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Internet, lieu de diffusion du savoir des patients


23 décembre 2016, Marinette Mormont

journaliste à l’agence Alter

Bloguer sa maladie ou raconter son vécu sur un forum de discussions est aujourd’hui monnaie courante. Cette pratique procure des bienfaits aux patients, mais comporte peut-être sa part de risques. Une chose est sûre, sa généralisation participe à la transformation de la relation entre le soignant et le soigné.


S’exprimer sur sa maladie en dehors du champ médical n’est pas un phénomène récent. La littérature abonde de textes relatant l’expérience de la maladie. La nouveauté, ce sont les supports d’expression utilisés : les blogs, les forums de discussion ou encore les réseaux sociaux fourmillent de témoignages de patients sur leur parcours de soins, sur leur médication ou tout simplement sur leur vie de «  personne malade  ».

En 2010, une étude nord-américaine nous apprenait que 12 % des patients malades chroniques tenaient leur propre blog, tandis que 28 % d’entre eux lisaient ceux des autres [1]. Si ces pratiques sont probablement moins développées en Europe qu’outre-Atlantique, elles sont en expansion de part et d’autre de l’Océan. Les plateformes du web «  offrent des dimensions de production et de diffusion innovatrices des récits de la maladie, notamment en court-circuitant le processus d’édition conventionnel, mettant ainsi à la disposition des patients des tribunes inédites  », décrypte Cathy Bazinet, journaliste spécialisée en communication de la santé à Montréal, dans un article sur l’autopathographie, autrement dit la «  publication biographique et sociale de la maladie  » [2].

Des vertus du web

Mais pourquoi donc «  bloguer  » sa maladie  ? Pour Cathy Bazinet, trois desseins motivent les patients-auteurs. Le premier touche aux pouvoirs thérapeutiques de l’écriture. «  Quand on reçoit un diagnostic de maladie chronique ou de maladie mortelle, l’identité est profondément affectée. C’est une forme d’écriture réparatrice de soi  », précise-t-elle [3].

Lieux d’information, d’échanges, de réconfort et d’entraide, les forums de discussion participent éga lement à la «  gestion de sa maladie  ». Marta Maïa est anthropologue et chercheure au Centre de recherche en anthropologie, à Lisbonne. Pour rédiger son recueil de paroles sur le vécu des hépatites [4], elle a arpenté les forums sur internet. Elle explique  : «  L’être humain a besoin de donner du sens à son existence et son expérience : chercher la cause de ce qui lui arrive, chercher à comprendre et faire face à d’éventuelles réactions de rejet, chercher de la compréhension et du soutien auprès de personnes qui ont une expérience commune, etc. Il interprète la réalité à laquelle il est confronté en se situant par rapport aux autres. Cela l’aide dans sa quête de modèles et de sens. Aussi personnelle que soit l’expérience de la maladie, elle ne peut prendre son sens que dans un positionnement par rapport au reste du groupe. Les autres l’aident à donner du sens. Le malade visite aussi régulièrement le forum pour rompre la menace d’un isolement social et éventuellement aussi affectif, et pour conserver une image de soi valorisante. Le malade y trouve un groupe où il se sent compris, aidé et valorisé. Grâce à cette appartenance au groupe du forum, le malade se sent davantage acteur de sa propre vie. Un sentiment d’appartenance et d’identité s’y construit.  » Bref, les forums permettent de «  reconfigurer le vécu en insérant les événements dans une trame significative   » [5] ; leur singularité réside dans l’élaboration d’un récit sous forme de dialogue au sein duquel la construction du sens est partagée et discutée.

Outre l’effet thérapeutique de l’écriture, le blog est aussi un vecteur d’information vers l’entourage, évoque Cathy Bazinet. Il est une manière d’informer son réseau élargi «  sans passer des heures au téléphone  ». Dernière finalité, commune au blog et au forum : faciliter la transmission de connaissances acquises pendant la maladie à d’autres personnes malades ou à leur entourage. Ce savoir concerne les traitements, les médicaments, mais surtout la manière de conjuguer sa maladie avec les différentes phases de sa vie (professionnelle, familiale et sociale). Internet participerait ainsi à l’empowerment des patients. «  L’échange entre pairs favorise la constitution d’une expertise collective différente qui émerge de l’accumulation et la confrontation des savoirs expérientiels individuels  », expliquent Joseph Josy Levy et Christine Thoër, dans leur ouvrage Internet et santé : acteurs, usages, et appropriations [6]. Les informations sont partagées, mises en réflexion, débattues, négociées puis agrégées pour constituer une mise en commun de toutes ces ressources personnelles. Dans ce processus, des «  participants experts  » qui témoignent d’une meilleure connaissance des problématiques santé, contribuent de manière plus importante aux discussions et accompagnent les nouveaux utilisateurs.

S’exposer sur la toile : risqué ?

Les blogs apportent un certain nombre de bénéfices à leurs auteurs. Mais ils les exposent aussi à certains risques, remarquent Céline Rondi et Alexandre Berney dans leur article Relation soignant-soigné : quand les blogs s’en mêlent [7]. «  La publication en temps réel implique qu’une expérience est susceptible d’être vécue, ressentie, racontée et publiée dans une même journée. Cela peut favoriser une certaine impulsivité dans le partage public de soi, qui peut être regrettée par la suite, notent-ils par exemple. La possibilité de laisser un commentaire étant ouverte à tous, il existe un risque que l’auteur soit blessé par certaines remarques. De plus, la communication écrite rapide et spontanée, telle qu’utilisée en général dans ces contextes, est à risque d’interprétation erronée quand le langage non verbal ne permet pas de préciser la tonalité du message.  » Autres écueils possibles relevés par ces auteurs : l’absence totale de garanties quant à l’anonymat des personnes sur le web ; l’énergie et le temps pris par le patient pour son blog «  au détriment d’autres activités plus bénéfiques  »  ; ou encore les aspects artificiel et superficiel qui sont régulièrement attribués aux espaces relationnels virtuels.

Pour Marta Maïa, ces critiques ne sont pas vraiment justifiées. «  Les espaces virtuels ne sont pas forcément superficiels et les espaces non-virtuels n’échappent pas forcément au superficiel, argumente-t-elle. Le forum de discussion est décrit comme un espace d’identification, un espace partagé par des personnes qui ont un vécu commun, où la parole a plus de chances de trouver écho, où le discours est adressé, partagé et discuté entre ‘pairs’. Ce n’est pas pour autant qu’il est immune aux tensions qui peuvent surgir dans n’importe qu’elle interaction, au sein de n’importe quelle relation. L’expérience de conflits, de mésententes, d’ignorance, de déchirement, d’hostilité, de confusion, de malaise, etc., fait aussi partie des êtres humains…  »

Quant aux objections selon lesquelles l’étalage de sa santé sur la toile mondiale suscite voyeurisme et curiosité, Cathy Bazinet les relativise : «  C’est très difficile de parler de la mort dans l’espace public. C’est un sujet éminemment tabou. Madame Adams (Lisa Bonchek Adams, atteinte du cancer du sein, a communiqué sur le web son expérience de la maladie de manière très documentée ; il lui a été reproché de ‘mettre en scène‘ sa maladie, NDLR) explique la difficulté qu’elle a eue, elle-même, à en parler avec son médecin. Dans la culture médicale, la mort est un échec de la science. Alors que de son point de vue de patient, c’est une étape inévitable de la vie, et elle ne se sent pas outillée pour faire face à cet enjeu. Il y a un contenu très intime à ses billets, mais ils ont aussi une portée universelle.  »

Soignants–soignés : de nouvelles relations

En 2004, le British Medical Journal suggérait dans un éditorial que «  la présence croissante des patients en ligne constituait la plus importante révolution technoculturelle en médecine depuis le dernier siècle  » [8]. Avec les blogs et forums de discussion, le savoir médical n’est plus l’apanage des médecins. La relation de soins se transforme. Moins asymétrique, elle laisse au patient une place plus active dans le processus de soins. «  Cette capacité augmentée qu’ont les individus d’échanger entre eux soulève en effet la possibilité d’une remise en question de l’expertise biomédicale, analysent Joseph Josy Levy et Christine Thoër. […] Le partage d’expériences individuelles et d’informations dans les forums contribue […] à rétablir le différentiel de pouvoir entre médecins et patients, permettant à ces derniers de jouer un rôle plus actif.  » [9]

Le blog «  autopathographique  » donne aussi aux professionnels de la santé l’opportunité de mieux comprendre l’expérience de la maladie à travers le récit du patient, explique Cathy Bazinet. Les récits en ligne sont une source d’information «  qui peuvent notamment susciter l’empathie du personnel soignant, prévenir la fatigue de compassion, et faire prendre conscience de l’impact que peut avoir une information médicale banale pour le professionnel de santé, mais perturbante pour le patient  ». En ce sens, la pratique du blog peut être reliée à la narrative-based medecine, mouvement qui confère une légitimité au savoir expérientiel et subjectif de la maladie, et qui lui reconnaît une utilité dans le processus de soins. Les soignants sont amenés à appréhender la maladie de manière holistique et à prendre connaissance «  du cheminement émotionnel et spirituel d’un patient, dans toutes les phases et les aspects de sa maladie  » [10].

Certains professionnels de la santé accueillent les blogs des patients avec enthousiasme, confirment Céline Rondi et Alexandre Berney. Ils envisagent même leur intégration dans le dossier médical informatisé, qui «  de son état actuel de recueil passif de données, […] deviendrait aussi un outil de communication entre patients et soignants  ». Le suivi de certains aspects médicaux à travers des blogs spécifiques pourrait «  augmenter l’efficacité des prises en charge, partager le temps des soignants et réduire les coûts  », suggèrent encore certains.

Mais ces évolutions ne vont pas sans poser de singulières questions éthiques. Que faire quand le blog d’un patient révèle des éléments interpellants dont celui-ci n’a pas parlé en consultation  ? (Exemple  : une envie de suicide, un écart dans le suivi de son traitement  ?) Comment réagir et intégrer dans la relation thérapeutique le fait, pour un soignant, d’être mentionné dans le blog d’un de ses patients (que ce soit de façon élogieuse ou pas)  ? Si le secret médical impose au soignant la confidentialité, le patient, lui, est libre de s’exprimer publiquement sur le contenu de sa relation de soins. Quid, enfin, de la fiabilité et du poids des informations diffusées en ligne face à celles des médecins ? [11]

Comme dans les autres champs de la vie, l’introduction des nouvelles technologies dans le domaine de la santé transforme les relations sociales. De nombreux auteurs y voient une avancée en termes de démocratisation de la parole des patients : ces lieux d’échanges donnent aux soignants l’opportunité d’en savoir plus sur la manière dont une maladie est vécue, et aux patients un soutien dans leur cheminement et une mine d’informations. Encore faut-il avoir une certaine dose d’esprit critique pour l’utiliser à bon escient.

[1Cité par Cathy Bazinet, sur http://esantecommunication.com

[2«  L’autopathographie : de Montaigne au numérique  », sur esantecommunication.com, février 2016, par Cathy Bazinet.

[3Sur Radio Canada, le 6 septembre 2014.

[4Marta Maïa, Paroles hépatantes, L’Harmattan, Éditions Pepper, octobre 2008.

[5Maia Marta, «  Les hépatants. Vivre avec une hépatite virale chronique et en guérir  », dans la revue ¿ Interrogations  ?, n°6, La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Les-hepatants-Vivre-avec-une.

[6Internet et santé : acteurs, usages, et appropriations, Presses de l’Université du Québec, 2012, par Joseph Josy Lévy et Christine Thoër.

[7«  Relation soignant-soigné : quand les blogs s’en mêlent  », Revue Médicale Suisse, 12 février 2014, par Céline Rondi et Alexandre Berney, disponible sur www.revmed.ch.

[8Cité par L’autopathographie  : de Montaigne au numérique, op. cit.

[9Internet et santé : acteurs, usages, et appropriations, op. cit.

[10«  Bloguer sa maladie, cinq pistes de réflexion pour intégrer cette pratique au réseau de la santé  », sur esantecommunication.com, mai 2016, par Cathy Bazinet.

[11«  Relation soignant-soigné : quand les blogs s’en mêlent  », Op. cit.

Cet article est paru dans la revue:

n° 77 - décembre 2016

La santé en toutes lettres

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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