vie est une activité normative. C’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique. La vie n’est pas un objet, c’est une activité polarisée dont la médecine tente de prolonger l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative.
« Et si la tension entre objectivité scientifique et croyance était justement constitutive des sciences, enjeu des pratiques inventées et réinventées par les scientifiques ? » (Isabelle Stengers).
L’étalonnage du laboratoire avec sa délimitation des constantes est-il digne de servir de norme pour l’activité fonctionnelle du vivant pris hors du laboratoire ? Peut-on assimiler norme et moyenne ? Pour Adolphe Quételet, astronome, mathématicien et statisticien belge (1796-1874), une moyenne qui détermine des écarts d’autant plus rares qu’ils sont plus amples, c’est une norme. Donc la fréquence statistique détermine la norme et étaye une « théorie de l’homme moyen ». Proposition contestable. En effet, les modèles de diagnostic basés sur l’individu « moyen » excluent en général tout intérêt pour les différences individuelles (il en va de même pour les modèles basés sur la maladie en tant qu’entité purement biologique). Or, on peut montrer que de nombreux facteurs, notamment non physiologiques, par exemple environnementaux et sociaux, interviennent dans la détermination des paramètres et font obstacle à une utilisation du calcul des probabilités comme normatif. La fréquence statistique ne traduit pas uniquement une normativité vitale mais aussi une normativité sociale. On sait combien les inégalités sociales rendent compte d’inégalités de santé : la durée de vie moyenne, par exemple, n’est pas la durée biologiquement normale mais la durée de vie socialement normative. La norme se traduit dans la moyenne, mais elle ne s’en déduit pas. La moyenne traduit en fait l’équilibre instable de normes qui s’affrontent. Il y a donc indépendance logique des concepts de norme et de moyenne, et donc impossibilité définitive de décrire l’équivalent d’un « normal » anatomique ou physiologique sous forme de moyenne objectivement calculée. Les normes physiologiques définissent moins une nature humaine que des habitudes humaines en rapport avec des genres de vie, des niveaux de vie, des rythmes de vie, l’éducation, l’adaptation aux circonstances. On peut parler de labilité relative des constantes physiologiques ; pour chaque fonction, il y a une marge où joue la capacité d’adaptation fonctionnelle du groupe ou de l’espèce. Les conditions optimales déterminent ainsi une zone de peuplement où l’uniformité des caractéristiques humaines traduit non pas l’inertie du déterminisme mais la stabilité d’un résultat maintenu par un effort collectif. Il faut donc renoncer à définir objectivement le normal pour enfin reconnaître l’originale normativité de la vie et déterminer le contenu des normes dans lesquelles la vie a réussi à se stabiliser, sans préjuger de la possibilité ou de l’impossibilité de modifications éventuelles de ces normes.
Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. La santé, prise au sens « absolu », c’est un concept normatif définissant un type de comportement organique ; c’est en même temps un concept descriptif, qui comprend les réactions de lutte contre la maladie.
L’espèce serait le groupement d’individus, tous différents, et dont l’unité traduit la normalisation momentanée de leurs rapports avec le milieu, y compris avec les autres espèces, comme Darwin l’avait vu. Le vivant et le milieu ne sont pas normaux séparément mais c’est leur relation qui les rend tels l’un et l’autre. Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi : l’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques, elles expriment d’autres normes de vie possible. Si ces normes se révèlent inférieures par rapport aux normes antérieures, elles seront dites pathologiques. Si elles se révèlent équivalentes ou supérieures, elles seront dites normales. Leur normalité vient de leur normativité. Le pathologique n’est pas absence de norme mais c’est une autre norme repoussée par la vie.
L’expérience du vivant inclut la maladie : il est « normal » de tomber malade. La santé continue est une norme, et une norme n’existe pas. En ce sens, le pathologique n’est pas anormal.
En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer : une moyenne ne permet pas de dire si un individu est normal ou pas. Si le normal n’a pas la rigidité d’une contrainte collective mais la souplesse d’une norme qui se transforme dans sa relation à des conditions individuelles, la frontière entre normal et pathologique devient imprécise (même si, pour l’individu, elle est très claire). Les symptômes pathologiques sont l’expression du fait que les relations entre organisme et milieu ont été changées. La définition de la maladie demande donc comme point de départ la notion d’être individuel. L’état pathologique peut être une norme, mais inférieure, c’est l’instauration de nouvelles normes de vie par une réduction du niveau d’activité, en rapport avec un milieu nouveau mais rétréci. Par exemple, une articulation malade peut s’enraidir dans une position vicieuse qui restreindra sa mobilité mais ne sera plus douloureuse. La maladie est une expérience d’innovation du vivant : le contenu de l’état pathologique n’est pas un résidu du comportement normal, c’est une nouvelle dimension de la vie.
Qu’en est-il alors de la guérison ? Une restitution fonctionnelle satisfaisante pour le malade et pour le médecin peut être obtenue sans restitutio ad integrum, sans retour à l’état de départ. L’organisme malade vise l’obtention de nouvelles constantes, de nouvelles normes physiologiques qui ne sont pas l’équivalent des normes antérieures à la maladie. La vie ne connaît pas la réversibilité, mais elle admet des réparations qui sont des innovations physiologiques. La santé serait alors l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques.
Ainsi, être sain et être normal ne sont pas tout à fait équivalents, puisque le pathologique est une sorte de normal. Etre sain, c’est non seulement être normal dans une situation donnée mais aussi être normatif dans cette situation et dans d’autres situations éventuelles, avoir la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané. La vie n’est pas pour le vivant une application monotone de lois, elle est débat avec un milieu où il y a des dérobades et des résistances inattendues, et la santé est un ensemble de sécurités pour le présent et d’assurances pour l’avenir, psychologiques et biologiques, un volant régulateur des possibilités de réaction. Le propre de la maladie, c’est d’être une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu. L’homme ne se sent en bonne santé que lorsqu’il se sent adapté au milieu et ses exigences, mais aussi normatif, c’est-à-dire capable de suivre de nouvelles normes de vie. Prenons l’exemple de l’astigmatisme : ce défaut de vision ne pose pas de problèmes dans une société pastorale mais devient un handicap pour travailler dans l’aviation. La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur mais au besoin créateur de valeurs, instaurateur de normes vitales.
Tenter de définir physiologie et pathologie mène à une conclusion : la distinction entre les deux n’a et ne peut avoir qu’une portée clinique. C’est pourquoi il est incorrect de parler d’organe malade, de tissu malade, de cellule malade. La maladie est un comportement de valeur négative pour un vivant individuel, concret, en relation d’activité polarisée avec son milieu. Chercher la maladie au niveau de la cellule, c’est confondre le plan de la vie concrète et le plan de la science abstraite. Cela ne signifie pas qu’une cellule ne peut être malade mais que la maladie d’un vivant ne siège pas dans des parties d’organe, elle est une réaction du tout organique à l’incartade d’un de ses éléments. Une observation au microscope ou un test de laboratoire ne « savent » rien que le médecin ignorerait, ils donnent seulement un résultat qui n’a en soi aucune valeur diagnostique. Pour porter un diagnostic, il faut observer le comportement du malade. En matière de pathologie, le premier et le dernier mot reviennent à la clinique. Or la clinique n’est pas une science et ne le sera jamais. Elle ne se sépare pas de la thérapeutique qui est une technique d’instauration ou des restaurations du normal dont la fin (rétablir une norme) échappe à la juridiction d’un savoir objectif. On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie.
On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie... voilà qui ne plaît pas à tout le monde. Car le discours abstrait que, courageux lecteur, vous venez de subir, heurte de plein fouet non seulement la velléité toujours déçue de « faire science » de la médecine, mais aussi des intérêts bien concrets. Alors qu’au début du XXème siècle, le docteur Knock voyait un malade qui s’ignore dans chaque bien portant, l’industrie pharmaceutique du XXIème siècle voit des maladies partout. L’offensive majeure a touché le domaine de la dépression. Philippe Pignarre rapporte que le nombre de personnes diagnostiquées dépressives a été multiplié par sept en une dizaine d’années. Le principe est de manipuler les critères diagnostiques (par exemple le DSM IV) et les prescripteurs afin d’accroître le nombre de consommateurs potentiels de médicaments. Une autre technique, appelée disease mongering, consiste à inventer des maladies et des diagnostics : il suffit de présenter comme problèmes médicaux des processus normaux de l’existence (la tristesse, la calvitie), des problèmes personnels (la timidité rebaptisée phobie sociale) ou sociaux (l’irritabilité chez le cadre de plus de 40 ans), de simples risques (les taux de cholestérol « acceptables » sont en chute vertigineuse), des symptômes anodins (comme le colon irritable) ou encore de gonfler la fréquence de symptômes (tout homme est un dysfonctionneur érectile qui se cache la vérité)... On frémit en songeant aux abus possibles que permettront les avancées de la génomique.
Cette dérive est facilitée par le capital symbolique important dont bénéficient les acteurs du champ de la santé. Il existe nombre de faits relevant des sciences psychologiques et sociales pour lesquels le médecin n’a aucune compétence et sur lesquels il intervient néanmoins en raison de la légitimité que notre société confère au savoir biologique. La tentation d’expliquer les dysfonctionnements du corps social à partir de la connaissance du corps biologique, loin de paraître grotesque, est parfois revendiquée par les professionnels. Dans Le hasard et la nécessité, Jacques Monod demande à la biologie de fournir des réponses aux problèmes de société et aux questions philosophiques que se posent les hommes. En fait, ce que nombre de médecins ont l’impression de cerner sous le concept de maladie n’est après tout qu’une représentation possible de celle-ci, qui ignore ou refoule ainsi un certain nombre de données, et notamment le rapport de la maladie à l’individu et au social.
Voilà longtemps que l’on sait que la maladie ou la santé en soi n’existent pas (notamment grâce à Canguilhem, et à l’encontre des définitions OMS) et pourtant le modèle causal linéaire est toujours privilégié, la possibilité d’appréhender la maladie par d’autres voies est toujours occultée, et on ne sort toujours pas de l’alternative « être malade ou être guéri ».
La pratique de la médecine occulte le rapport de la maladie à l’individu. Le point de vue du malade est occulté au profit d’une entité à bien des égards fictive par laquelle notre société définit la maladie. Le caractère scientifique de cette définition est fondé sur la séparation du corps et de l’individu. Pour ce point de vue positiviste, envisager un complexe débordant le corps malade, substituer l’interprétation à l’observation, privilégier le langage et l’histoire, ce serait retomber dans l’ignorance ou dans l’illusion dont la pratique médicale s’est libérée ; la maladie ne peut être qu’un phénomène naturel qui arrive à l’individu ou dont il hérite, sans y être pour quelque chose. On refuse le fait que l’homme soit en perpétuelle recherche d’équilibre, et que la pathologie soit la voie de recherche d’un nouvel équilibre après une rupture ; on refuse que par la maladie, l’individu exprime un appel, un désir, une jouissance ou une insatisfaction, bref on refuse qu’il y ait là du sens.
La pratique de la médecine occulte également le rapport de la maladie au social. La maladie exprime le fait d’être autre par rapport aux normes en vigueur dans la société, mais le caractère « objectif » du savoir biomédical élimine tout rapport de cette maladie à la culture et à l’histoire. Pire, via son expertise sur la santé, ce savoir va s’approprier des domaines tels que la délinquance, le retard scolaire, le suicide : le processus de médicalisation, et la notion de santé qui s’y engage, n’a en fait rien de scientifique mais dépend d’une normativité et de critères qui ne sont ni biologiques ni psychologiques mais éminemment sociaux.
Or, pour la majorité des patients, la biomédecine n’est pas un mode de mise en perspective de la maladie (parmi d’autres possibles) mais la source de vérités incontestables. Le prestige du savoir biologique dans notre culture ne peut s’expliquer par le fait qu’il serait plus vrai qu’un autre champ du savoir, mais par l’hégémonie sociale qui lui est conférée par rapport aux autres discours, liée entre autres au fait que la maladie représente une menace pour l’ordre social, politique et économique. Ainsi, le savoir biologique est mobilisé pour justifier une pratique sociale. Or, pour être en adéquation avec son objet-sujet, la pratique médicale devrait intégrer à la fois les sciences biologiques et les sciences humaines et donc développer une anthropologie des représentations de la maladie pour mieux comprendre et soigner les patients. Le fait d’être malade, à moins de procéder à une dilatation à l’infini du médical, ne peut être scientifiquement appréhendé comme un phénomène exclusivement médical : c’est un phénomène social total (au sens de Mauss). Mais en même temps, il n’est pas scientifique de disjoindre la médecine comme science et la médecine comme pratique sociale.
Pourquoi cette obsession de réduire la pathologie humaine à un déterminisme linéaire, d’occulter l’enchevêtrement des facteurs en action et de rejeter comme faux malades ceux qui ne rentrent pas dans le cadre épistémologique de la biomédecine ? Peut-être à cause de la dualité nature-culture (rejet de la culture) ou par refus de considérer l’inadéquation du modèle comme mode d’interprétation et d’action unique ?
Il faut donc rechercher des modèles plus adéquats pour saisir la réalité des phénomènes. C’est une des raisons d’être des maisons médicales. Leur philosophie de départ repose en effet sur une approche qui intègre le médical au psychologique et au social et que rend possible le travail de proximité en équipe pluridisciplinaire orienté vers une réelle transdisciplinarité. Cette approche large doit veiller à éviter le piège sournois du totalitarisme, sans cesse revenir à une « orientation-patient » (par opposition à une orientation de défense de l’institution ou du modèle scientifique), mettre en place les conditions de l’autonomie de l’usager des soins de santé et susciter sa participation dans l’élaboration des actions et des politiques de santé.
La norme, dans le champ anthropologique, renvoie à une norme politique, y compris dans ses manifestations les plus neutres. La norme grammaticale édictée lors de la création de l’Académie française au XVIIème siècle était celle de la bourgeoisie parisienne cultivée à une époque où le pouvoir royal cherchait à se renforcer grâce à la centralisation. Le système métrique au XVIIIème rencontrera le même objectif. « On commence par les normes grammaticales pour finir par les normes morphologiques des hommes et des chevaux aux fins de défense nationale, en passant par les normes industrielles et hygiéniques ».
La totalité des normes réciproquement relatives, c’est la planification. Mythe bureaucratique et technocratique, le Plan peut aussi être lu comme une tentative pour une société de prévoir et assumer ses besoins (ce qui nécessite de prendre garde aux dérives totalitaires potentielles). Ainsi, ce qui est dénoncé par les tenants du libéralisme comme rationalisation/mécanisation de la vie sociale peut exprimer le besoin pour la société de devenir le sujet organique de besoins reconnus comme tels. Les normes sont relatives les unes aux autres dans un système, leur corelativité tend à faire de ce système une organisation, une unité en soi.
La norme réclame donc un contrôle social. Songeons aux tentations d’application de la génétique à la transformation des normes de l’espèce humaine. C’est dès 1910 que H.J. Müller parle de l’exigence sociale et morale de promouvoir le plus haut niveau intellectuel par le moyen de l’eugénique appliquée à l’ensemble de la société, pour qu’advienne une société sans classes et sans inégalités. La norme d’un organisme humain, c’est sa coïncidence avec lui- même... en redoutant le jour où ce sera sa coïncidence avec le calcul d’un généticien eugéniste. On sait vers quelles dérives ces considérations ont mené dans les régimes totalitaires, et combien les développements récents de la génétique sont à l’origine d’une salutaire redynamisation de la réflexion éthique.
Autre risque : une définition psychosociale du normal par l’adapté n’implique-t-elle pas une conception de la société qui l’assimile à un système de déterminismes (sur lequel nous ne pourrions rien) alors qu’elle est un système de contraintes contenant des normes collectives (donc un champ politique) ? Définir l’anormalité par l’inadaptation sociale, est-ce adopter l’idée que l’individu doit souscrire au fait de telle société, s’accommoder à elle comme une réalité qui est en même temps un bien ? En fait, le concept d’adaptation peut être théorisé à partir de deux principes inverses. Principe téléologique : le vivant s’adapte à la recherche de satisfactions fonctionnelles, de solutions au problème d’optimum. Principe mécaniste : le vivant est adapté sous l’effet de nécessités d’ordres mécanique, biologique, physicochimique. Dans les deux cas, le milieu est tenu pour un fait constitué et non pour un fait à constituer, pour un fait physique et non pour un fait biologique. Si l’on considère la relation organisme - milieu comme l’effet d’une activité biologique, comme une situation dans laquelle le vivant recueille, au lieu de les subir, les influences et les qualités qui répondent à ses exigences, alors l’organisme n’est pas jeté dans un milieu auquel il lui faut se plier, mais il structure son milieu en même temps qu’il développe ses capacités d’organisme.
Au terme de cette discussion sur le normal et le pathologique, quelques précisions s’imposent. Tout d’abord, si avec de nombreux auteurs (voir lectures) dont les travaux ont fourni les réflexions que vous avez lues, nous avons bousculé un certain nombre d’idées confortables, il s’agissait ici de réfléchir sur des conceptions et non de stigmatiser les personnes : la qualité humaine des soignants individuels n’est pas en cause et pour beaucoup (pas tous malheureusement) réchauffe les froideurs que nous avons rencontrées. Nous avons mis en cause un mode de fonctionnement basé sur une perception rigide et superficielle du normal et du pathologique, mode de fonctionnement davantage caractéristique de la médecine hospitalière et des pathologies qu’on y soigne que de celle de ville et des problèmes de santé qu’on y rencontre. Ce mode de fonctionnement basé, entre autres, sur la prééminence d’une vision triomphante du scientifique, imprègne néanmoins toute notre société, soignants comme soignés et nous agit souvent à notre insu. C’est pourquoi il était bon de faire ce voyage en terre ardue du normal et du pathologique.
Alors que se passe-t-il quand sont prononcés les mots « Tout est normal » ou « Vous n’avez rien » ? Un peu tout cela ! Et s’il faut conclure d’une phrase : ami soignant, ne prononce plus jamais ces mots, ami patient, ne te laisse jamais plus répondre de la sorte. .
Lectures
Aronowitz Robert, Les maladies ont-elles un sens ?, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1999.
Blech Jörg, Les inventeurs de maladie : manoeuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique, Éditions Actes Sud, Paris, 2005.
Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Quadrige/Presses universitaires de France, 1994 ?
Carpentier Jean, Médecine générale, Petite collection Maspero, 1981.
Good Byron, Comment faire de l’anthropologie médicale, Coll. Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998.
Laplantine François, Anthropologie médicale, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1986.
Pignarre Philippe, Comment la dépression est devenue une maladie, La Découverte et Syros, Paris, 2001.
Stengers Isabelle, L’invention des sciences modernes, La Découverte, Paris, 1993.
[1] la culture (dans la conception développée par le philosophe Cassirer dans les années 20) sert d’intermédiaire à la réalité qu’elle organise (conception contraire à celle de Kant pour qui l’esprit met en ordre les perceptions erratiques des sens). Les formes culturelles que sont la science et l’art ne sont pas de simples produits dans un monde donné, des verres colorés à travers lesquels nous voyons le monde, mais des fonctions qui organisent l’être d’une manière particulière. Les objets de la science (comme ceux de la religion ou de l’esthétique) présupposent des formes de l’imagination, de la perception et de l’action qui ensemble construisent les « formes symboliques ». Les objets de la médecine sont de la même espèce : les activités relatives à l’art de guérir modèlent les objets de la thérapie. Plus tard, Foucault amènera l’idée selon laquelle les discours ne doivent pas être traités comme des ensembles de signes (éléments signifiants renvoyant à des contenus) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent.
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