Un petit groupe d’élèves cachés derrière un bosquet dans la cour pour partager une cigarette avant l’entrée en classe ; les toilettes verrouillées d’où s’échappent des volutes de fumée pendant toute la récré ; la conférence illustrée par des photos « dissuasives » de cancers du poumon… Depuis des décennies, nous avons tous connu une plus ou moins rigoureuse chasse aux apprentis fumeurs ! Que de souvenirs, que d’anecdotes pour chacun, quel qu’ait été, adulte ou élève, le côté de la barrière où il s’est trouvé, les écoles y allant chacune de leur propre règlement en la matière.
Mais ce temps est définitivement révolu : la cigarette a été bannie de l’école ! Les associations comme le Centre Alfa, actives dans la prévention des assuétudes ont alors été prises d’assaut par les écoles pour les aider à faire respecter la loi sans tollé. Pour quel résultat ?
De l’interdiction totale de fumer pour tous les élèves (exceptionnelle) à l’autorisation pour tous (rare), pendant des décennies, un éventail de formules furent proposées et aménagées : autorisation de fumer aux seuls les 5ème et 6ème dans un endroit défini ; autorisation à partir de la 3ème avec accord écrit des parents ; autorisation uniquement dans la cour, seulement pendant la pause de midi… Les équipes pédagogiques n’ont jamais manqué d’ingéniosité pour tenter de réglementer quelque peu la question tout en évitant une révolution, et ce tant chez les élèves que – voire surtout ! – chez les adultes fumeurs travaillant dans l’école !
Puis vint la loi de 2006 : interdiction totale et pour tous (élèves, enseignants, parents, intervenants et personnel internes et externes à l’école, visiteurs…), de fumer dans l’enceinte de l’école, et ce y compris dans les espaces ouverts, tels que préaux, cours de récréation, campus…
Avant 2006, rares étaient les demandes, parmi celles qui nous étaient adressées, portant principalement sur le tabac. Une seule école, ayant déjà préalablement travaillé à un projet de prévention générale des assuétudes et anticipant la loi de 2006, nous avait sollicité en 2001, à la demande de son comité pour la Prévention et la Protection au travail pour l’accompagner dans la mise en place d’un programme menant vers « une école sans tabac ».
Mais après 2006, nombreuses furent les écoles qui ont demandé notre collaboration pour les aider à se mettre en conformité avec la nouvelle loi, tout en évitant le tollé général tant redouté. En effet, pour les équipes pédagogiques, la transition entre des habitudes d’organisation de « fumage » installées depuis longtemps dans les institutions et l’obligation d’appliquer la loi contraignante, ne se fit pas sans difficultés : divergences de vues entre collègues, tensions entre équipe pédagogique et direction, manières différentes d’imposer le respect de la loi par les élèves, risques supposés de nuire à la qualité de la relation avec les élèves…
Le travail développé de 2001 à 2005, en partenariat avec les élèves et l’équipe pédagogique dans ce qui allait devenir notre « école pilote » en la matière, nous a permis de développer une stratégie spécifique d’action… Elle s’inscrit parfaitement dans les repères conceptuels éthiques et méthodologiques des interventions que nous menons dans les écoles depuis plusieurs dizaines d’années en matière d’assuétude. Elle vise à accompagner les équipes pédagogiques qui le souhaitent dans la mise en place d’un projet de prévention et/ou dans l’aide à la gestion de « situations de crise ». De ce fait, d’une approche globale et préventive de la problématique des dépendances, nous sommes passés à un projet spécifique consacré au tabac.
Quelques repères philosophiques et éthiques ont sous-tendu notre travail avec les écoles. Tout d’abord, le continuum allant de la prévention à la réduction des risques, en passant par le soin. L’équipe (deux psychologues et une assistante sociale) du service Prévention-Formation- Accompagnement d’adultes, relais du Centre Alfa, nourrit son travail des interactions constantes (tant au niveau des réflexions éthiques, philosophiques et méthodologiques, qu’au niveau d’interventions menées de concert), avec les équipes thérapeutique et réduction des risques du Centre (20 personnes).
Il est clair que le cloisonnement pur et dur entre prévention, soin et réduction des risques émane davantage du cloisonnement des compétences politiques belges que des réalités de terrain. Ceci est particulièrement tangible dans le cadre d’une intervention en milieu scolaire, où dans la même classe se côtoient des élèves consommateurs et non consommateurs de différents produits légaux et/ou illégaux, des élèves vivant des consommations plus ou moins bien gérées, quand quelques autres connaissent l’engrenage de la dépendance, soit personnellement, soit via un de leurs proches (amis, parents, fratrie). Non seulement ces différentes expériences de vie avec les produits coexistent, mais pour un même individu, le passage de l’une à l’autre peut se faire de façon assez floue ; difficile à déceler et quand bien même, comment y faire face pour les adultes ? Aussi, toute intervention en milieu « jeunes » se doit d’appréhender cette complexité via une intervention à la fois globale et personnalisée en fonction de l’environnement dans lequel elle se déroule et du public-cible qui y vit (voir illustration ci-après).
Un concept nouveau : la prévention primordiale
Dès lors que l’on prend en compte le continuum mentionné ci-dessus, on comprend que la terminologie classique, issue du modèle médical, évoquant les préventions primaire, secondaire et tertiaire s’avère quelque peu caduque dans le domaine et le contexte qui nous occupent ici.
Nous lui préférons donc le concept de « Prévention primordiale », qui traduit cette préoccupation, volonté de montrer de l’intérêt pour quelque chose, se pencher sur cette question, l’analyser et examiner les possibilités d’actions sur lesquelles elle peut déboucher. Cette approche se veut :
• en lien avec le sens du comportement (notions de trajectoires de vie et de bénéfices primaires et secondaires) et des interactions entre l’humain, en l’occurrence qui consomme un produit, et son environnement (le fameux « triangle d’Olivenstein ») ;
• élaborée en termes de stratégies visant des objectifs positifs à atteindre (loin d’une guerre contre les produits ou les personnes dépendantes) ;
• intégrée aux rôles et fonction de chacun (en l’occurrence aussi bien le professeur de maths que l’éducateur, la concierge, l’agent PMS…) ;
• inscrite dans la durée (on préférera le développement d’un projet pendant toute l’année scolaire et au-delà à une intervention « one shot » comme une conférence-débat) ;
• appuyée sur l’expertise universelle de chacun en tant qu’« être humain – être de dépendance » plutôt que sur l’expérience personnelle (son propre vécu plus ou moins satisfaisant de consommateur, ou non, de tel ou tel produit).
La « prévention primordiale » s’inscrit donc à la fois dans une lecture systémique des phénomènes de conservation et dans une politique de « promotion de la santé ».
Si nos interventions en matière de prévention et de gestion de la consommation de tabac en milieu scolaire se fondent sur nos repères philosophiques, éthiques et méthodologiques classiques, pourquoi parler de méthodologie spécifique ?
Parce que si, comme l’alcool, le tabac est le psychotrope le plus consommé par « les jeunes », le tabac est le seul à avoir été autorisé pendant longtemps dans les écoles, et le seul à être, encore de nos jours, quotidiennement consommé, plus ou moins ouvertement et par un nombre plus ou moins grand d’élèves (voire d’adultes), dans l’enceinte de l’école.
Dès lors, les équipes pédagogiques vivent l’application du règlement concernant le tabac comme plus périlleuse, plus ingérable que celle régentant les « autres produits » [1] : « Quelle légitimité l’adulte fumeur a-t-il pour faire respecter l’interdit ? », « On ne peut pas mettre un éducateur derrière chaque fumeur », « Comment gérer la nervosité voire l’agressivité des élèves accros devant se retenir de fumer ? », « Quelles sanctions adopter ? »…
Quelle que soit la demande qui nous est adressée par une école (la question des sanctions, un outil de prévention…), celle-ci sera analysée avec plusieurs acteurs clés de l’école (direction, éducateurs et professeurs intéressés par le sujet, centre psycho-médicosocial - PMS, service de promotion de la santé à l’école - PSE, une aide en milieu ouvert partenaire de l’école…). L’objectif est ainsi de dresser un état des lieux précis des difficultés rencontrées, des actions ayant déjà été tentées pour les résoudre, de la manière dont est géré l’interdit, de la cohésion de l’équipe pédagogique sur le sujet, des demandes d’aide éventuelles de la part des élèves, de l’existence d’un groupe ressource ou d’un travail préalable en matière d’assuétudes, des partenaires extérieurs de l’école.
Ce travail récapitulatif réalisé, il est alors possible de décliner, de façon personnalisée, une intervention intégrant les trois axes suivants :
• l’axe disciplinaire. Soutien à la mise en application du règlement : clarification, communication, cohésion de l’équipe, aide à la gestion des transgressions, mise en place de sanctions éducatives…
• l’axe prévention. Développement des projets de prévention avec et pour les élèves et adaptés aux contextes et ressources propres à l’école. Ces projets visent à offrir des alternatives au tabac en lien avec les bénéfices primaires et secondaires liés à sa consommation (lutte contre le stress et l’ennui ; meilleure communication entre élèves ou entre professeurs et élèves, intégration au groupe, affirmation de soi…). Par exemple, mise en place d’activités pendant les temps de midi, élaboration d’une campagne d’information/réflexion sur le tabac sur base de créations artistiques, développement d’activités de relaxation… Chacune de ces initiatives mobilisant une constante interaction équipe pédagogiqueélèves et la collaboration, si nécessaire, avec des partenaires extérieurs à l’école.
• l’axe « Aide aux fumeurs ». Pour certains jeunes dépendants du tabac, rester plusieurs heures sans fumer peut s’avérer extrêmement difficile, en dehors de toute mauvaise volonté. Aussi, aux jeunes qui sont dans ce cas et qui seraient désireux de modifier, d’arrêter leur consommation de tabac, ou plus prosaïquement de mieux supporter l’interdiction sans « péter une case », nous proposons un travail de groupe en 6 séances d’1h30, généralement pendant les heures de cours, en l’absence de tout adulte membre de l’équipe pédagogique et dans le respect du secret professionnel (nos groupes « TABALFA » [2]).
Le développement de ces trois axes de travail indissociables est certes modulable à l’infini selon qu’il s’agisse d’une école primaire ou secondaire, de l’enseignement général ou spécialisé, que l’un ait juste besoin d’être clarifié ou mieux communiqué (tel l’axe 1), qu’il n’y ait pas de demande pour un autre (tel l’axe 3, mais dans ce cas, a minima, l’offre d’aide aura au moins été proposée aux élèves et ils pourront la solliciter plus tard, quand ils le voudront), selon les ressources de l’école… Enfin, soulignons que la proposition/mise en place des axes 2 et 3 permet de mieux faire accepter l’axe 1 par les élèves, ceux-ci constatant que l’école ne se cantonne pas dans la « répression », mais s’investit également dans la prévention et l’aide, domaines auxquels ils sont très sensibles et souvent désireux de s’investir eux-mêmes.
C o m m e i n d i q u é p r é c é d e m m e n t , l a méthodologie proposée peut être mise en oeuvre dans différents milieux de vie des adolescents : maison de jeunes, écoles, internats…
Pour illustrer notre propos, nous avons choisi de vous résumer la fameuse aventure, toujours en cours, que nous menons, depuis 2009, dans une école secondaire de l’enseignement spécialisé. C’est aussi pour nous l’occasion de mettre en lumière le travail de longue haleine d’une équipe pédagogique motivée et enthousiaste malgré les aléas institutionnels que rencontre toute école, tels les changements de personnel, les contraintes horaires…
Fin 2007, nous avions déjà aidé cette école à développer le programme de prévention générale des assuétudes « Diabolo- Manques » [3]. Un an plus tard (octobre 2009), une deuxième demande nous est adressée : « Nous avons un sérieux souci de tabagisme (…) ». C’était la naissance du « projet tabac ».
À l’analyse de cette nouvelle demande, nous avons constitué un groupe de travail référent élargi qui avait pour tâche de développer et coordonner, avec notre aide, les 3 axes de travail : gestion de la règle, prévention et aide aux fumeurs.
Nous avons débuté par une ½ journée de réflexion, pour créer le minimum requis de cohésion et de cohérence au sein de toute l’équipe pédagogique (fin novembre 2009). La philosophie de base des travaux à mener devait reposer sur un cadre bienveillant (pas de guerre aux fumeurs !). Il s’agissait de fédérer toute l’équipe pédagogique, d’esquisser les actions à mettre en place, et de constituer un groupe de travail, ouvert à tous les adultes de l’école (fumeurs et non-fumeurs !). Ce qui a été réalisé, malgré des débats parfois « chauds ». En témoigne le résultat du sondage de départ : 37 participants pour le respect intégral de la loi, 42 contre !
De janvier à juin 2010, un travail du groupe référent (finalement 11 personnes : professeurs, éducateurs, assistante sociale, infirmière) a été réalisé, portant sur les 3 axes :
• établir la règle : sa clarté, le cadre logistique que son application implique, sa communication à tous (élèves, parents, collègues, équipe de l’école primaire implantée sur le site), les sanctions éducatives, les adaptations pour les activités « hors murs »… ;
• l’aide aux élèves fumeurs : identifier la demande ;
• l a p r é v e n t i o n : é l a b o r a t i o n d ’ u n e intervention qui sera animée dans toutes les classes par différents duos de « clopestrotteurs » (le nom que s’est donné le groupe référent) afin d’expliquer aux élèves la nouvelle politique de l’école en matière de tabac, ainsi que son contexte légal et, par la même occasion, identifier les demandeurs d’aide et solliciter les suggestions et la mobilisation des élèves (voire des enseignants qui « cèdent » une demi-heure de leur cours pour cette animation) pour développer des actions de prévention.
Séances pratiques
Après 7 séances de travail des « clopestrotteurs », il a été possible de :
• créer des stratégies et des supports de communication (en partenariat avec les élèves et les professeurs de dessin : logo, affiches, folders, l’un à destination des élèves, l’autre à destination de l’équipe pédagogique…) ;
• intervenir dans les assemblées générales ;
• écrire des courriers de la direction et du groupe… ;
• appliquer la règle dès la rentrée 2010 ;
• initier/développer certains des 10 projets de prévention retenus (mise en place de nombreuses activités sur le temps de midi, la réalisation d’une vidéo, la création d’un photo-langage…) qui, au-delà des réalisations concrètes, souvent remarquables, ont permis aux élèves de valoriser leurs compétences, de créer de la solidarité, de se détendre, de mieux communiquer entre eux et avec les adultes de l’école… Autant d’éléments permettant aux jeunes fumeurs de canaliser leur stress lié à l’interdiction de fumer et aux non-fumeurs (comme aux fumeurs) d’améliorer leur bien-être et leur estime de soi qui sont autant de facteurs préventifs.
Tous les projets développés pour et par les élèves furent bien entendu autant d’occasions d’ouvrir un espace de parole et de réflexion sur le sujet de la consommation de tabac, mais toujours en lien direct avec un projet concret et/ou des éléments de vie quotidienne au sein de l’institution.
Et après...
Depuis la rentrée 2011-2012, les projets de prévention se poursuivent, rejoints par de nouvelles initiatives tout au long de l’année. Les stratégies et supports de communication sur les 3 axes du projet sont évalués et actualisés en permanence. Toutes ces actions seront poursuivies, améliorées, développées aux cours de l’année scolaire 2012-2013, notamment sur base des différentes stratégies d’évaluation menées tout au long du suivi.
Une telle entreprise ne peut être menée à bien qu’avec un soutien inconditionnel de la direction sous différentes formes : participation à certaines réunions de travail et aux évaluations, rédaction de courriers, recadrages (tant des élèves que des adultes !), intervention en assemblée générale et valorisation du travail développé par son équipe. Nous avons veillé à une communication constante entre cette direction et son équipe, d’une part pour obtenir son aval et son soutien quand cela s’avérait nécessaire, et d’autre part pour la tenir informée en continu de l’état d’avancement des projets en cours.
Si dans le cadre scolaire, l’application de la loi sur le tabac peut s’avérer un véritable casse-tête générateur de multiples tensions, elle peut aussi se révéler une formidable occasion de mettre en place des projets participatifs structurels, favorables au bien-être de tous, via un accompagnement de l’équipe pédagogique personnalisé et inscrit dans la durée.
[1] Nous n’évoquons pas ici la difficulté à gérer la consommation de GSM, réseaux sociaux, jeux en ligne… car, même si de plus en plus nombreuses sont les demandes d’aide des équipes pédagogiques à ce sujet, il n’y a pas de loi interdisant la consommation de ces produits dans le cadre scolaire (au contraire ! des cours visant à l’apprentissage de leur bon usage sont mêmes encouragés par le ministère de l’enseignement).
[2] Pour plus d’informations, voir notre site www. centrealfa.be
[3] Outil développé par la Commission provinciale liégeoise Assuétudes. Ce programme vise à la mise en place de projets structurels à moyen et à long termes intégrant les facteurs individuels, relationnels et environnementaux influant sur les consommations de produits.
n° 62 - octobre 2012
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...