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SOINS DE SANTE PRIMAIRES

Contrôle des épidémies ? L’OMS avait la solution... il y a 40 ans


11 juin 2020, Alison Katz

sociologue, membre du People’s Health Movement et de Independent WHO, ancien haut fonctionnaire de l’OMS.

Pour une fois, tout le monde est d’accord. Les systèmes de santé intégrés, équitables et accessibles à tous et toutes représentent le seul moyen pour lutter efficacement contre le Covid-19. C’est précisément la solution que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconisait à ses États membres lors de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires organisée en 1978 à Alma Ata.

Si ce magnifique projet avait été soutenu, tous les pays seraient équipés pour faire face à la crise actuelle ainsi qu’à leurs problèmes sanitaires quotidiens. Mais le projet des soins de santé primaires n’a pas été appuyé. Au contraire, ses piliers – la justice sociale et économique – ont plus ou moins été détruits et le projet a été démantelé progressivement pendant la décennie qui suivit. Des États membres puissants de l’OMS, leurs sociétés transnationales et les institutions financières internationales ont largement contribué à bloquer le développement et le maintien des systèmes sanitaires équitables dans les pays pauvres et ils ont aussi contribué à l’affaiblissement et au démantèlement des services sanitaires des pays riches. Ils auront des comptes à rendre ces prochains mois.

Une menace pour les nations puissantes et les intérêts privés

La Déclaration d’Alma Ata [1] était un projet révolutionnaire ; son slogan était La Santé pour Tous en l’an 2000 [2]. Le projet identifiait la pauvreté et l’inégalité comme déterminants majeurs des maladies et des morts prématurées et évitables (qu’elles soient épidémiques ou endémiques).

La conférence d’Alma Ata se tient à la fin des Trente Glorieuses, trente années de progrès vers un monde un peu plus juste et équitable, et donc plus sain. C’est également l’ère de la décolonisation ; la nécessité d’une redistribution du pouvoir et des richesses était largement reconnue, y compris le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à contrôler leurs ressources naturelles. À cette époque, l’engagement pour des services sanitaires publics et universels pour subvenir aux besoins sanitaires de base était sincère.

La Santé pour Tous était fondée sur le Nouvel ordre économique international proposé par le Groupe des 77 [3] et, pour cette raison, elle représentait une menace significative à l’ordre existant. Au bout de deux ans, le projet fut réduit à quatre interventions prioritaires et toute mention de justice sociale fut rayée. Depuis, sous pression des États membres riches, l’OMS s’est progressivement écartée de son mandat de santé publique au sens large, de développement, d’équité et de systèmes sanitaires durables pour se diriger vers des approches biomédicales, verticales et de visée à court terme.

En gros, cela implique de ne tenir aucun compte des causes profondes (les conditions de vie misérables) et de se consacrer aux solutions technologiques de court terme, de négliger la prévention des maladies et la promotion de la santé en faveur des traitements (invariablement, pharmaceutiques). Et de passer sous silence le fait que tous les pays riches avaient amélioré la santé de leurs populations en s’attaquant aux conditions de vie misérables, par la mise en œuvre des travaux publics et l’adoption des mesures sanitaires.

Un système de santé fonctionnel ?

Il s’agit d’un système intégré et multisectoriel dans lequel les États (et non le secteur privé ou les philanthrocapitalistes) détiennent la responsabilité première envers les citoyens de fournir des conditions essentielles pour la santé : nourriture, eau, systèmes sanitaires, éducation, logement, travail décent, environnement sain et bien sûr services de santé de base.

Un système de santé qui fonctionne correctement et dans la durée requiert des États souverains et solvables. Autrement dit : aucun pays dont l’économie nationale est étranglée par la dette, les règles de commerce injustes, le pillage continuel de ses ressources naturelles et qui est déstabilisé par des flux financiers incontrôlés, des prix de denrées fluctuants et l’ingérence dans les affaires relevant de la souveraineté nationale ne peut développer et maintenir un système de santé qui fonctionne correctement [4]. Ce sont des États souverains et solvables qui vont réaliser la Santé pour Tous, non l’aide internationale, qui fait partie intégrante de l’architecture financière mondiale.

Le projet de justice sociale de l’OMS fut immédiatement qualifié de « non réaliste », ce qui veut dire le plus souvent « non souhaités par ceux qui décident ». Qu’est-ce qui n’était pas souhaité par les pays puissants et les intérêts privés ? Il suffit de rappeler les valeurs et les principes des soins de santé primaires (SSP) énoncés dans la Déclaration d’Alma Ata :

- La santé est un droit fondamental de l’être humain.
- Les inégalités flagrantes dans la situation sanitaire des peuples aussi bien entre pays développés et pays en développement qu’à l’intérieur des pays sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables.
- Le développement économique et social, fondé sur un nouvel ordre économique international, revêt une importance fondamentale si l’on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés.
- Les gouvernements ont vis-à-vis de la santé des populations une responsabilité dont ils ne peuvent s’acquitter qu’en assurant des prestations sanitaires et sociales adéquates.
- Les SSP comprennent au minimum l’éducation, la promotion de bonnes conditions alimentaires et nutritionnelles, un approvisionnement suffisant en eau saine et des mesures d’assainissement de base.
- Les SSP font intervenir tous les secteurs et domaines connexes du développement national et communautaire, en particulier l’agriculture, l’élevage, la production alimentaire, l’industrie, l’éducation, le logement, les travaux publics et les communications.
- La pleine participation des familles et de la communauté dans un esprit d’autoresponsabilité et d’autodétermination.
- L’utilisation de façon plus complète et plus efficace des ressources mondiales dont une part considérable est actuellement dépensée en armements et en conflits armés. 

Consternation dans les coulisses du pouvoir ! Une des agences de l’ONU était en train de promouvoir un projet qui ressemblait au socialisme. Il fallait ramener l’OMS sous contrôle.

Un marché de milliers de milliards de dollars

Depuis 1978, l’autorité sanitaire des peuples est devenue une victime de la restructuration néolibérale, comme la plupart des institutions sociales et économiques au service de l’intérêt public. L’OMS aujourd’hui est à genoux, profondément compromise… et obligée d’entrer dans le « business » de la santé. En 2019, son directeur général, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, a présenté le « business case » du Plan d’action globale de l’organisation : « L’investissement initial de US $14,1 milliards pour la période 2019-2023 représente un excellent rapport qualité-prix et va engendrer un retour sur investissement de 2 à 4 % de croissance économique. Aucune marchandise au monde n’est plus précieuse » [5]. Pourquoi le Dr Tedros s’est-il trouvé obligé de vendre le secteur sanitaire aux investisseurs plutôt que de discuter son plan quinquennal avec ses 194 États membres ? Parce que l’OMS contrôle à peine 20 % de son budget. Le reste se compose de « contributions volontaires extrabudgétaires » provenant des (riches) États membres et de fondations privées, dont la quasi-totalité est affectée à des priorités et des programmes spécifiques déterminés par les donateurs.

Les « dons » à l’OMS ou la participation dans les partenariats public-privé représentent de précieux investissements pour des multinationales. La santé n’est plus conçue comme un droit humain, mais comme une marchandise ou au mieux un facteur de productivité.

D’Alma Ata à Davos

En janvier 1999, dans le cadre du Forum économique mondial à Davos, Kofi Annan proposait aux dirigeants du monde des affaires et à l’ONU d’« instaurer un Pacte mondial de valeurs et principes partagés afin de donner un visage humain au marché global » [6]. Sans aucun mandat, le secrétaire général de l’ONU a ainsi offert le soutien onusien « à un environnement propice au commerce et à l’ouverture des marchés » en échange d’un engagement (sans aucun mécanisme d’application) de la part des multinationales à respecter neuf principes dans les domaines des droits humains, du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption.

De la même manière dans les années 1990, l’OMS, sous l’égide de Gro Harlem Brundtland, a adopté un business model dirigé par le secteur privé et a lancé de multiples partenariats public-privé pour mettre en œuvre des programmes verticaux ciblant des maladies spécifiques. Ces arrangements ont encore accru le pouvoir des multinationales d’orienter les politiques de la santé et ont miné et fragmenté l’offre des services de santé.

Aujourd’hui, la quasi-totalité du travail entrepris dans le domaine de la santé internationale est mise en œuvre par des partenariats public-privé. Une seule raison explique l’adoption de ces arrangements par les organisations qui ont des responsabilités publiques : elles les perçoivent comme l’unique source de financement. C’est en partie vrai, mais cela est dû au fait que, sous des régimes néolibéraux, les budgets du secteur public ont été coupés et la base fiscale détruite. Ces développements sont eux-mêmes le résultat de l’influence exercée par les sociétés transnationales sur les gouvernements et sur les institutions financières internationales.

Couverture universelle sanitaire vs soins de santé primaires

L’OMS a tenté plusieurs fois de relancer les soins de santé primaires ou du moins certains aspects de ce projet de justice sociale, notamment en 2008 avec la publication du rapport Les soins de santé primaires : maintenant plus que jamais. Il est surprenant de constater que la santé comme droit humain, les déterminants sociaux et économiques de la santé, la responsabilité première de l’État dans la santé de la population, le développement émancipateur, l’esprit d’autodétermination – encore moins le besoin de s’attaquer à la pauvreté et aux inégalités par le biais d’un nouvel ordre économique international – ne figurent pas dans ce rapport.

Les efforts ultérieurs entrepris par l’OMS pour relancer les soins de santé primaires ont apporté un soutien de façade aux droits humains et font référence de temps en temps aux inégalités au sein des pays (jamais entre pays), mais aucun de ces efforts ne mentionne le pilier central de la Santé pour Tous qui est un ordre économique international qui soit juste et rationnel. Depuis dix ans, étant donné le manque de soutien de la part de ses bailleurs de fonds, l’OMS a radicalement freiné ses ambitions. Elle lutte pour quelque chose qui s’appelle la « couverture sanitaire universelle » (CSU). Ce nouveau projet a quelques aspects en commun avec les soins de santé primaires, mais il représente une régression importante vis-à-vis du projet de justice sociale de 1978.

La CSU se réfère presque exclusivement aux services de santé, sa portée est plus restreinte que le SSP. Le projet s’est réduit à la question plus étroite du financement des services de santé. Dans sa dilution la plus récente, grâce à l’intimidation de l’OMS par les États-Unis, il semble que le but de la CSU est surtout de garantir un rôle central aux services de santé privés et à l’assurance maladie privée [7].

Oxfam International observe que les seuls pays à faible revenu qui ont réalisé la couverture sanitaire universelle et équitable l’ont fait par le biais des impôts plutôt que par l’assurance maladie [8].

Dans les pays de l’OCDE [9], l’épidémie de Covid-19 sert de révélateur du rôle joué par les mesures d’austérité dans l’affaiblissement des systèmes de santé. Dans les pays pauvres, où les systèmes de santé ont été gravement endommagés par les programmes d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international, le virus risque de submerger les capacités au bout de quelques jours. Pour la moitié de l’humanité qui n’a pas accès aux services de santé de base [10], l’accès aux soins sera inexistant.

La pauvreté, l’inégalité et le « progrès »

La Banque mondiale fait état régulièrement du « progrès » en termes de réduction de la pauvreté, mais un examen des données révèle de multiples manipulations. Si on exclut la Chine du tableau, il n’y a quasiment pas eu de progrès. Dans certains pays d’Afrique subsaharienne, la pauvreté a même augmenté. D’importantes inégalités de richesse continuent de s’accélérer.

Les rapports de l’OMS et de l’UNICEF montrent que de grandes inégalités en matière de santé entre et au sein des pays persistent. En 2018, la mortalité des enfants de moins de cinq ans en Afrique subsaharienne était 14 fois plus importante que dans les pays à haut revenu [11]. Plus de la moitié de ces décès peuvent être prévenus avec des interventions simples et abordables, y compris l’immunisation, une nutrition adéquate, de l’eau propre et des soins appropriés fournis par des professionnels de la santé. Le risque de mourir durant l’accouchement est de 1 sur 45 dans les pays à bas revenu et de 1 sur 5 400 dans les pays à haut revenu. L’OMS rappelle que moins de la moitié des accouchements dans plusieurs pays de faible et moyen faible revenu sont assistés par un professionnel de la santé.

Ploutocratie et faillite des systèmes de santé

L’OMS a petit à petit perdu le contrôle de son budget et donc de son programme de travail. En partie parce que l’organisation est devenue (pendant un bref moment) trop socialiste, et en partie parce que sous l’impératif capitaliste, il s’est révélé intolérable de laisser inexploité un secteur si profitable.

La santé internationale aujourd’hui est dirigée par la Banque mondiale, le G8 (peut-être le G20), leurs sociétés transnationales (STN), les fondations des philanthrocapitalistes (notamment la Fondation Bill & Melinda Gates) et le Forum économique mondial. L’OMS semble réduite au rôle de courtier des partenariats public-privé, souvent appelés partenariats entre multiples groupes d’intérêt. Quel est le problème avec ces arrangements ?

- Ils permettent aux intérêts privés de décider/influencer les politiques de santé publique.
- Ils sacrifient de larges objectifs de santé publique : prévention des maladies, protection et promotion de la santé ; ils ne s’attaquent pas aux déterminants sociaux et économiques des maladies et des morts évitables.
- Ils donnent la priorité aux interventions technologiques, cosmétiques et de courte visée, mais qui génèrent des bénéfices pour une minorité.
- Ils soutiennent des approches verticales, de courte durée, et la privatisation des services publics essentiels plutôt que des services publics horizontaux, intégrés et durables.
- Ils accordent une légitimité aux activités des sociétés transnationales par association avec l’ONU (bluewashing), en brouillant les rôles et les intérêts réels.
- Ils compromettent les institutions publiques, y compris les agences de l’ONU, les obligeant à « donner le ton » pour les intérêts privés d’une minorité au lieu des intérêts de plus de 7 milliards de personnes [12].

À travers son initiative Global Redesign, le Forum économique mondial propose de remplacer la prise de décision intergouvernementale dans huit domaines, y compris la santé, par des partenariats entre les multiples groupes d’intérêts fortement influencés, si ce n’est dirigés, par les intérêts du secteur privé. Donc, il prône un gouvernement par les STN plutôt que par le multilatéralisme entre entités publiques. Il ne faut pas se tromper : dans ces partenariats, il n’y a qu’un groupe d’intérêt (la société transnationale) et un sponsor (le pays d’appartenance, le plus souvent un parmi ceux du G8). Tous les autres « partenaires » ne servent qu’à légitimer le contrôle des biens publics par les transnationales.

 L’injustice sociale tue à grande échelle 

Dans les rares occasions où l’OMS opère sans influence du secteur privé, elle accomplit un travail remarquable. En 2005, La Commission des déterminants sociaux de la santé a rapporté que « la répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène “naturel” : elle résulte de la combinaison toxique de politiques et programmes sociaux inadéquats, d’arrangements économiques injustes et de mauvaises stratégies politiques [13]. »

Empêcher la mise en place et la maintenance des systèmes de soins de santé primaires dans les pays pauvres tout comme l’affaiblissement et le démantèlement des systèmes de santé dans les pays riches font partie des « facteurs qui nuisent à la santé ». Le taux de mortalité du Covid-19 risque d’être élevé dans les pays pauvres. Il va falloir reconnaitre et dénoncer la responsabilité des acteurs économiques puissants pour ces morts.

Cet article a été publié le 16 avril 2020, dans une version plus longue, sur les sites www.cetim.ch et www.investigaction.net.

[2La santé pour tous ! Se réapproprier Alma Ata, sous la direction de J. Duchâtel et A. Katz, CETIM, 2007.

[4Comme Fidel Castro l’a fait remarquer, Cuba, avec son excellent système de santé et malgré les sanctions, a pro té du privilège de ne pas faire partie du FMI.

[5Présenté pendant le Sommet mondial de la santé à Berlin.

[7People’s Health Movement et al. Global Health Watch 5 : an alternative world health report, Zed Books, 2017.

[9Organisation de coopération et de développement économiques.

Cet article est paru dans la revue:

n°91 - juin 2020

Les médicaments : une marchandise pas comme les autres

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...