L’Europe était, jusqu’il y a peu, un continent attractif grâce à sa combinaison réussie d’économies solides et de fortes protections sociales. Mais les temps changent, aujourd’hui tous les Etats sont en difficulté . Les auteurs de cet article montrent que le malheur des uns fait le bonheur des autres, que certains pompiers sont des pyromanes, que la misère augmente et que, heureusement, la colère gronde.
Ceux qui s’opposent à l’Etat social ne ratent jamais une bonne crise .
C’est après la Seconde guerre mondiale que les Etats européens ont développé leurs systèmes de sécurité sociale et de santé nationaux. Les travailleurs avaient vigoureusement lutté en ce sens sur une bonne partie du continent, et le contexte permettait des avancées : l’économie américaine, alors solide, stimulait la croissance économique tant au niveau mondial qu’en Europe. Les années 50 et les Golden sixties ont été celles d’un développement économique soutenu et d’une croissance de la productivité permettant des augmentations de salaires et une amélioration de la protection sociale.
Les choses commencent à changer à partir du début des années 70. Les marchés sont saturés et les taux de profits baissent. Les premiers signes d’une surproduction apparaissent. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole ( OPEP ) décide d’augmenter drastiquement le prix du pétrole, ce qui exacerbe les tensions économiques et conduit à une véritable crise. Il ne s’agit pas d’une récession cyclique normale dans une économie capitaliste ; la tendance économique générale commence à être celle d’un déclin à long terme.
C’est le début de la troisième crise structurelle dans l’histoire du capitalisme. La première, en 1873, avait affecté les grandes puissances capitalistes et s’était terminée par l’exportation massive de capital et un conflit pour le partage des colonies, conduisant finalement à la Première guerre mondiale. La seconde crise structurelle survint après le crash de 1929 et conduisit au déclenchement de la Seconde guerre mondiale.
La troisième crise structurelle est actuellement en plein développement ; la saturation des marchés industrialisés est devenue une contrainte pour un développement de la croissance et la compétition entre les multinationales est féroce, les amenant à réduire leurs coûts et à trouver de nouveaux marchés. Cela s’est fait, au cours des années, à travers différentes stratégies.
Pendant les années 80, les pays du Sud étaient le ballon d’oxygène permettant d’écouler la surproduction - les exportations massives conduisant à la longue à une dette étouffant le Tiers-Monde. Pendant des décennies, les intérêts de cette dette ont assuré un revenu substantiel aux puissances occidentales, tout en leur donnant un prétexte pour piller le Sud à travers l’ajustement structurel et la mise en place de politiques néolibérales.
Une deuxième stratégie d’oxygénation a été mise en œuvre pendant les années 90 : la restructuration des multinationales. Dans leur pays, ces firmes étaient soutenues grâce à des réductions fiscales et des programmes de privatisation ; les pays en développement ont été forcés d’accepter plus de libéralisation, de dérégulation et de privatisation, fournissant ainsi aux multinationales un débouché pour leur excès de capital. Le secteur de la santé n’a pas fait exception : ses éléments rentables ont été de plus en plus privatisés. Mais ce carrousel a masqué la baisse du pouvoir d’achat dans les économies occidentales, principalement aux états-Unis [1] ; il a falllu, pour maintenir la consommation, toujours plus de crédits et d’endettements, notamment dans l’immobilier ( « dette des subprimes » ).
La troisième stratégie d’oxygénation s’est basée sur le « capital fictif ». Cette fantastique création de monnaie a dépassé les capacités de l’économie réelle, et le système a atteint la fin de la boucle, ne sachant plus quoi inventer pour créer l’illusion d’une nouvelle croissance.
A partir de 1985, d’importantes mesures d’intégration sont prises au niveau européen. Un marché commun est établi en 1990 et le traité de Maastricht est signé en 1992. La privatisation du secteur public se développe rapidement durant les années 90. En 2002, l’euro est introduit. Malgré une vive résistance populaire, la stratégie de Lisbonne se développe dans la première décade du XXIème siècle.
Les politiques européennes ne peuvent être comprises en dehors des politiques allemandes. Pour la croissance des pays européens, l’augmentation des exportations est essentielle ; or l’Allemagne est la nation européenne exportatrice par excellence, et la plus forte puissance durant l’unification monétaire - dont elle fut aussi le moteur. A travers ses exportations vers le reste de l’Europe, l’establishment allemand est devenu le plus grand bénéficiaire de l’euro. Il a fait des profits essentiellement au détriment des peuples du Sud de l’Europe. La crise qui frappe des pays comme la Grèce, l’Italie, le Portugal, et l’excédent commercial de l’Allemagne exportatrice, sont les deux faces de la même pièce. Les trois premiers pays ont vu leurs industries nationales anéanties au profit de produits allemands et sont ainsi tombés dans la dette. De son côté, la politique d’exportation allemande repose essentiellement sur les réductions salariales dans ses propres entreprises et sur son impitoyable traque des sans-emploi et autres bénéficiaires sociaux.
Cette politique est actuellement présentée comme un modèle pour l’Europe, et d’autres pays européens sont obligés de suivre le modèle allemand ; il n’est plus possible de développer une politique financière souveraine. Les nouveaux prêts consentis ont été utilisés pour payer les intérêts des banques et non pour aider les populations ( comme en Grèce ) ; ce qui a encore empiré la situation. Aujourd’hui, la crise est utilisée comme une opportunité pour briser toutes les résistances et imposer un processus encore plus radical de ces « solutions » néolibérales.
La récession actuelle est liée au fonctionnement même du système capitaliste, basé sur la nécessité d’une croissance continue alors que les possibilités de consommation de la population sont de plus en plus limitées. Comme la seule « solution » existante est de vendre plus pour gagner plus et pour produire encore plus, le serpent se mord la queue à mesure que le pouvoir d’achat de la population se réduit. La surproduction entraîne un surplus de capital qui ne peut pas être utilisé pour augmenter la production étant donné les limites du marché ; ce capital va chercher de hauts rendements, qui peuvent être atteints grâce à la dérégulation financière et à la création de nouveaux instruments financiers.
La bulle entière a été gonflée à travers des incitants excessifs au crédit - puisque garantir le crédit est une manière de créer de la monnaie à partir de rien. à partir de 2006, les Etats-Unis entrent en récession ; les premières banques faisant des crédits hypothécaires font banqueroute en février 2007, Bear Stearn ( une des cinq plus grandes banques d’investissement ) en 2008 - et J.-P. Morgan Chase, saisissant l’opportunité, achète la banque à un prix bradé. Jusque-là, les leaders européens nous affirment qu’il n’y a rien à craindre pour l’Union européenne et pour l’eurozone. La Banque centrale européenne ( BCE ) augmente ses taux ( d’intérêt ) directeurs en juin.
En septembre 2008, l’Etat fédéral américain doit secourir Freddie Mac et Fanny Mae, deux institutions privées commissionnées par le Gouvernement pour garantir les prêts immobiliers. Les trois plus gros poids de la finance, Lehman Brothers, Merrill Lynch et AIG font faillite. Les leaders européens continuent à assurer que les établissements financiers sont en parfaite santé de ce côté-ci de l’océan.
Mais leurs paroles sont bientôt dépassées par les événements, et la bulle explose, toujours en 2008. Aux Etats-Unis, plus de deux millions de propriétaires perdent leur maison et se retrouvent à la rue. A travers le monde, plus d’1 billion de dollars US en valeur d’obligations spéculatives ( des obligations de pacotilles ) sont débités, et l’une après l’autre les banques déclarent leurs pertes. La panique s’empare de chaque état national, qui accourt à la rescousse de ses banques. De Londres à Berlin, les gouvernements saisissent ou renflouent cinq banques chancelantes. En conséquence, la dette ( privée ) de la banque devient un problème d’Etat ( c’est-à-dire nous tous ), qui se combine à une aggravation de la crise économique.
Malgré tout, les rapports officiels de la Commission européenne pendant l’année 2009 continuent de proclamer les mérites de la monnaie européenne : l’euro nous a sauvés de la catastrophe - bien sûr, l’économie européenne s’est un peu ralentie, mais rien d’anormal. En décembre cependant, un nouveau Gouvernement en Grèce révèle l’existence de comptes publics « enjolivés ». Les autorités européennes commencent par nier l’ampleur des déficits. Mais elles finissent par conclure que le problème repose sur une trop grande dette, aggravée par la récession économique.
A partir de fin 2009, les craintes d’une importante crise de la dette se développent. Dans plusieurs pays, par exemple l’Espagne, les dettes privées ( sur fond de bulle immobilière ) se transforment en une dette souveraine, ce qui résulte des sauvetages du système bancaire ( par exemple Caja de Ahorro – banque d’épargne - en Espagne ). Les économies ralenties après l’éclatement de la bulle immobilière impliquent une diminution des revenus fiscaux, ce qui aggrave le problème de la dette. En outre, la baisse de notation de la dette publique sur les marchés internationaux conduit à une augmentation dramatique des intérêts de la dette.
C’est là qu’on en est aujourd’hui : partout, les restrictions des dépenses publiques et sociales ont été contreproductives. Elles ont conduit à une diminution du pouvoir d’achat.
En fait, les difficultés économiques affectent tous les Etats. Mais dans certains cas, les conséquences sont pires, surtout pour les finances publiques. La récession économique est synonyme de diminution du revenu des taxes et d’augmentation des dépenses – surtout sociales - ce qui conduit à des déficits budgétaires. Le sauvetage du système bancaire en faillite vient aggraver la situation qui devient très vite hors contrôle, comme on le voit en Grèce et en Espagne.
La Grèce est au centre de l’attention mondiale depuis 2010. Selon les leaders européens, les malheurs de la Grèce sont dus à un « mode de vie au-dessus de ses moyens », le pays ayant créé un « Etat providence en baudruche » et offrant des « salaires trop généreux à ses fonctionnaires ainsi que la possibilité de prendre une retraite généreuse à un âge relativement bas ». Des dépenses publiques incontrôlées combinées à l’inefficience des entreprises étatiques, des régulations lourdes pour les affaires qui émoussent l’esprit d’entreprise en Grèce : là résideraient les facteurs clés de la « crise de la dette publique » en Grèce.
En fait, la crise en Grèce résulte du développement inégal entre ce pays et l’Union européenne, combiné à la pression exercée sur l’économie nationale par la crise structurelle globale. La participation de la Grèce à l’Union européenne et à l’eurozone a affaibli la compétitivité de son économie : des produits bon marché ont été importés, par exemple d’Allemagne, détruisant une partie de la production nationale et conduisant à une constante détérioration de la balance commerciale depuis la fin des années 80, en faveur des pays européens plus industrialisés. La situation s’est ensuite fortement détériorée à la suite de la crise de 2007.
Si l’on compare « le secteur public surdéveloppé et surcoûteux » de la Grèce à celui d’autres pays européens, on s’aperçoit qu’il est en fait moins développé. L’état providence ( welfare state ) grec a toujours été faiblement financé et limité ; si l’on doit bien admettre que le secteur public en Grèce n’a jamais été synonyme d’efficience, les déficits publics du pays sont le résultat d’un déclin des revenus de l’Etat plutôt que d’une augmentation des dépenses publiques. Les allègements fiscaux accordés à la florissante industrie nautique grecque et les billions de monnaie grecque qui se sont envolés hors taxe vers les banques suisses sont les preuves incontestables que les gouvernements grecs ont, de manière répétée, réduit, évité ou raté la collecte des impôts auprès des tranches de revenus les plus élevées de leur société.
En Espagne, la crise met en lumière la faiblesse de la structure industrielle du pays qui dépense son argent pour des biens produits à l’étranger, ce qui génère une balance commerciale négative et une diminution des sources de revenus pour l’Etat. En période de récession, les conséquences de ce déséquilibre se sont aggravées.
En 2007, l’Espagne avait un surplus budgétaire de 20,2 billions d’euros. En 2011, le déficit s’élevait à 98,2 billions ; soit une différence de 118,5 billions. Principale cause de cette diminution : une baisse des revenus de l’impôt, responsable de presque 43 % de la diminution totale du budget de l’Etat. La même chose à peu près s’est produite dans tous les pays européens. Mais la faiblesse de la structure industrielle espagnole et l’effondrement de son marché intérieur ont aggravé et prolongé la situation.
L’analyse des responsables allemands et européens qui pointent la dette publique touche à l’absurde. La dette publique n’est pas le problème de l’Espagne. Au début de la crise, la dette publique espagnole s’élevait à 36,2 % du produit intérieur brut et le déficit budgétaire à 1,9 ; depuis lors, la situation se dégrade de manière dramatique. Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur : elles conduisent à une diminution de l’activité économique et du produit intérieur brut. Pour la plupart des pays, un programme de réactivation économique est nécessaire : cela conduirait à une augmentation, et non à une diminution, de l’activité économique. Mais Berlin et une partie des dirigeants d’entreprises ont leur propre agenda : une diminution des coûts, essentiellement les coûts salariaux, les soutiendront dans leur compétition avec les pays nouvellement industrialisés. Ils veulent profiter de la crise pour imposer cet agenda.
Les réponses de l’Europe à la crise mondiale sont basées sur le renforcement des mécanismes du marché, allié à une compétition en termes de diminution des coûts de production, de politiques fiscales et de dumping social. Il s’ensuit inévitablement une diminution du pouvoir d’achat de la population ainsi que des investissements publics et un démantèlement constant des mécanismes de protection sociale.
Le non-emploi en Europe était de 10,7 % en 2012, soit une augmentation de 3,6 % par rapport à 2008 ( 7,1 % ). Les jeunes sont les plus atteints. Sur l’ensemble de la population potentiellement active de 15 à 24 ans, 22,8 % étaient sans emploi en septembre 2012.
En 2011, plus de 24,2 % de la population européenne ( presque 12 millions de gens ) était à risque de pauvreté ( avec une différence de 2 % en défaveur des femmes ). Avoir un travail n’est plus une assurance contre la pauvreté : en 2011, 8,7 % des travailleurs vivaient en-dessous du seuil de pauvreté et un tiers des pauvres étaient des « travailleurs pauvres ».
La dette publique vertigineuse et la soi-disant « insoutenabilité » des systèmes de sécurité sociale et de santé sont utilisées comme argument pour pousser à la privatisation. Alors que les conséquences sociales de la crise ( pertes d’emplois, problèmes de logement, accroissement de la pauvreté, etc. ) engendrent une énorme augmentation des besoins sanitaires, les soins de santé passent progressivement d’un « droit humain que doivent assurer les gouvernements » à un confort pour ceux qui sont capables de les payer.
En Grande-Bretagne, le Gouvernement a permis à des entreprises privées de s’introduire dans les soins de santé grâce à une série de changements légaux progressifs et profonds. Prétendument nécessaires dans le cadre des politiques d’austérité, ces changements incluaient la reconnaissance et la création de trusts hospitaliers ayant de nouveaux pouvoirs de facturation, des transferts de propriété ainsi que des mécanismes pour transférer les fonds au secteur privé, déréguler les équipes et les termes et conditions de travail, privatiser les services. Le projet de loi « soins de santé et social » était publié en 2012. En avril 2013, il devait aboutir à un système de financement mixte du National Health Service et à une approche de la santé guidée par le marché.
Au Portugal, les mesures de la Troïka ont poussé à la baisse des salaires, des pensions et des allocations de chômage, avec une augmentation générale des taxes. D’importantes parties du secteur public ont été privatisées. Le service national de santé est en ligne de mire. Les tickets modérateurs ont augmenté de manière drastique, ce qui a causé une diminution de 900 000 consultations en première ligne et de un demi-million de consultations en urgence entre janvier et octobre 2012 par rapport à l’année précédente, tandis que la « rationalisation » de l’utilisation de la médecine impliquait de lourdes augmentations de prix. La privatisation est en voie de réalisation et beaucoup de travailleurs de la santé ont perdu leur travail.
Fondé en 1978 en Italie, le Service national de santé symbolisait l’Etat Providence. En phase avec les réformes mondiales de la santé des années 80-90, des mesures favorables à la compétition ont été introduites et les dépenses imposées aux usagers ont augmenté dans les années 90 ; les hôpitaux sont devenus des « entreprises de soins » dans le but délibéré d’y introduire des pratiques de type commercial. Aujourd’hui, les restrictions budgétaires ( plus de 20 billions d’euros depuis 2010 ) affectent lourdement le secteur, conduisant à des dépenses croissantes pour l’usager, la suppression de certains avantages et une diminution de l’accessibilité, particulièrement pour les groupes socio-économiques vulnérables ( réduction des soins spécialisés et de la prescription de médicaments ). Selon une étude récente, 21 % des ménages déclarent une diminution de leurs dépenses de santé, 10 % un report de traitement chirurgical pour des raisons financières, 26 % rapportent une diminution des dépenses dans des cas d’urgence. Combinées avec les effets de la crise elle même, les politiques fiscales actuelles pourraient détériorer les indicateurs de santé globaux et augmenter les inégalités d’accès aux soins et au bien-être. De plus, comme les dirigeants affirment que le service national de santé n’est plus soutenable, les réformes pour plus d’« efficience » pourraient recouvrir en fait des mécanismes plus radicaux de privatisation et de marchandisation.
En Espagne, la crise a immédiatement conduit à une perte massive d’emplois. En un rien de temps, les huit millions d’emplois créés entre 1996 et 2007 se sont envolés en fumée et le taux de non-emploi a atteint le sommet inédit des 25 % en août 2012. Quant à l’accès au système de santé, il a changé : d’universel, il est devenu basé sur l’emploi, et les frais à charge des patients ont augmenté. Ajoutés aux restrictions budgétaires régionales en cours, ces changements pèsent lourdement sur l’accès, la qualité et les dépenses individuelles de santé publiques pour une population dont le sous-emploi et l’appauvrissement augmentent considérablement. En fait, les gouvernements ( au niveau national et régional ) se servent des objectifs de restrictions budgétaires pour imposer un processus de privatisation du service national de santé. Tandis que les partenariats public-privé sont soutenus, une information accablante circule à propos des conflits d’intérêts, du népotisme, des dynamiques monopolistiques et des « crédits renouvelables », en fait des « copinages » entre fonctionnaires du gouvernement et gestionnaires du secteur privé de la santé.
Alors que le modèle économique allemand est présenté comme une « success story » et un exemple à suivre, il entraîne une sérieuse pauvreté : 16 % de la population allemande vit dans la pauvreté et presque 5 millions de travailleurs ont des « mini-jobs » avec un salaire de 400 euros par mois. Les 8 % d’augmentation du taux d’emploi entre l996 et 2011 sont dus à une augmentation de 1 % des heures de travail, tandis que le reste est lié à des mini-jobs ne donnant pas droit à la sécurité sociale. Aujourd’hui, 26 % des emplois sont précaires ( contrats temporaires, intérim, temps partiels imposés ). Le nombre de travailleurs pauvres a atteint 8 millions en 2010, c’est-à-dire 23 % de la population totale des travailleurs du pays. A peine la moitié des bas-salaires ont des emplois à temps plein. Alors qu’en l998, les 50 % les plus pauvres de la population ne possédaient que 4 % des richesses en Allemagne. En 2008, il n’en possède plus qu’un 1%.
En Belgique aussi, 15 % de la population est pauvre et ce chiffre augmente. Aujourd’hui, les défenseurs des politiques néolibérales attaquent durement le « gaspillage » de la sécurité sociale belge. Tandis que les syndicats subissent des attaques féroces, la division régionaliste est prônée pour briser la solidarité et la résistance. Mais, comparée à l’Allemagne, la Belgique avait entre 2006 et 2011 un plus grand taux d’accroissement de l’emploi, et celui-ci était également moins fragmenté ; le nombre de travailleurs pauvres n’a pas augmenté. Autrement dit, même si les conséquences de la crise se ressentent de manière dure et directe, le cas belge indique l’importance des transferts solidaires et d’une forte sécurité sociale en temps de crise. Cela suggère que les modèles sociaux de redistribution et de solidarité peuvent – au moins sur le court terme – mieux protéger les emplois, les revenus et la sécurité sociale. Néanmoins, la pression de l’Union européenne – soutenue par les organisations patronales – augmente sans cesse, entraînant la Belgique comme les pays voisins de l’Allemagne à diminuer le coût du travail et à limiter les dépenses publiques.
En Grèce, la récession économique et la stricte austérité continuent à empirer les conditions socio-économiques de la population. Au troisième trimestre de 2012, le non-emploi touchait 24,8 % de la population active. En 2011, 28 % de la population grecque ( contre 22 % en 2008 ) déclarait vivre dans des conditions de sévère privation matérielle, et ne pas pouvoir couvrir ses besoins de base tels que le paiement d’un loyer, la consommation de viande, de poisson ou de poulet tous les deux jours, ou encore le chauffage de son logement.
Dans ces conditions, on peut s’attendre à une détérioration de l’état de santé de la population grecque. Les crises économiques survenues dans le passé indiquent qu’en cas de récession économique et de sous-emploi galopant, la mortalité infantile, le suicide, l’homicide, les maladies cardio-vasculaires chez l’homme et la mortalité due aux maladies transmissibles tendent à augmenter. La crise économique est aussi associée à une augmentation des taux de maladies infectieuses, de malnutrition, d’abus d’alcool et de troubles mentaux.
Le taux de mortalité infantile grec a augmenté de 51 % en 3 ans ( de 2008 à 2011 ) ; cet indicateur reflète le plus directement la détérioration aigüe des conditions socio-économiques dans ce pays durant les années de crise. Entre 2007 et 2010, le taux de mortalité par suicide a augmenté de 11,5 % ; la mortalité par homicide de 40 % ( de 2,6 et 1,0 décès pour 100 000 respectivement en 2008 à 2,9 et 1,4 en 2010 ).
Dans la population masculine de moins de 65 ans, les augmentations de la mortalité spécifique sont encore bien plus frappantes. Une étude basée sur des données issues de l’Organisation mondiale de la santé Europe pour la période 1997-2007 avait déjà révélé qu’en 2008 et 2009, les taux de mortalité pour les hommes de moins de 65 ans pour suicide, homicide et maladies infectieuses dépassaient largement les prévisions basées sur les décennies précédant la crise ( 1997-2007 ). Une analyse plus récente faite à partir des données de santé publique Eurostat indique qu’entre 2007 et 2010, le taux de mortalité par suicide a augmenté de 75 % chez les hommes âgés de 30 à 34 ans et de 82 % chez les hommes âgés de 50 à 54 ans [2].
L’histoire montre que les crises économiques s’accompagnent généralement de changements dans l’utilisation et la demande de services de santé : les ménages consomment moins pour leurs soins de santé parce que leurs revenus ont baissé, et se tournent davantage vers les services publics - ce qui peut finalement faire peser un poids insoutenable sur les services de santé publics. La Grèce semble suivre ce modèle :
après avoir augmenté pendant dix ans ( 1998-2008 ), les dépenses privées en santé ont baissé fortement de manière régulière depuis 2009 – au total, elles ont diminué de 16,2 % entre 2008 et 2010 [3] : cela reflète l’incapacité des ménages en temps de crise à de prendre en charge les coûts de soins de santé ;
la demande pour des services publics de santé suit la tendance inverse. Selon notre analyse [4], le nombre de patients hospitalisés dans les hôpitaux publics a augmenté de 37 % entre 2009 et 2011. En outre, le taux moyen de croissance annuelle des patients hospitalisés dans les hôpitaux publics pendant les années de crise a été multiplié par 4,9 comparé au taux observé dans la période précédant la crise ( le taux moyen annuel de croissance des patients hospitalisés dans les hôpitaux publics était de 11,3 % par an pour la période 2009-2011, et de 2,3 % par an pour la période 2000-2008 ).
Les besoins de santé augmentent, les ménages réduisent leur demande vu la baisse de leurs revenus et se tournent davantage, de manière exponentielle, vers le secteur public… Les gouvernements grecs répondent à cette situation par des politiques restrictives : sous-financement et diminution de la taille des services publics, augmentation des coûts pour l’usager ( ticket modérateur ). Entre 2009 et 2011, les dépenses totales du Ministère de la santé en Grèce ont diminué de 1,8 billion d’euros. Mais en 2011, seulement pour les services ambulatoires délivrés en hôpital pendant les horaires de jour, les patients ont payé personnellement 25,7 millions pour des services qui étaient gratuits avant la crise.
Tandis que les officiels du Gouvernement grec et des ex-gouvernements prétendent toujours que la crise en Grèce ne menace pas la santé de la population, un rapport de l’Organisation mondiale de la santé sur la crise financière et la crise globale disait déjà en 2009 que « certains pays sont particulièrement à risque ( … ), notamment les pays développés qui ont demandé une assistance urgente au Fonds monétaire international et où des restrictions des dépenses peuvent être imposées durant le remboursement du prêt ».
Aujourd’hui en Grèce, la combinaison d’une récession économique de longue durée et de politiques néoclassiques d’ajustement constitue une double menace pour la santé et le bien-être de la population. La première étape pour affronter effectivement ce danger, c’est de le reconnaître.
Les citoyens européens résistent aux programmes d’ajustement structurels à travers des manifestations publiques et différents types d’actions, incluant des protestations violentes. Notamment.
Ainsi en Grande-Bretagne, le public a fait campagne pendant des mois pour abolir la réorganisation top-down du National Health Service, instituée par le Health Care and Social Care Act. Cependant, après des mois de manifestation au cours desquelles des professionnels de santé et des citoyens sont descendus dans les rues pour protester contre le rôle croissant du secteur privé dans les services de santé, ce fut le silence - quand l’acte est devenu une loi. En novembre 2012, un groupe de professionnels de santé ont décidé de créer un nouveau parti politique pour défier les réformes de santé au niveau politique. Le parti National Health Action vise à restaurer le National Health Service comme service de soins de santé financé par le secteur public, gratuit pour tous ceux qui en ont besoin.
En Espagne, les initiatives de privatisation et de restriction se sont heurtées à une résistance forte et inattendue, non seulement la société civile qui était très satisfaite de ses services de santé, mais aussi parmi les équipes de santé qui défendent fermement le système public. Une unité historique liant tous les types de professionnels ( médecins, infirmiers, travailleurs de santé ) et les positions hiérarchiques a rendu possible, à Madrid et dans d’autres régions, un immense mouvement, « la marée blanche », une grève prolongée et une mobilisation massive dans les rues, avec une large couverture médiatique. La société civile et les professionnels de santé ont pris des initiatives variées ces dernières années, pour réfléchir à la manière d’inverser les politiques de privatisation du système public de santé : des « groupes de plaidoyer » se réunissent, comme la Federacion de asociaciones para la defensa de la sanidad publica, Depeus per la salut publica en Catalogne et le Centre d’anàlisis i programmes sanitaris ; des quartiers gèrent eux-mêmes un centre de soins de santé primaires ; des plate-formes civiles, construites en lien avec le mouvement 15-M, ont déposé une requête en appel devant la Cour contre les restrictions budgétaires, alléguant que celles-ci tuent les citoyens.
En Grèce, un important mouvement populaire pour le droit aux soins de santé grandit. Il poursuit plusieurs objectifs. En rassemblements massifs, des gens forcent les bureaux administratifs des hôpitaux publics à fermer, pour les empêcher de faire payer aux patients un ticket d’entrée de 5 euros pour les départements ambulatoires - obligation récemment introduite. En parallèle, un mouvement de solidarité se développe envers les gens qui ont été exclus de toute forme de système d’assurance du fait qu’ils sont au chômage. Les cliniques solidaires se multiplient à travers tout le pays. Se démarquant des approches caritatives, ces actions rassemblent des professionnels de santé et des volontaires pour procurer des soins de santé primaires aux personnes dans le besoin. Leur but : combiner la solidarité et la mobilisation, à la fois des travailleurs et des patients, contre les politiques implantées, en intégrant ces activités au mouvement pour le droit à la santé. Plus récemment, le même mouvement s’est mobilisé contre la fermeture d’hôpitaux publics décidée par le Gouvernement. A Thessalonique, une large action a d’ailleurs réussi à faire postposer une telle décision.
Au Portugal aussi, la résistance populaire est intense et diversifiée. Depuis le début de la crise, ont eu lieu quatre grèves générales et une série de manifestations nationales regroupant toutes les couches de la population. En juillet 2012, plus de 80 % des médecins partaient en grève. Le 15 septembre 2012, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, dans toutes les grandes villes du pays.
La santé est un bien public, la mise en oeuvre du droit à la santé engendre des obligations pour les gouvernements : l’ouverture à la reconnaissance de ces idées ont soulevé un vif intérêt tant chez les académiques que chez les activistes. Elles sont devenues un moteur pour la défense du secteur public et la célébration d’un nouveau patrimoine de l’humanité : la santé.
La Déclaration universelle des droits de l’Homme l’affirme clairement : les droits sociaux et économiques sont des droits humains dont la mise en oeuvre et la préservation requièrent un gouvernement et un secteur public forts. Ce sont des prérequis nécessaires, mais non suffisants : la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels traduit cette déclaration en un engagement contraignant.
Dans cette perspective, les ajustements structurels qui démantèlent systématiquement les services publics comme les soins de santé, l’éducation et les systèmes de sécurité sociale peuvent être considérés comme une guerre contre les pauvres ; la violence de cette guerre peut être mesurée à travers les indicateurs de mortalité et d’autres indicateurs de santé.
Un système de santé devrait être considéré non pas comme un marché, mais comme un bien commun, dont les priorités sont établies pour le bien public, où le risque est partagé et où les prestataires de santé sont redevables vis-à-vis de leurs communautés. « Plutôt que de reposer seulement sur un droit individuel aux soins médicaux, concevoir un droit collectif à la santé publique, un droit appliqué au niveau sociétal pour se consacrer aux déterminants sous-jacents de la santé, atténuerait beaucoup des insupportables inégalités de santé liées à la globalisation ». C’est le moment d’assurer l’investissement public dans l’éducation, la santé, l’infrastructure. Les besoins sociaux sont immenses et exigent des programmes de logement, des crèches, des transports, des soins de santé, des services d’instruction, un développement culturel.
Mais qui paye ? L’état est endetté et la dette publique est énorme. Une taxe sur les hauts revenus et les grosses fortunes serait un premier pas. En Europe, 3,2 millions de familles possèdent une richesse financière de 7,800 billions d’euros. Une taxe sur le patrimoine financier des 2 % les plus riches amènerait 100 billions d’euros par an. La solidarité européenne est nécessaire : si la taxe arrive là où elle est collectée, cela favorisera les régions les plus riches ; les régions florissantes ont des responsabilités envers les zones plus pauvres.
Il y a dans l’histoire des moments où la logique sociale doit prendre les commandes. Au XIXème siècle, le Parlement était contre la prohibition du travail des enfants au nom de ce magnifique argument : ils avaient la taille parfaite pour travailler dans les mines. Le Mouvement ouvrier a imposé une logique sociale, et le changement a été obtenu grâce à une majorité parlementaire. Il est grand temps de suivre la logique élémentaire selon laquelle la prospérité produite doit être utilisée pour améliorer les conditions de vie de tous. Nous avons besoin d’une économie qui ne vise pas à soutenir les profits d’une minorité, mais à répondre aux besoins de la majorité ; et cette économie doit être intriquée à une approche de l’écosystème global pour protéger les générations futures. Cela suppose évidemment une transformation radicale de notre société.
Stuckler et McKee le soutiennent : « Il y a une alternative : les professionnels de santé publique ne peuvent pas rester silencieux dans un moment de crise financière ». La mobilisation par la société civile, en encourageant le débat public et en éveillant la conscience politique, devrait contribuer à démystifier et contrecarrer l’orthodoxie néolibérale. Le défi est de faire en sorte que ces stratégies d’activisme puissent conduire à un changement social plus large.
Cet article est écrit à partir d’un document réalisé en 2012, comme ‘Background paper for The Lancet–University of Oslo Commission on Global Governance for Health 12/2013’ ; intitulé Fiscal policies in Europe in the wake of the economic crisis. Implications on health and healthcare access [5].
Pour faciliter la lecture, nous avons enlevé les références dans le texte mais sur simple demande au secrétariat, nous vous fournirons l’original complet.
[1] La consommation américaine représentant 25 à 30 % du produit intérieur brut mondial.
[2] Passant respectivement de 4,5 à 7,8 décès pour 100 000 personnes dans la première tranche d’âge et de 6,3 à 11,5 dans la seconde.
[3] Calculées selon les prix constants du marché en 2009.
[4] Issue des études annuelles sur les hôpitaux réalisées par l’Autorité statistique grecque, et la base de données du Système nationale de santé ( ESY ).
n° 69 - décembre 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...