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SOINS INFIRMIERS

Hospitalisation et vécus


juillet 2009, Degreve Isabelle

infirmière spécialisée en santé communautaire.

La vie hospitalière reste encore très méconnue. Comment les patients atteints de pathologies graves se représentent-ils leur passage dans une unité de soins ? Sont-ils préparés à entendre le diagnostic annoncé par le corps médical ? Prennent-ils conscience des atteintes physiques, psychiques et sociales qu’engendreront les soins qui leur seront prodigués au cours de l’hospitalisation ? Ecoutons quelques témoignages afin d’avoir une idée plus réaliste de leurs vécus, suite à des traumatismes qui modifient leur identité, leurs relations et leur destinée...

Infirmière spécialisée en santé communautaire, je travaille en tant qu’infirmière hospitalière dans un service de chirurgie digestive. Ce service traite des pathologies du tube digestif, parfois à un stade avancé ou alors des patients qui nécessitent une reconstruction du tube digestif. Certains patients découvrent fortuitement qu’ils ont un cancer, décelé lors de la chirurgie et le diagnostic tombe en post-opératoire. D’autres savent qu’ils viennent pour être opérés de leur cancer, ont déjà subi chimiothérapie et/ou radiothérapie préopératoire. Pour certains il y a guérison, rémission, pour d’autres, il y aura synonyme de « survie » avec un traitement palliatif. Un autre type de patients souffre de la maladie de Crohn, de rectocolite-ulcérohémorragique (maladies inflammatoires de l’intestin) avec passage aux mains du chirurgien.

Pour tous ces patients, le schéma corporel, son intégrité, son psychisme sont perturbés par le traitement lourd, le diagnostic, les cicatrices, la stomie digestive éventuelle (abouchement d’un organe digestif à la peau). L’hospitalisation peut être longue (plus de 15 jours) et lourde (jeûne long, schéma corporel perturbé…). En travaillant au quotidien avec des personnes ayant un passé lourd médicalement, chirurgicalement et psychologiquement, je me suis penchée plus sur le ressenti du patient dans son lit avec les agressions physiques, morales qu’entraîne une hospitalisation. Tout ceci tant au niveau médical qu’infirmier.

Ce choix n’est pas anodin car je me suis retrouvée de l’autre côté de la barrière à un moment de ma vie. Passée du statut de soignant à celui de patient, je me suis rendu compte à quel point le relationnel était primordial dans les situations critiques. A un moment donné de mon hospitalisation, je ne me sentais plus maître de mon corps, il ne m’appartenait plus… Ayant eu autour de moi un personnel soignant, des parents, des amis compréhensifs, à l’écoute sans être envahissants, j’ai pu comprendre de manière plus sereine et objective mon parcours de dépendance. Leur aide m’a fait avancer et ma convalescence s’est d’autant mieux passée. Je les en remercie encore.

Que veut dire être patient ? A quoi pense le patient et que ressent-il dans son lit d’hôpital quand il vient pour se faire opérer ? Se sent-il écouté ? Soutenu ?

Pour réaliser cette enquête sur le ressenti des patients, j’ai recueilli les confidences de patients avec lesquels j’entretenais un suivi régulier, ayant subi une, voire plusieurs opérations, ayant donc un temps d’hospitalisation assez long et avec qui un lien de confiance et de réciprocité s’était installé.

Corps malades

La première personne s’appelle Marguerite. Célibataire de 26 ans, elle vit seule. Coiffeuse de formation mais au chômage, elle se décrit comme une fashion victime, dynamique, proche de ses parents. Elle a énormément d’amis, adore les sorties en boîte et profite de la vie.

A l’âge de 10-11 ans, elle a reçu un coup de sabot de cheval dans le ventre, sans souci majeur à l’époque. En 2006, elle rentre dans un hôpital via les urgences pour douleurs abdominales et est opérée le lendemain pour libération d’adhérences, réopérée une semaine plus tard et après une semaine de douleurs vives et de température, opérée une troisième fois par l’assistant du chirurgien qui mettra en évidence trois fistules grêles. Une stomie est réalisée où l’intestin grêle est abouché à la peau et les selles récoltées dans une poche externe. A la sortie de sa troisième opération, la patiente est plongée dans un coma artificiel pendant une semaine, vu son état physique général et afin d’éviter les douleurs post-opératoires. Durant cette semaine de sommeil forcé, elle fait des rêves étranges. « J’étais attachée dans mes rêves » mais dans la réalité aussi, elle l’a appris plus tard. « J’avais soif, je voyais une cascade de jus d’orange coulant à flots et pas moyen de m’approcher car j’étais attachée. ». « Un jour, j’étais sur un bateau pour m’échapper et changer d’hôpital ». « Je ne garde aucun souvenir de ces moments en réalité, mais bien de tous ces rêves étranges. ».

La deuxième se prénomme Aimée et se décrit comme une gourmande, friande de pâtisserie. Elle a 70 ans. Battue par son mari alcoolique, décédé voilà 25 ans, elle a un fils qui s’est marié tard et habite à 1 km de chez elle. Elle vit une relation fusionnelle avec lui et sa belle-fille qu’elle considère comme sa propre fille. Elle a toujours gagné sa vie en faisant des ménages ou du repassage. Son mari ne voulait pas la voir partir tous les matins mais il fallait bien faire rentrer l’argent à la maison. « Je n’ai pas eu facile, tu sais, ce n’est pas gai quand tu vois ton mari balancer ta poêle avec ton souper au milieu de jardin parce que cela ne plaisait pas à Monsieur… C’est pourquoi je n’ai jamais voulu refaire ma vie. Je vis avec et pour mon fils ».

Ses symptômes ont commencé par un manque d’appétit, elle n’arrivait plus à finir ses repas malgré son « bon coup de fourchette ». En août, elle n’arrive plus à avaler de solides, seul le liquide passe, elle perd 4 kg en trois semaines. « Je sentais que quelque chose ne tournait pas rond, mais j’ai préféré ne rien dire à mon fils et ma belle-fille comme çà ils pouvaient partir en vacan-ces. ». A leur retour, sa belle- fille remarque qu’Aimée a maigri et l’emmène voir leur médecin qui les envoie à l’hôpital. Là, les médecins découvrent une masse au niveau de l’oesophage qui le sténose. Ils essayent de dilater l’oesophage mais le perforent ce qui obligera à pratiquer une oesophagostomie et une gastrotomie (abouchement de l’oesophage et de l’estomac à la peau). « C’est de ma faute, je ne voulais pas me faire hospitaliser loin pour leur éviter les trajets, je voulais aller au plus près et voilà maintenant, ils font la route tous les jours. ». Aimée est hospitalisée et les chirurgiens l’opèrent pour remettre en continuité le système digestif haut et ôter la tumeur oesophagienne. Mais en l’opérant ils se rendent compte qu’il y a une inflammation du médiastin et donc le système doit encore rester au repos pendant minimum trois mois. En sortant de la salle d’opération, Aimée est appareillée avec drains, une oesophagostomie et une jéjunostomie (abouchement à la peau du jejunum qui est la première partie de l’intestin grêle). Elle fera un séjour de trois jours aux soins intensifs.

Manon a 20 ans, elle a fini sa rhétorique en juin dernier et se préparait à poursuivre des études d’institutrice. Ses parents sont divorcés depuis qu’elle a 10 ans et elle vit avec sa mère. Manon est une habituée des hôpitaux, elle est suivie depuis ses 6 ans pour un cancer neuro-épithélial périphérique localisé au niveau des côtes dont on a dû en ôter deux. Elle a subi des radios et chimiothérapies. Le traitement est terminé mais elle doit continuer à faire des bilans annuels. C’est sans doute à cause de son passé qu’elle vit une relation si particulière avec sa maman avec qui elle partage tout, même si chacune garde ses activités propres. « On forme une sorte de couple mais qui ne se détruit pas ». Elles se soutiennent. De vives douleurs dorsales l’ont amenée aux urgences. Vu la fragilité de ses muscles suite à la chimiothérapie subie auparavant, une déchirure musculaire est diagnostiquée. Un mois après, Manon est de retour aux urgences pour les mêmes plaintes, mais avec en plus une perte d’appétit et une difficulté à avaler. Les médecins diagnostiquent une perforation oesophagienne due à un anévrisme aorto-oesophagien. « Je vomissais du sang et je commençais à me sentir partir. ». Elle est directement opérée et séjournera aux soins intensifs pendant une semaine. « Je ne garde que des bribes de souvenirs, quand je suis montée à l’étage de chirurgie et où maman n’était pas avec moi. ». Manon se retrouve avec une oesophagostomie, une jéjunostomie et des drains.

Les corps abîmés, visions de soi

Quand Marguerite se réveille aux soins intensifs elle n’est pas au courant qu’elle a été dans mise dans le coma volontairement, l’équipe médicale et paramédicale ne lui dit rien de son coma artificiel et de son état physique. Sa famille qui venait la voir quotidiennement ne lui parle pas de son état inquiétant. « Ils me voyaient pourtant avec des yeux hagards et perdus. ».

Il lui a fallu trois semaines pour se rendre compte de la gravité de son état. Elle en a pris conscience quand elle a vu sa difficulté à faire les gestes de tous les jours. « Me brosser les dents et faire ma toilette me prenaient un temps dingue, c’est là que je me suis rendu compte de mon état de dépendance vis-à-vis de l’équipe soignante.

Avant je ne me rendais pas compte d’où j’étais, je me souviens de la lampe, sorte de néon au-dessus de ma tête, des bruits des machines, du manque d’intimité, j’avais perdu la notion du temps. (…) Un jour, lors d’un soin, je me suis penchée et j’ai vu mes intestins sortir de mon ventre, d’une couleur rose, moi qui croyais que c’était gris, je me suis recouchée et je me suis dit : c’est pas vrai, c’est moi cette horreur, comment je vais faire ? ».

Durant deux mois et demi de soins intensifs, Marguerite a dû « apprendre  » à regarder son ventre, à accepter les soins lourds et invasifs quotidiens, à voir le désarroi de l’équipe face à la difficulté à appareiller la poche. Elle a dû réapprendre les gestes simples, elle a vu sa diminution physique, sa chute de cheveux et a dû réapprendre à marcher. « Tout ceci, je le dois à l’accompagnement de l’équipe paramédicale et au soutien de ma famille et de mes amis. (…) J’ai beaucoup pleuré car rien ne m’était clairement expliqué de la part des médecins. Je n’étais qu’un numéro, par contre le contact et le réconfort des infirmières et du kinésithérapeute m’ont beaucoup aidée. ».

Marguerite se rendait compte des limites de l’équipe infirmière mais celle-ci était toujours présente avec des mots réconfortants. Quand elle est sortie du service de réanimation, Marguerite avait un morceau d’intestin par lequel les selles étaient éliminées et un autre qui servait à la nourrir via une sonde reliée à une pompe qui administrait l’alimentation entérale. Tout ceci était enfermé dans une unique poche. De retour à la maison, Marguerite pouvait faire sa toilette seule mais en fermant les yeux quand elle devait arriver à l’endroit de sa stomie.

De novembre à février, elle est passée par différents stades avant d’accepter cette stomie : l’envie de ne voir personne, de ne pas donner signe de vie à ses proches, de ne pas sortir, de ne pas aller au restaurant, jusqu’à l’acceptation de la poche et le fait de la prendre en charge. Un jour la poche a lâché et l’infirmière à domicile ne savait pas venir de suite. « J’ai donc dû prendre mon courage à deux mains et faire le soin moi-même. ».

Dans un premier temps, elle ne supportait pas de sentir la chaleur de ses selles coulant sur son abdomen et se déversant dans la poche.

Elle a essayé de sortir une ou deux fois avec une amie mais elle devait s’habiller en conséquence : « Je mets de grands ponchos, des habits larges trop grands pour moi, des trainings et toujours accompagnée d’un grand sac pour y mettre le sac récolteur des selles. Moi qui suis coquette et adore la mode, j’avais l’impression de me déguiser… ». Elle ne se sent pas belle, ne pense pas à rencontrer quelqu’un car elle ne voit que ses intestins qui sortent d’elle : « Une fois dans un bar avec ma bande d’amis, ma poche s’est décollée, ce qui peut arriver quand je reste trop longtemps assise sans la vider. Je ne vous dis pas l’odeur et les traces jaunâtres sur mon pull. ». Elle est sortie une ultime fois avec une amie proche dans un grand magasin pour y faire des courses et la caissière lui a demandé de lui montrer son sac, celui qui récoltait les selles. « Je pense que j’étais aussi gênée qu’elle. ». Célibataire, Marguerite sent sa féminité perdue, elle préfère rester seule car il faudrait, au cas où elle rencontre quelqu’un, lui expliquer la situation.

Donc elle ne sort pas, comme ça elle ne rencontre personne. « Certains jours, je n’ai même pas envie de me laver ni de me maquiller, à quoi bon ? ». Son quotidien se résume à se lever-se laver-manger et regarder la télévision.

Aimée, quant à elle, ne me parle pas de sa difficulté par rapport aux cicatrices et aux drains, ni à l’alimentation entérale. « Je ne me suis jamais mise en maillot de bain, ni maquillée, ce n’est pas maintenant que je vais commencer.  ». Elle n’a aucune difficulté à se regarder dans le miroir lors de la toilette ou à voir son corps lors des soins. Son aspect physique lui importe peu mais elle fait référence à la diminution de sa force physique, elle se rend compte qu’elle ne sait plus porter qu’un verre d’eau, elle qui travaillait tant et ne demandait d’aide à personne. Elle met plus de temps à se déplacer.

Manon, elle, avait déjà des cicatrices causées par ses traitements antérieurs. Elle les avait enfin acceptées. Au début en post-opératoire immédiat, ses cicatrices lui importent peu mais elle se rend compte qu’il y a beaucoup d’appareillage autour d’elle. « J’ai de la chance d’être là, mais à quel prix ? ». Ce n’est qu’au retour chez elle, que Manon prend conscience de son corps abîmé. Elle ne se regarde plus dans le miroir, ne prend plus soin d’elle… Le regard des autres lui fait mal. « Moi qui adore faire les magasins, je ne me suis plus rien acheté depuis un an. Pourquoi acheter ? Rien ne m’irait, j’ai tellement maigri et je ne sors plus de toute façon. ». Depuis sa dernière intervention où on a remis tout en continuité, Manon a des nausées en permanence et des réflexes de vomissements qui peuvent arriver à n’importe quel moment, ce qui ne la réconcilie pas avec son corps. « On s’y fait mais je n’ai plus de vie sociale d’adolescente à cause de mon corps meurtri. ». Quant au niveau esthétique, Manon sait qu’il faudra faire avec ses cicatrices. « On peut toujours faire de la chirurgie réparatrice, mais je n’y suis pas prête. ».

Marguerite et Manon ont vraiment souffert de leur image corporelle. Ces deux jeunes femmes ont dû réapprendre les gestes de la vie quotidienne. Elles ont un déni de leur corps. L’image physique de leur propre corps d’avant a changé. Elles ont toutes deux un travail d’adaptation physique et psychique à commencer, afin de s’accepter en tant que femmes. Aimée n’a jamais fait attention à sa féminité, ce ne sont pas ses cicatrices qui la gênent, c’est la diminution de sa force physique, son ralentissement pour des mouvements simples qui la touchent et lui rappellent la maladie.

La réaction face aux proches, à la famille

Durant les premiers mois de sa convalescence, la maman de Marguerite est venue habiter chez elle. Mais la jeune femme se sent vite étouffée par la présence de sa mère. Elle a l’impression d’être l’activité de ses parents et ne supporte plus de les voir dans ses meubles. Un soir, après un resto avec ses parents et la famille, sa cousine lui propose d’aller boire un verre entre jeunes. Marguerite accepte mais ses parents disent que c’est de la folie et ne veulent pas la laisser sortir. Après cet épisode, elle décide de mettre des distances avec eux. Ses parents pas sent un jour sur deux et viennent souper le mercredi. Marguerite se rend chez eux le dimanche, ce qui lui permet de reprendre la voiture pour de petits trajets. Dès lors leurs relations se sont améliorées mais « j’ai sans cesse la sensation d’être couvée, que je suis redevenue leur petite fille. ».

Après avoir accepté sa stomie, Marguerite a décidé de la montrer à ses amis proches suite à leur demande et avec leur accord, sauf une personne avec qui elle avait eu une relation intime qui n’est d’ailleurs venu la voir qu’une fois aux soins intensifs : « J’ai vu dans son regard que je n’étais plus la même, les autres ont accepté mon état et j’ai gardé tous mes amis. ».

Au retour d’Aimée à la maison, sa belle-fille est venue habiter chez elle pour qu’elle ne soit pas seule la nuit et au réveil (le jour, elle travaille). Le quotidien d’Aimée n’a pas vraiment changé, elle reste seule la journée, coupée par le passage de son fils le midi et celui de l’infirmière. « Vous savez quand mon mari est décédé, mon fils et moi-même avons été soulagés. Je n’ai plus voulu refaire ma vie même si mon fils m’en parlait. J’en ai tellement vu que je voulais rester seule et mon fils est tellement brave, il s’est trouvé une si bonne épouse, c’est la seule famille qu’il me reste. (…) Ils m’ont soutenu. Ils ont pris soin de moi sans jamais montrer leur agacement. C’est un beau couple, heureusement que je les ai. ». Son fils tient un album photos de ses hospitalisations. Aimée trouve l’idée amusante, cela la fait rire. Elle voit ainsi son évolution, cela l’aide, me dit-elle.

Manon, elle, vit mal sa diminution physique et ses hospitalisations à répé tition. Cela l’empêche de reprendre les cours et la vie active d’une jeune adolescente. « Quand mes amis viennent, je n’ai rien à leur raconter et eux sont parfois mal à l’aise à cause de çà. ». Elle se permet de temps en temps d’aller boire un pot avec eux mais les sorties se font rares car les nausées sont un obstacle pour passer une soirée sereine. Ses amis sont au courant, pas les autres et cela la gêne. Son cercle d’amis a diminué. « Ils se lassent ou ils sont trop pris dans leurs études. (…) Je suis partie en vacances avec ma mère et ses amis en Autriche. Cela s’est mal passé car au repas, mes nausées ont commencé et je n’ai pu les cacher. J’ai entendu des réflexions qui sont humaines mais qui font mal. ». C’est pourquoi Manon préfère rester à la maison toute la journée. Ses grands-parents sont fort présents et n’habitent pas loin. Son père vient de temps en temps, elle garde une bonne relation avec lui mais il habite loin. Parfois, Manon reste une journée dans son fauteuil à regarder le plafond. Elle a consulté un psychiatre qui trouvait la relation mère-fille trop fusionnelle. La maman a pris plus d’activités seule pour prendre des distances comme le médecin l’avait suggéré, mais elles en étaient toutes deux plus malheureuses. Leur symbiose est saine, rien n’est caché entre elles, me dit Manon. Chacune peut prendre ses libertés.

La maladie peut rapprocher ou séparer les êtres chers. Les relations proches, familiales, amicales sont transformées. Le modèle de la famille d’avant est perturbé. Il faut construire de nouvelles bases pour pouvoir vivre l’après. Les trois interlocutrices aimeraient retrouver la vie qu’elles menaient auparavant mais rencontrent des obstacles auxquels elles ne s’at- tendaient pas. Le décalage de leur réalité face à celles des proches est mal vécu.

Le rapport avec la nourriture

Les patients ayant des perturbations du système digestif sont amenés à se nourrir différemment par le biais d’alimentation artificielle.

A sa sortie, Marguerite avait une alimentation entérale, elle était consciente qu’elle avait besoin de ce système de « gavage » pour s’alimenter. Dans un premier temps, une infirmière passait à la maison et Marguerite l’acceptait bien. Quand elle sortait, elle stoppait son alimentation pour se rendre au restaurant. Ce qu’elle ne voulait pas changer, c’est le repas en famille, mais beaucoup d’aliments lui étaient interdits comme les fruits, les crudités ou l’alcool. Elle ne pouvait pas boire en mangeant, car cela augmentait son débit de selles et la déshydratait.

Dès ses premiers symptômes, Aimée a pensé à sa grand-mère : « …morte de faim en 1959, on n’avait pas tous les médicaments comme maintenant. J’avais peur de cela, c’était terrible. On l’a gardée en vie en la nourrissant à la cuillère avec de la soupe, et regarde- moi, je suis comme elle. ».

Comme Aimée aimait manger, rester à jeun plusieurs mois l’a vraiment déprimée. Mais elle ne voulait pas manquer le rite du repas familial et tenait à rester dans la cuisine pendant les repas. Les premiers soupers n’ont pas été faciles car elle ne pouvait ni boire, ni manger, juste rincer sa

bouche et boire de petites quantités car ce qu’elle buvait était récolté dans sa poche d’oesophagostomie. Elle avait aussi une alimentation entérale, sa belle-fille se chargeait de la manipulation de la pompe matin et soir et son fils passait le midi. « Le plus dur, ça a été au nouvel an, ne pas pouvoir prendre de pralines et puis cette envie est passée. Maintenant c’est d’un bon verre d’eau bien froide dont j’ai envie  ». Le fait de ne pas pouvoir manger comme tout le monde ne la motivait pas à sortir, « à quoi bon ? ».

Manon a bien accepté la pompe d’alimentation mais ressentait un manque de repas familial. Quand elles se retrouvaient, elle voulait rester près de sa maman lors du souper. « Nos habitudes ont été changées. Avant, maman et moi avions un rituel, le vendredi nous allions faire des courses et ensuite nous nous arrêtions au snack. Ceci n’a plus été possible pendant un moment et cela me manque ». (…) « Pendant mon alimentation entérale, mes nausées étaient très importantes donc le débit devait être lent. Toute la journée, j’étais raccordée à cette pompe ». (…) On devait suivre mon poids au jour le jour et cela m’a pesé, car on ne se sent pas libre, on se sent observé ».

Pour les trois interlocutrices, le mode nutritionnel s’est transformé, provoquant un décalage par rapport aux autres. Elles ont toutes tenu à garder le rite du repas en famille malgré le handicap de se priver de beaucoup de choses auxquelles elles tenaient et malgré le fait cela transformait également les habitudes de leurs proches. Manger fait partie des joies de la vie, c’est un moment de discussions, d’échanges parfois de rencontres.

Marguerite, Aimée et Manon ont perdu ce plaisir et ont dû s’y adapter. Elles ont su par la force des choses faire leur deuil des repas traditionnels mais cela leur pèse et elles attendent un retour à la normale.

La vision du futur

La maladie et l’hospitalisation laissent des cicatrices physiques mais également morales. Penser au futur n’est pas facile quand la vie d’avant épanouissait. Vivre au jour le jour est la nouvelle donne pour les patients ayant vécu de grands traumatismes. La guérison et l’adaptation à leur nouvelle vie permettent de penser au futur, de voir ce qui est l’essentiel à la personne.

Lorsque Marguerite est tombée malade, elle a dû annuler des vacances entre amis. Elle est passée par différents états d’âme mais maintenant qu’elle va mieux et que sa stomie est refermée, elle envisage de reprendre le boulot, de repartir en vacances… Avec cette expérience, elle voit la vie autrement, plus cool. « Je mets mes priorités différemment. Je me fixe des objectifs et j’essaie de les atteindre alors qu’avant, je baissais facilement les bras devant un obstacle. J’apprécie également les choses simples comme me passer les mains sous l’eau froide. J’ai pris conscience de l’importance que j’avais pour mes amis et vice versa. Je ne dis pas que je suis contente d’avoir traversé ces moments mais grâce à eux j’ai pris conscience, de valeurs vraies, à mon sens ».

Aimée m’a confié : « Si j’avais su tous les tracas, jamais je ne me serais fait opérer. D’ailleurs je ne l’ai jamais voulu, je l’ai fait pour mon fils et ma belle-fille qui ont insisté et maintenant je les en remercie car je peux remanger et profiter d’eux encore quelques temps. Je me rends compte de la place qu’ils tiennent et je voudrais les remercier en restant encore quelques temps avec eux. Je vais me laisser vivre et le bon dieu viendra me prendre quand il l’aura jugé utile. Je vais prendre la vie au jour le jour et ne rien changer dans mes habitudes ».

Pour Manon, ses objectifs futurs sont simples. « J’ai envie de revoir des gens, de faire du shopping, de reprendre mes habitudes d’avant, mais l’école, on verra, je ne sais pas si je pourrai reprendre ». Pour l’instant, Manon voudrait se sentir mieux dans son corps, passer une journée sans nausée et retrouver son cercle d’amis qui s’est un peu disloqué. Reprendre goût à la vie tout simplement : « J’ai envie d’oublier l’hôpital, j’ai passé assez de temps dans ces murs ».

La maladie a mis leur vie entre parenthèses. Il a un changement identitaire « avant » et « après », comme si la maladie était un filtre. Leur histoire leur a permis de prendre conscience de ce qui était réellement important pour elles. Maintenant, en ayant pris du recul et ayant su s’adapter à leur nouvelle vie, elles se fixent des objectifs et refont des projets. Elles peuvent à nouveau penser à demain.

Le rapport au corps médical

Lorsque l’on rentre à l’hôpital, il y a un basculement identitaire du patient face au corps médical. Le patient dépend du diagnostic médical, il a besoin de repères, de réponses, d’être rassurés. Les personnes avec qui il est en contact en première ligne sont les infirmier(e)s, qui font le lien avec les médecins.

Marguerite s’est rendu compte que ses trois opérations auraient pu être évitées et elle avait perdu confiance dans le corps médical. A sa sortie du premier hôpital, c’est l’infirmière à domicile qui a vu que Marguerite maigrissait et se déshydratait et l’a envoyée à Bruxelles. Là, Marguerite s’est par moment sentie limitée à un numéro mais elle s’est vite fait à la vie de l’hôpital.

Maintenant elle a repris confiance dans la médecine, elle se sent entendue et entourée et prend conscience du travail énorme réalisé par les infirmières. « Le fait de voir plusieurs médecins rentrer dans votre chambre de grand matin m’a un peu chamboulée au début, mais on s’habitue au rythme de vie à l’hôpital. C’est vrai qu’il y des affinités différentes avec certaines infirmières mais je me rends compte que d’être à l’hôpital est rassurant en tant que patient ». Pour elle, l’hôpital est un passage et le plus dur est de se retrouver dehors.

Aimée n’a jamais parlé de la difficulté de rester à l’hôpital. Elle ne s’est jamais sentie diminuée ou négligée. « Je me sens redevable aux infirmières qui m’ont toujours soignée comme elles le pouvaient et ce malgré le travail dur au quotidien ».

Elle est redevable également au chirurgien bien qu’elle ne le voie pas souvent  : « Il n’a jamais le temps de discuter du futur, mais me parle des examens que je vais devoir passer le lendemain. ».

Manon s’est également faite à la vie de l’hôpital. « Quand une infirmière rentre avec le sourire, la journée commence bien. Je réalise que si on veut me lever à telle heure, c’est l’organisation du service et je m’y fais. D’ailleurs heureusement qu’elles me boostent un peu... J’ai parfois l’impression de devoir tirer les vers du nez au chirurgien car il ne répond pas clairement à ma question, mais même quand son assistant passe pour me donner des nouvelles, j’attends toujours l’avis du professeur qui pour moi a le dernier mot ».

Mes trois interlocutrices ont une grande capacité d’adaptation et se sont habituées à la vie de l’hôpital. Même si l’horaire de l’hôpital ne correspondait pas à leur rythme, elles acceptaient le moment des soins, le passage des kinésithérapeutes… Elles remarquent que le personnel infirmier résiste face à la technicité et fait ce qu’il peut pour les aider et les écouter.

Accompagner « l’après »

En discutant avec mes interlocutrices, je me suis rendu compte qu’elles parlaient peu de la vie à l’hôpital mais bien des problèmes, avant ou après les interventions, à la maison et dans leur vie quotidienne. A l’écoute de leurs ressentis propres, mon propos de départ s’est modifié : l’enquête ne m’a pas appris beaucoup au sujet des vécus des patientes dans leur lit d’hôpital, mes interlocutrices m’ont amenée sur d’autres questions, plus importantes à leurs yeux. Ce que j’ai appris, c’est que, pour elles, les vraies difficultés relationnelles et existentielles viennent après, lors du retour à domicile.

Ces patientes se sont adaptées à l’hôpital. L’hôpital a été vécu comme un passage obligé, pour guérir, un lieu de transition avant la sortie. Mes interlocutrices en connaissent les points forts comme le chirurgien qui fera tout pour les opérer de manière optimale, le personnel paramédical qui assure les soins et surveillances postopératoires, mais également les points qui leur rappellent qu’elles ne sont pas dans leurs meubles, les règles auxquelles elles doivent se soumettre comme l’horaire des soins, des visites médicales, l’attente d’une réponse ou d’un examen,…

Par contre, ces interviews m’ont énormément apporté sur le plan relationnel. Je me suis rendu compte qu’en tant qu’infirmière hospitalière, je ne connaissais pas mon patient dans son intégralité, je le connais avec ses problèmes actuels mais pas avec ses soucis de tous les jours… Les comportements, les visions des choses, les priorités pour Marguerite, Aimée et Manon ne coïncidaient pas obligatoirement avec les miennes. Mieux les comprendre m’a permis de mieux les soutenir dans leur métamorphose identitaire face à la maladie.

Déjà avant cette enquête, grâce à mon expérience en tant que patiente, je faisais plus attention à des détails vis- à-vis du patient que je soignais, je pouvais comprendre des moments de détresse durant son hospitalisation. Après cette étude, je me rends compte que nous ne nous posons pas la question de savoir comment vit le patient hospitalisé avec ses antécédents au quotidien et comment il envisage son futur. On ne réalise pas de manière concrète les problèmes rencontrés au retour au domicile. Les patients sont très entourés durant leur hospitalisation, leur autonomie est lésée, même si le personnel infirmier les fait participer à certains soins. A leur sortie, ils sont face à d’autres problèmes liés à la vie quotidienne et doivent y pallier seuls sans pouvoir appuyer sur la sonnette de l’infirmière. Ils devront traverser des phases d’acceptation de leur pathologie, puis d’adaptation, pour pouvoir avancer. Ce dernier point me fait penser à un passage du livre Le souci de l’autre, qui parle de l’importance de « l’infirmière relationnelle  » [1]. Elle joue un rôle capital dans le soin et l’écoute donnés au patient mais, faute de temps, elle n’a pas l’occasion de développer. Pourtant en discutant de manière plus systématique avec le patient, on pourrait peut- être arriver à diminuer ou anticiper ses craintes. Cette prise de conscience, ce souci de l’autre au niveau soins infirmiers, pourraient aider les patients à mieux préparer leur sortie, à renforcer leur capacité à faire face aux difficultés qu’ils risquent de rencontrer. Cette prise de conscience nous aiderait à fixer avec eux des objectifs de vie et à accompagner une acceptation de leur nouveau « moi ».

[1De Hennezel M., Le souci de l’autre, Edition Robert Laffont, 2004.

Cet article est paru dans la revue:

n° 49 - juillet 2009

La santé : ensemble !

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...