Il y a quelques mois, Sofie Merckx, médecin à la maison médicale de Marcinelle comparaissait devant la Cour d’Appel du tribunal de Mons suite à sa condamnation, en 2007, pour cotisations impayées à l’Ordre des médecins. Dix autres médecins travaillant dans le mouvement ‘Médecine pour le peuple’ sont dans des situations similaires. C’est l’occasion de rappeler pourquoi il reste pertinent de mettre en question cette vénérable institution [1].
Médecine pour le peuple est constitué d’un réseau de 11 maisons médicales de première ligne, situées dans toute la Belgique. Considérant le droit à la santé comme un des droits fondamentaux de l’être humain, ce mouvement est engagé dans un processus de changement social. Après avoir longtemps opté pour le paiement à l’acte ( limité au tarif mutuelle ), les maisons médicales Médecine pour le peuple sont passées au forfait en 2002. Ces équipes sont membres adhérents de la Fédération, leur affiliation à un parti politique, en l’occurrence le Parti de travailleurs de Belgique ne correspondant pas à un des critères établis par la Fédération des maisons médicales pour avoir le statut de membre effectif.
L’Ordre est composé uniquement de médecins. Les médecins sont légalement obligés de s’y inscrire et de payer leur cotisation pour avoir le droit de pratiquer ( entre 150 et 200 euros/an en fonction de différents critères ). L’Ordre rédige le code de déontologie, se charge de l’enquête si un médecin est soupçonné de ne pas respecter ce code et prononce le verdict ; il n’y a donc aucune séparation entre les pouvoirs. La sanction peut aller du simple blâme à l’interdiction définitive d’exercer. Les audiences ne sont pas publiques [2] et les patients ne sont pas impliqués : ils ne sont ni entendus ni mis au courant des suites données à leur plainte. Les procédures sont imprécises, et il n’y a pas d’incompatibilité entre mandats dans le conseil de l’Ordre et mandats syndicaux ou politiques - l’Ordre s’inscrit clairement dans la défense professionnelle en complétant grâce à son autorité morale les actions des Chambres syndicales - ; aucun contrôle n’est possible quant aux comptes ni aux élus … En bref, « La juridiction disciplinaire de l’Ordre fait fi de toutes les règles de droit modernes et démocratiques » [3].
On comprend aisément que tout cela pose question... et les réponses sont parfois radicales : « Selon moi, soit il ne faut pas d’Ordre du tout, soit il faut une structure professionnelle ouverte à des non-médecins, avec publicité des débats, publicité des jugements et instructions par des tiers. Mais pas cette institution archaïque, avec leurs robes du Moyen-Âge. Depuis l’avortement, l’Ordre des médecins a toujours été du mauvais côté. Il condamne le médecin qui fait payer trop peu aux patients, jamais celui qui demande de trop. Il faut supprimer ce bazar ! [4] ».
Comment en est-on arrivé à créer une telle institution ? Petit retour en arrière.
… l’Ordre des médecins n’existait pas ! C’était avant la loi qui l’a créé, en l938. Les médecins pouvaient alors s’inscrire librement à l’un ou l’autre syndicat médical, dont le rôle était à la fois d’expliciter les règles déontologiques permettant d’assurer un meilleur service aux patients et de défendre les intérêts matériels et moraux de la profession [5]. De par leur adhésion, les médecins acceptaient la fonction disciplinaire de leur syndicat – laquelle s’exerçait bien sûr dans l’entre-soi de la corporation.
Mais beaucoup de médecins ne s’affiliaient pas et pratiquaient donc leur art en toute intimité ; d’où le souhait citoyen et politique de créer une structure définie par la loi. La gestation a été longue, entre une première proposition de loi déposée en l899 et la naissance effective de l’Ordre des médecins en l938 - pas très loin de la loi promulguant l’assurance maladie invalidité ( décembre l944 ). En fait, « la mise sur pied progressive aussi bien que l’organisation actuelle de l’Ordre des médecins résultent d’une perpétuelle recherche d’équilibre entre deux forces en présence : le monde médical syndicalisé d’une part et le monde politique de l’autre » [6].
En l964, le ministre Leburton [7] lance une proposition de loi qui fixe les honoraires des médecins, instaure un carnet de santé individuel et prévoit des catégories de remboursement suivant le statut du médecin ( conventionné, engagé, libre ). Tollé dans la corporation face à une telle ingérence des pouvoirs publics dans ses jardins privés. Les médecins se coalisent en chambres syndicales ( ce qui renforce la cohésion des unions professionnelles ) et font une grève nationale [8] qui paralyse les soins. L’Ordre soutient la grève au nom de … la qualité des soins. Ce mouvement aboutit aux accords de la Saint-Jean qui instaurent la souche fiscale ainsi qu’un comité paritaire ( médecins, mutuelles ) au sein de l’INAMI.
Mais il y a des dissidents au sein de la profession : certains médecins, aux orientations sociales et progressistes ont refusé de suivre cette grève qu’ils jugeaient corporatiste. Ils critiquent les « nombreux abus de pouvoir ( commis par l’Ordre ) reflétant le plus souvent le « souci de préserver le statut de la médecine libérale et le monopole de décision du médecin privé » ». La naissance du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine-GERM à cette époque est en lien avec cette mouvance contestataire et cristallise l’opposition aux prises de position réactionnaires de l’Ordre des médecins ( par ailleurs hostile à l’avortement, au suivi des toxicomanes à la méthadone, etc. ).
L’institution est tenace : les premiers médecins de maisons médicales sont condamnés, après l964 parce qu’ils pratiquent les tarifs mutuelle : concurrence déloyale ! Et, malgré ce mouvement de résistance, les compétences normatives et consultatives de l’Ordre sont étendues en l967 de par des arrêtés royaux « pris dans la précipitation sous couvert de pouvoirs spéciaux sans aucun rapport avec cette matière et à propos desquels il est régulièrement fait état de « falsifications » survenues après la signature royale » [9]. L’arrêté-loi concernant l’Ordre « ne comprenait pas d’exposé des motifs, ce qui évitait de justifier sa nécessité, et ne fut pas l’objet d’un débat parlementaire. Il semble même qu’on n’ait pas contesté sa validité alors qu’il s’agissait d’une matière qui n’était pas celle pour laquelle le Gouvernement avait reçu des pouvoirs spéciaux ». Ce processus a de quoi heurter une certaine vision que l’on peut se faire des mécanismes démocratiques.
Le GERM est le premier à élaborer une analyse critique globale de l’Ordre et de la déontologie médicale en l974 [10]. Son analyse est soutenue notamment par la Commission santé du parti communiste de Belgique ainsi que par des militants socialistes. Mais l’histoire se répète : en l980, l’Ordre soutient une deuxième grève des médecins, tout aussi corporatiste que la première. Nouvelle résistance : c’est l’‘Appel des 300’, suscité par un groupe de médecins qui manifestent publiquement leur refus de reconnaître l’autorité morale de l’Ordre et de cotiser. Réaction féroce : ces médecins voient saisir leurs mobiliers, et seront condamnés quelques années plus tard à payer des sommes astronomiques ( incluant des intérêts de retard ). Il faut dire que cette fois, la grève a échoué : malgré toutes les intimidations voire les menaces, les maisons médicales et certains médecins progressistes ont assuré la continuité des soins.
Tous ces tumultes ont soulevé débats et prises de conscience : un projet de loi est élaboré, envisageant de restreindre le droit disciplinaire aux membres librement affiliés et de créer un Conseil supérieur de l’éthique et de la déontologie des soins de santé - axes auxquels le GERM propose d’ajouter une structure scientifique pour évaluer la situation de la santé dans le pays et l’expérimentation de modèles nouveaux. La FGTB propose de confier les règles de déontologie à un organisme représentatif de tous les acteurs concernés et d’enlever à l’Ordre son rôle judiciaire au profit d’une nouvelle juridiction sur le modèles des tribunaux du travail, tout en conservant à l’Ordre un rôle de conciliation intra- et extra-professionnelle ainsi qu’un contrôle de la compétence des médecins.
Cette proposition de loi ne sera jamais votée, pas plus que celle de 2003, présentée par Mia De Schamphelaere et dont il est intéressant de lire quelques développements [11] : « Nous ne voulons ( donc ) pas d’un régime de droit privé qui servirait exclusivement les intérêts de certaines professions ou associations ; nous voulons au contraire un droit disciplinaire au service de l’intérêt général.
Un régime disciplinaire de droit privé n’est en effet pas apte à servir l’intérêt général en tant que tel ; s’il arrive peut être que l’intérêt général et les intérêts professionnels se chevauchent, ce chevauchement n’est certainement pas systématique. Cela explique que les autorités néerlandaises aient organisé elles-mêmes un droit disciplinaire complétant le régime disciplinaire de droit privé de la Koninklijke Nederlandse Maatschappij van Geneesheren. Le droit disciplinaire de l’Ordre des médecins s’est peut-être trop apparenté, jusqu’à présent, à un « droit disciplinaire associatif », d’où les tiers sont totalement exclus. La présente proposition de loi vise à faire glisser davantage dans la sphère du droit la procédure disciplinaire applicable au sein de l’Ordre des médecins, qui est tout de même une organisation de droit public.
On pourra ainsi accroître considérablement l’importance, aujourd’hui limitée, qui y est accordée au patient et à la collectivité. Il convient dès lors, en premier lieu, d’accroître la transparence et l’impartialité de la procédure. Les affirmations selon lesquelles l’intérêt du patient prévaudrait s’accommodent mal du manque de publicité. La proposition de loi vise par ailleurs à associer davantage les tiers à la procédure.
Jusqu’à ce jour, les interventions de personnes externes dans la procédure se limitaient à l’introduction de la plainte par le plaignant et au contrôle du respect des principales règles de procédure par un ou plusieurs magistrats. Il faut réserver à la collectivité une place plus importante dans le fonctionnement des organes disciplinaires. On adjoindra au Conseil national un certain nombre de membres à désigner par le ministre compétent, tandis que les nouveaux conseils disciplinaires interprovinciaux seront composés pour moitié de magistrats non élus.
Ainsi, on mettra fin au corporatisme et on renforcera l’élément juridique y compris en première instance tout en maintenant le droit disciplinaire des médecins ( … ). Nous conférons à la procédure un caractère contradictoire ; le médecin pourra se défendre par tous les moyens. Il ne se trouvera plus seulement face à ses confrères, mais également face à un tiers. Il s’agit en l’occurrence d’une modification radicale ; jusqu’à présent, l’on invoquait toujours principalement le devoir de collaboration du médecin dans le cadre de l’administration de la preuve pour justifier le caractère secret des procédures disciplinaires ».
Pas de suite à cette proposition de loi … en 2012, la ministre Laurette Onkelinx [12] déclare à la Chambre sa conviction « qu’il faut moderniser l’Ordre en terme de transparence et de droit des patients ( … ) ». Elle était « prête à en faire une priorité absolue. A la Chambre, certains veulent également avancer dans ce débat. Le Gouvernement est à la disposition pour soutenir les propositions parlementaires ».
C’est précisément pour faire avancer ce débat politique que certains médecins restent toujours campés sur des positions radicales. S’adressant au juge de Mons [13], Sofie Merckx lui rappelle que, depuis le jugement rendu lorsque son père s’est retrouvé en l985 devant le tribunal d’Anvers [14], l’Ordre des médecins respecte le non-paiement des cotisations des médecins de maisons médicales à Anvers. Dès lors, poursuit-elle, « Je vais essayer de vous convaincre afin que vous preniez la même décision historique : cela pourrait aussi, en Hainaut, envoyer à l’ordre un signal important. Plus encore, une telle décision pourrait donner du courage à tous ceux qui ne sont pas d’accord avec l’Ordre, refaire flamber la grève de paiement et ainsi ( … ) encourager les politiques à travailler enfin sur la réforme ou l’abolition de l’Ordre des médecins ».
Peu de médecins s’élèvent aujourd’hui contre l’Ordre avec la pugnacité d’antan : la plupart y adhèrent et paient leur cotisation sans trop y penser - bien souvent pour éviter les ennuis plutôt que par conviction. De son côté, l’Ordre réagit moins souvent vis-à-vis de l’expérimentation d’autres formes de pratique [15] – conscient sans doute que ce serait un peu vain, étant donné la reconnaissance politique et sociale qu’elles ont acquise aujourd’hui. Il faut aussi remarquer que « les compétences de l’Ordre ont été fortement réduites avec la loi sur le droit des patients, la généralisation des médiateurs dans les hôpitaux, la dépénalisation de l’avortement et de l’euthanasie, la création d’un comité de bioéthique... Autant de domaines dans lesquels l’Ordre intervenait ( mal ) auparavant » [16]. Conclusion : « L’Ordre n’a plus d’utilité ».
Faut-il encore combattre l’Ordre des médecins ? Ce n’est certes pas la première priorité – il y en a bien d’autres aujourd’hui. Néanmoins, certaines réactions de l’Ordre témoignent de sa volonté de rester sur la scène – Sofie Merckx est poursuivie pour … 299,33 euros, somme « dérisoire qui frise le ridicule et illustre bien le fait qu’il s’agit d’un conflit politique » [17]. Par ailleurs, « Comment-est-il possible, demande Sofie Merckx au juge, que de jeunes médecins ayant participé à une campagne de promotion de la santé aient été, il n’y a pas très longtemps, accusés par un confrère d’avoir « racolé » des patients ? Ou que l’Ordre ait mis en doute l’inscription en maison médicale via un Dossier médical global ? Avez-vous entendu l’Ordre quand les radiologues d’un hôpital de Charleroi décident tous de se déconventionner et réclament des honoraires supplémentaires à tous les patients ? Non ? Moi non plus ! Pourtant il me semble qu’on peut se poser des questions éthiques face à de telles pratiques » [18].
En effet. Dans cette perspective, la confrontation avec l’Ordre des médecins est en lien direct avec des débats cruciaux qui méritent toujours de mobiliser les énergies : quel système de santé défend-on, sur base de quelle éthique, de quelles valeurs, de quels objectifs ? Avec quels acteurs ? Seulement les médecins, ou aussi d’autres acteurs, d’autres secteurs en lien avec la population ? Pierre De Locht affirmait en 1993 que « toute recherche ( ou action ) à propos de l’Ordre des médecins doit se placer dans le cadre plus vaste de la politique de santé » [19]. C’est toujours vrai aujourd’hui.
[1] Ce sujet a déjà été abordé dans Santé conjuguée n°5, juillet en 1998, « Eléments pour un débat sur l’Ordre des médecins » par Patrick Jadoulle.
[2] Pratique condamnée par un arrêt de la cour de Strasbourg pour la défense des droits de l’Homme en 1981.
[3] « De quel droit l’Ordre bloque-t-il l’héritage du Docteur Hufkens ? » Carte blanche parue dans Le Soir du 13 janvier 2010 Signée par Prof. Jean-Jacques Amy ( gynécologue, VUB ) Prof. Michel Roland ( Bruxelles, ULB ) Prof. Corinne Boüüaert ( Liège, ULG ) Dr Kris Merckx ( Hoboken ) Prof. Patrik Vankrunkelsven ( ancien sénateur VLD ) Prof. Marc De Meyer ( UGent ) Dr Céline Mendels Flandre, DrMarc Franckh ( Herstal ), Dr Sofie Merckx ( Charleroi ) et Dr Dirk Van Duppen ( Deurne )
[4] Interview de Michel Roland, www.frerealbert.be/pouvoirs/ordre-des-mdecins-4-millions-pour-des-tasses-de-bires-
[5] Deux fonctions plutôt contradictoires, comme le souligne Jorge Boute dans « Aperçu historique et éléments d’appréciation sur l’évolution de l’Ordre des médecins de Belgique », Cahier du GERM 224 – I/1993 – Questionnements croisés sur l’Ordre des médecins.
[6] Patrick Jadoulle, « Aperçu historique et éléments d’appréciation sur l’évolution de l’Ordre des médecins de Belgique », Cahier du GERM 224 – I/1993 – Questionnements croisés sur l’Ordre des médecins.
[7] Ministre de la Prévoyance sociale après avoir été ministre de la Santé, Edmond Leburton a notamment restructuré l’assurance maladie invalidité.
[8] Traces de l’histoire sur le site de la Fédération des maisons médicales ( vidéo sur la première grève : www.maisonmedicale.org/La-premiere-greve-des-medecins.html)
[9] Patrick Jadoulle, « Aperçu historique et éléments d’appréciation sur l’évolution de l’Ordre des médecins de Belgique », Cahier du GERM 224 – I/1993 – Questionnements croisés sur l’Ordre des médecins.
[10] GERM Lettre d’information 82/83, nov Décembre l974 « L’Ordre des médecins » / Lettre d’information 88/89 Mai-juin 1975, « Analyse critique du projet de code de déontologie ».
[11] Document législatif n° 3-413/1Proposition de loi créant l’Ordre des médecins - Sénat de Belgique session de 2003-2004 - 11 décembre 2003.
[12] Interrogée sur son attitude après l’annonce d’abus sexuels commis par un médecin www.rtbf.be/info/belgique/detail_psychiatre-abuseur-laurette-onkelinx-veut-moderniser-l-ordre-des-medecins ?id=7854400
[13] Blog de Sofie Merckx « Lettre au juge » gvhv-mplp.be/fr/planete/blogs/13
[14] « la procédure de saisie exécutive contre tiers menée contre la partie défenderesse a moins pour but de percevoir le montant des condamnations que de nuire à la partie défenderesse ».
[15] Ceux-ci sont par ailleurs confrontés à d’autres regards ( analyses de qualité émanant de l’INAMI ou des mutuelles, du centre d’expertise - KCE, risques de plaintes depuis la loi sur les droits des patients … ( + Conseil de bioéthique ? ).
[16] Interview du Dr. Jan Keijzer, www.frerealbert.be/pouvoirs/ordre-des-mdecins-4-millions-pour-des-tasses-de-bières-/
[17] Sofie Merckx, Lettre au juge du Tribunal de Mons.
[18] Sofie Merckx, Lettre au juge du Tribunal de Mons.
[19] Pierre De Locht, « La Réforme de l’Ordre des médecins : question brûlante qui nous concerne tous ». In Cahier du Germ 224 de 1993 - Questionnements croisés sur l’Ordre des médecins.
n° 68 - juillet 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...