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L’hôpital sous les verrous


18 juin 2018, Gaëtan de Dorlodot

médecin, directeur médical du centre médico-chirurgical (CMC) de la prison de Saint-Gilles

Pour tous ceux qui s’intéressent aux détenus, le constat en matière de soins de santé reste depuis plusieurs décennies inquiétant et d’une complexité qui rend toute réflexion plus que nécessaire.

Une prison n’est pas a priori un lieu de soins identifié comme tel, sauf probablement pour les patients internés dans leur trajet pénitentiaire. Cependant, chaque prison dispose d’une équipe de généralistes (le libre choix du praticien n’est donc pas garanti et cette disposition est entérinée par l’Ordre des médecins), d’infirmiers et, au gré des nécessités, de divers spécialistes tels que gynécologue, dermatologue, dentiste, radiologue. Lorsqu’un avis ou un traitement particulier est nécessaire afin d’établir un diagnostic ou de suivre un traitement, en fonction de critères médicaux, mais pas exclusivement, le praticien a la possibilité de recourir aux services de l’hôpital le plus proche avec lequel il a l’habitude de travailler ou de confier le patient à l’un des trois centres médico-chirurgicaux existant en Belgique (Bruxelles, Lantin et Bruges). Cette multiplicité de centres renvoie à la complexité politique de notre pays et, peu ou prou, à une planification des soins à dispenser aux quelque 17 000 personnes fréquentant tous les ans nos prisons.

Une lecture budgétaire

Le système de mutualisation en vigueur dans la société civile est suspendu dès l’incarcération et l’entièreté du coût des soins de santé est à charge du ministère de la Justice. Le frein à la consommation des soins de santé est déplacé du patient vers le prescripteur avec des conséquences en termes de surconsommation des soins évidente. Et de difficultés à maintenir une médecine d’un niveau équivalent à ce qui est exigé à l’extérieur de lieux de privation de liberté, ce qui est une obligation déontologique et légale pour tout praticien acceptant de venir s’investir dans ces lieux et qui est théoriquement garantie par l’institution. La pratique est parfois différente. La presse en fait écho très régulièrement.

Ce niveau de soins est grevé par les difficultés à recruter des praticiens capables de pouvoir relever le défi des contraintes institutionnelles, la multiplicité des langues, la typicité des patients en matière de cultures, de pathologies de populations miséreuses, la très haute prévalence de maladies mentales sévères, le manque flagrant et chronique de clarté dans les liens contractuels qui lient le ministère et ses praticiens, le manque de représentativité médicale dans la hiérarchie administrative et l’absence de planification de soins adaptés aux détenus. Dans cette vision, il ne faut pas s’étonner que la gestion des soins de santé soit essentiellement lue au travers d’une enveloppe budgétaire par définition insuffisante et fermée. Avec des choix qui paraissent en contradiction avec le système extérieur. À titre d’exemples : le remboursement intégral de certaines catégories de médicaments déremboursés depuis plus de dix ans pour le citoyen lambda, la gratuité des consultations et des frais d’hospitalisations, la nécessité de financement des très coûteux soins dentaires prothétiques avec certes des facilités et des exceptions. Le lecteur excusera l’absence de recours aux statistiques qui nous font hélas grandement défaut.

Un temps d’arrêt

La patientèle arrive dans un état de santé (somatique, psychiatrique et dentaire) peu pris en charge au préalable et représentant, selon les obligations déontologiques, une masse colossale de travail. Chacun, dans ce temps (de détention) qui s’arrête et qui devient source d’anxiété, devient subitement pressé de trouver des réponses médicales à toutes les problématiques peu ou pas prises en charge avant l’incarcération. Est-ce juste  ? Est-ce éthique  ? Est-ce le temps  ? Comment trier  ? Je laisse à la Société la liberté de s’approprier cette question. La déontologie nous impose elle de réfléchir cette action et nous donne une obligation de moyen.

Le temps s’arrête, disions-nous, lors de l’incarcération et pour tout le monde, car la durée de détention est la plus grande des inconnues et nous occasionne sans cesse un questionnement sur la nécessité ou pas d’entreprendre des bilans et des traitements. Exemple  : la rupture des traitements est telle lors de la remise en liberté que des choix sont posés afin de retarder certains traitements (chirurgicaux ou médicamenteux) peu urgents de façon à ne pas être en défaut dans nos obligations déontologiques (certains patients ont dû être réveillés prématurément lors d’intervention chirurgicale au CMC en raison d’une libération)  ; ne pas gaspiller ni le bénéfice des traitements ni les deniers publics, ce à quoi le médecin est sensibilisé par l’Inami dans la société libre. Ces deux moments clés, l’entrée et la sortie de prison, sont pour nous importants en termes de continuité des soins, de récupération et de transmission des informations susceptibles de ne pas interrompre les traitements. Cela se complique pour les patients ne bénéficiant pas de mutuelle à l’extérieur – qu’ils en soient exclus ou pressés de disparaître dans la clandestinité –, les patients rapatriés ou recevant un ordre de quitter le territoire et qui viennent dans la plus parfaite hypocrisie gonfler le lot des exclus. Exemple régulièrement vécu  : un tuberculeux en cours de traitement qui interrompra son traitement pour des raisons administratives lors de la remise en liberté.

Dressant ce constat aussi, d’autres pays européens comme la France tentent de tisser des liens plus forts avec le ministère de la Santé, tout d’abord en mutualisant le patient lors de la détention et à la sortie de prison de façon à minimiser la précarisation par la suite. Cela permet encore de rendre visible le travail effectué en cours de détention par les autorités sanitaires et d’inclure ces patients dans les programmes de prévention (colon, sein, maladies sexuellement transmissibles, dentisterie, ophtalmologie…) dont ils sont en pratique exclus et en faisant ensuite dépendre, pour son financement et son organisation opérationnelle, le service médical de la prison de l’hôpital public avec lequel un contrat a été signé. Le service médical devenant un service hospitalier à part entière. Facilité de recrutement de personnel, trajets des médicaments optimalisés, clarification des liens et des rôles du «  médical  » par rapport à l’administration pénitentiaire sont des avantages notés et maintenus dans le temps. Chez nous, la réflexion se fait jour depuis cette législature avec une dynamique différente. Une étude (KCE) a été réalisée à la demande conjointe des ministres fédéraux de la Santé et de la Justice, à laquelle nous avons participé activement afin de dresser un bilan des carences et des possibilités des transferts des compétences de l’accès aux soins des détenus de la Justice vers la Santé. Les liens existants actuellement et les transferts financiers se verraient réévalués.

Vous l’aurez compris, tant qu’une vision stratégique complète et claire ne sera pas réalisée, la situation risque de peu évoluer. Seule action et de taille : le ministre de la Justice opérationnalise la sortie de la plupart des patients internés des prisons répondant ainsi à l’injonction de la Cour européenne des droits de l’Homme visant à améliorer structurellement la situation des soins aux patients les plus fragiles de notre société. Gageons que la dynamique devienne à elle seule une force suffisante afin d’accueillir nos citoyens quittant nos prisons avec dignité, et ce dans la prise en compte de leur spécificité de santé.

Cet article est paru dans la revue:

n°83 - juin 2018

Malade et en prison, double peine ?

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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