Dans sa stratégie « Europe 2020 », l’Union européenne se pose comme objectif d’élargir l’accès aux marchés pour les services et les investissements de ses propres entreprises transnationales, de mieux faire respecter les droits de propriété intellectuelle et d’obtenir un accès illimité, dans l’hémisphère sud, aux produits bruts et à l’énergie. Dans un contexte de crise économique, il s’agit surtout de permettre à des entreprises et institutions financières européennes de conquérir de nouvelles parts de marché. Afin d’y arriver, l’Union européenne combine mesures d’austérité et accords de libre-échange. Peu évoquée dans le débat public, la santé ne s’en trouve pas moins en ligne de mire, y compris dans le Sud.
Offrir des parts de marché au secteur privé afin d’en garantir les profits se fait principalement de deux manières. Une première voie parcourue en Europe consiste en la libéralisation ou la privatisation des secteurs réservés jusqu’à présent au secteur public. L’austérité, obligeant les pays membres de l’Union européenne à limiter leurs dépenses sociales, est l’option politique choisie pour y arriver. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance – dit Pacte de stabilité – approuvé à la quasi unanimité par les parlements belges il y a quelques mois, codifie cette austérité et interdit sous peine de lourdes amendes tout déficit public, même temporaire, supérieur à 0,5%.
Difficile dans ces conditions pour un État d’investir dans la construction des écoles ou des hôpitaux par exemple. Déjà aujourd’hui, en Espagne, seul un départ sur dix est remplacé dans le secteur public de la santé. Sans surprise, quand le public se retire, c’est le secteur privé à but lucratif qui avance. L’État est dès lors contraint de se limiter à réguler le marché privé.
Ce retrait du public se paye chèrement. En France, une personne sur quatre dit renoncer à des soins pour des raisons financières. Au Portugal, l’augmentation des frais médicaux pris en charge par les patients a entraîné une diminution de 900 000 consultations de première ligne. En Grèce 40% de la population serait sans couverture sociale. L’Europe du Sud n’a pas l’exclusive en matière : en 2012, un Belge sur quatre renonçait à des soins de santé pour des raisons financières.
Une deuxième façon d’offrir de nouvelles parts de marché au secteur privé marchand européen est de faire pression sur des pays tiers pour qu’ils ouvrent leurs marchés à travers des accords de libre-échange.
Un accord de libre-échange implique l’abaissement ou la suppression des barrières tarifaires, comme les tarifs douaniers et les taxes, mais aussi des barrières « techniques » et non tarifaires, comme les quotas à l’importation, les normes sanitaires et de protection du consommateur, ou encore des limitations aux investissements étrangers servant à protéger des services publics ou des secteurs stratégiques de l’économie nationale. Les accords de libre-échange sont donc le moyen par excellence pour l’Union européenne de renforcer la position de ses entreprises transnationales face aux États tiers. Trois éléments en particulier permettent d’y arriver : la privatisation en faveur des transnationales européennes, le renforcement des droits de propriété intellectuelle et brevets, et les mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et l’État.
En premier lieu, un accord de libre-échange facilite les investissements privés étrangers dans les hôpitaux et la provision des soins, et promeut l’entrée sur le marché local des sociétés d’assurance privées. Ce secteur est particulièrement intéressant puisqu’il est un des secteurs à forte croissance. Un rapport du cabinet de conseil McKinsey affirme par exemple qu’en Afrique le marché des soins de santé représentera 35 milliards de dollars par an en 2016. Le secteur privé à but lucratif se concentrera sur la demande rentable de la population.
La partie défavorisée de la population devra dès lors se contenter d’un secteur public sous-financé ou n’aura plus du tout accès aux soins de santé. Pendant que le mouvement social aux Philippines se bat, hôpital par hôpital, pour un système public accessible à tous, l’Union européenne prépare un accord de libre-échange avec les Philippines pour commercialiser davantage ce secteur. Difficile de s’imaginer un mépris plus grand pour la population locale.
Deuxièmement, le renforcement des droits de propriété intellectuelle généralement inclus dans les projets d’accord de libre-échange, vise quant à lui à garantir les monopoles des entreprises européennes sur certains médicaments. L’Union européenne promeut notamment une prolongation des brevets, au-delà des 20 ans prévus par l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce. S’y ajoutent des tentatives pour imposer l’exclusivité des données : cela empêche un producteur de médicaments génériques d’utiliser les données des tests cliniques originaux, et l’oblige à produire des données de tests propres et à effectuer de nouvelles études, coûteuses en temps et en argent.
Il n’est pas rare de voir les accords de libre-échange inclure des sanctions pénales pour le non-respect des droits de propriété intellectuelle, comme la saisie des marchandises lors de l’importation, de l’exportation ou du transport. En limitant la concurrence des génériques, les accords de libre-échange favorisent des hausses de prix. Le prix des médicaments en Jordanie a augmenté d’environ 20% suite à l’application d’un accord de libre-échange de 2001 avec les États-Unis. Au Guatemala, un accord du même genre a débouché sur des conséquences similaires.
En dernier lieu, les mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États, typiques des accords de libre-échange permettent aux multinationales et autres investisseurs privés de poursuivre un État qui, à travers une décision démocratique de son parlement, déciderait de protéger un service public des investisseurs privés.
Les accords de libre-échange se révèlent ainsi un excellent instrument pour soumettre le pouvoir souverain d’une population sur sa politique sanitaire aux priorités des multinationales. Il n’en sera pas autrement avec le Traité transatlantique en négociation actuellement entre l’Union européenne et les États-Unis.
Entre austérité et libre-échange, il y a une remarquable cohérence. Les deux outils sont destinés à faire reculer l’État et sauvegarder voire accroître les bénéfices du secteur privé à but lucratif. Le libre-échange permet à la fois de garantir des investissements privés dans un secteur rentable comme celui des soins de santé et de protéger les monopoles de certaines entreprises pharmaceutiques.
Renforcer le rôle du secteur privé signifie redimensionner le rôle de l’État pour le limiter à celui d’un faible régulateur d’un marché privé. Le concept du service public passe à la trappe pour transférer le pouvoir sur la santé publique au secteur à but lucratif. Un secteur qui, par nature, cherche avant tout à maximiser le profit.
Des recherches comparatives sur l’Argentine, Cuba, le Pérou, l’Indonésie et la Russie montrent pourtant qu’en période de crise, refuser la marchandisation des soins de santé permet de préserver, voire de promouvoir la santé publique. Tous ces pays ont, au milieu des années 90 perdu entre 14 et 42% de leur produit national brut. Seul le choix politique d’un renforcement du système de soins de santé non-marchand, avec un accent sur les soins de santé primaires ( pari fait à l’époque par le Gouvernement cubain ) a pu éviter la chute des indicateurs de santé les plus fondamentaux comme la mortalité infantile et l’espérance de vie.
En santé il n’y a pas de miracle. De nombreuses avancées significatives sont dues non pas à la commercialisation et à la privatisation, mais bien à la prise en main de la santé par le secteur public. L’ouverture de « nouveaux marchés » aux investissements privés entrave la capacité de l’État à protéger et promouvoir la santé. C’est encore plus vrai dans les pays pauvres.
Pour arrêter ce cycle vicieux, il est indispensable de s’opposer à l’inclusion des secteurs publics et sociaux dans les mandats de négociation et le champ d’application des accords commerciaux et d’investissement. Il sera aussi nécessaire de mettre nos gouvernements devant leurs responsabilités. La santé doit rester un droit, non un privilège.
n° 69 - décembre 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...