Peut-on imaginer un nouveau statut du salariat ? Est-il possible de le rendre indépendant de l’emploi ? L’économiste et sociologie Bernard Friot propose une mobilisation radicale pour sortir des pièges du capitalisme.
Il y a des lectures, des rencontres, des films, des spectacles qui changent pour toujours votre représentation d’un fait. Ingrid Muller et moi avons participé, en 2009, à plusieurs soirées de l’université populaire de Bruxelles, et l’une des conférences nous a terriblement impressionnés. Or, elle touchait à un aspect fondamental de la société dont on rêve : le travail.
Le rapport au travail a considérablement – et mal – évolué ces deux ou trois dernières décennies. Les ouvrages, études et colloques sur la souffrance liée au travail sont nombreux [1]. Même dans des secteurs en principe plus protégés, comme celui des maisons médicales par exemple, le vécu des conditions de travail est devenu très problématique. Cela tient, en partie au moins, à l’évolution des représentations du travail. La conférence de Bernard Friot a été fondamentale pour moi, en m’ouvrant la perspective d’un champ de réinvention du travail et des relations sociales qu’il définit. Une trouée de lumière dans la morosité de la résignation.
Un mot d’abord sur la méthode de ce cycle de l’université populaire [2]. Il était organisé autour de la centrale générale de la Fédération générale du travail de Belgique - FGTB de Bruxelles, appuyé sur le réseau du mandataire socialiste Alain Leduc et sur l’expertise de Mateo Alaluf, qui en assurait la programmation. Un cycle de conférences sous le titre « pensées pour une sortie de crise » rassemblait un groupe qui mène une analyse préalable des travaux de chaque conférencier, prépare des questions à lui adresser, et se construit petit à petit une culture et une réflexion. Tout ça a été très stimulant, contradictoire, et parfois ardu, puisqu’au programme figuraient Isabelle Stengers, Christian Arnsperger… et Bernard Friot.
Bernard Friot part de sa propre situation. Il est sociologue et économiste, chercheur et enseignant, à la retraite. Et il lui semble n’avoir jamais autant travaillé, avec autant de plaisir et d’enthousiasme, en suscitant autant d’intérêt autour du produit de son travail, en faisant autant de rencontres.
Est-ce souhaitable ? Comment est-ce possible ? Est-ce bien du travail ? Qu’est-ce que ça signifie ? Voila les questions qui constituent le point de départ de sa conférence.
Il situe ces questions dans le contexte du néolibéralisme mondialisé et des suites de la crise financière. Dans ce contexte, il souligne que deux éléments fondateurs de l’exploitation par le travail ont fortement évolué. Ou, plus précisément, que la représentation qu’on en a s’est radicalement modifiée.
La figure de l’employeur et même de l’entreprise s’est estompée, elle a perdu de sa substance. Un même lieu de travail rassemble parfois de manière opaque des travailleurs de multiples sous-traitants. Les services internes des grandes entreprises sont externalisés ou filialisés. L’actionnariat, entité impersonnelle, inconsistante, immatérielle, fluctuante, donne l’idée que l’employeur n’existe pas. Et tout ça n’empêche pas les gens de produire des biens et des services.
L’argent perd lui aussi de sa réalité. Qu’est-ce que l’argent, si un fonds de pension peut perdre les économies de dizaines de milliers de fonctionnaires en quelques secondes ? Si le système financier peut faire disparaître 30 % des valeurs de l’économie qui, en quelques semaines, n’existent simplement plus, alors qu’elles servaient de valeur d’escompte ? Si les autorités publiques des plus grandes puissances peuvent, en quelques jours, pour sauver le système bancaire, inventer des richesses colossales ? L’argent n’a pas de réalité. Ce n’est que la matérialisation de la valeur qu’une société accorde aux choses.
Et si cette évolution des représentations permettait aujourd’hui de penser autrement le rapport au travail, et le rapport entre l’argent et le travail ? Et si on essayait de renverser l’effet des évolutions de nos mentalités que le néolibéralisme a créées ? Et si on essayait de tirer parti de ce qui passe pour se libérer de l’emprise du pouvoir ? Si on pensait une société du tr avail sans employeur et sans capitalisme ?
Nous avons fini par intégrer que le travail est, par essence, associé à la subordination, à la frustration et à la souffrance, à la réalisation d’une finalité qui nous échappe, nous dépasse, nous écrase et nous ignore.
Pourtant, la plupart d’entre nous ne peuvent rester sans rien faire. Dans sa dimension idéale, le travail est un élément qui permet à l’être humain de se réaliser individuellement et d’exister socialement.
Et Friot de revenir à son exemple des retraites pour s’interroger, comme il le fait dans la superbe introduction de son livre consacré à cette question [3] : « Pourquoi ne sauve-t-on pas les retraites comme on vient de sauver les banques ? […] Dans notre expérience quotidienne, nous saluons les nouveaux retraités par des félicitations envieuses plus souvent que par des discours de compassion devant le malheur qui les attend. Les voici désormais avec le bonheur d’un salaire à vie et avec la liberté d’activités libérées de la subordination. Car s’ils sont en bonne santé, si leur pension n’est pas trop éloignée de leur salaire d’activité, s’ils ont un réseau social porteur de projets, ils sont actifs. […] Certes, il ne s’agit là que d’une (forte) minorité, mais sur les bientôt quinze millions de retraités [4], cela en fait du monde ! Cela en fait des enfants qui voient leurs grands-parents heureux au travail, alors qu’ils constatent que, souvent, leurs parents, eux, le vivent partagés entre l’amertume, l’angoisse et la rage. Et si la réforme des pensions avait à voir avec cette expérience contradictoire du bonheur et du malheur au travail ? Si l’expérience de ce bonheur et de cette liberté au travail des retraités, parce qu’ils sont libérés des employeurs et des actionnaires, était reprise et érigée en revendication politique majeure ? Ne trouvez-vous pas curieux que la retraite, qui constitue sans doute la plus grande réussite sociale des dernières décennies, ne soit objet de débat public que sur le registre négatif du « problème » ? Quand ceux qui nous dirigent font de notre bonheur un problème, est-ce un problème pour nous, ou pour eux ? Et qu’avons-nous à gagner à partager leur diagnostic ? ».
Pour Friot, il importe de reprendre la mesure de la dimension subversive du salariat, institution historiquement construite et défendue par le Mouvement ouvrier. Dans son analyse, le salariat permet de mettre en cause les trois institutions du capital que sont la propriété lucrative, le marché du travail et la marchandise, et donc de combattre le pouvoir de la bourgeoisie.
Jusqu’au milieu des années ’70, la dynamique des rapports de forces impose la logique de l’emploi. On est dans un stade que Friot décrit comme pré-salarial, encore marqué de corporatisme, avec la négociation de conventions sectorielles spécifiques, érigeant en norme la négociation des conditions de travail entre employés et employeurs, dont les figures construisent en miroir leur légitimité respective. La reconnaissance de la valeur du travail reste dépendante du contexte spécifique dans lequel ce travail s’exerce. Le rapport de force est devenu collectif, mais il est fragmenté.
Ensuite, à partir du milieu des années ’70, puis plus encore fin ’90, on assiste à un passage à la logique de marché du travail. Le travailleur n’existe qu’à travers la valeur marchande du produit de son travail, en concurrence avec le coût d’autres travailleurs. Les conventions collectives particulières se multiplient. On voit bien, en Belgique aussi, que ces dernières années, des accords sectoriels ont permis de mettre en cause et de relativiser, par exemple, la règle générale de l’adaptation des salaires à l’index. Il devient même de plus en plus normal, moral, souhaitable, positif de négocier individuellement ses conditions de travail, de salaire, ses avantages extra-légaux.
On ne peut bien sûr pas s’empêcher de constater que ces deux moments correspondent à deux étapes de la réaction du capital, deux virages politiques internationaux, vers le néolibéralisme financier mondialisé. Friot indique toutefois la responsabilité du Mouvement ouvrier en général et des organisations syndicales en particulier, dont les choix stratégiques ont accompagné et permis, voire soutenu ces changements.
Bien sûr, en France comme en Belgique, il y a un statut particulier qui reste à l’écart de cette évolution. C’est celui de la fonction publique. Le fonctionnaire voit son salaire évoluer en fonction de son grade, et non de son poste. C’est le deuxième exemple positif sur lequel Friot construit sa proposition. Le salaire du fonctionnaire, la valeur que la société lui reconnaît, est calculé en rapport à sa qualification, quel que soit le cadre où elle s’exerce. Par ailleurs, la fonction publique, comme le secteur non-marchand, est financée par du salaire socialisé, par de la création de valeur mutualisée à travers l’impôt des personnes et des sociétés et les cotisations sociales. C’est-à-dire que la rémunération de la fonction publique ne découle pas de la valeur marchande du produit du travail des fonctionnaires, mais de l’utilité sociale qui lui est reconnue.
Voila les éléments fondateurs de la proposition de Friot, répercutée et réfléchie au sein du syndicat Confédération générale du travail CGT en France : le salaire à vie à la qualification.
Premier élément : on pourrait imaginer un nouveau statut du salarié, totalement indépendant de l’emploi. C’est-à-dire que le salaire pourrait être acquis, qu’on soit dans un emploi ou pas. Qu’on soit retraité, sans emploi, provisoirement en marge pour s’occuper de sa famille ou pour poursuivre sa formation. Notre subsistance ne serait plus dépendante de la relation à un employeur. Pour autant, le statut se distingue nettement de la proposition d’allocation universelle [5] souvent évoquée. En effet, il ne s’agit pas ici d’une rente inerte qui permet juste à quelqu’un d’exister comme consommateur. Il s’agit de la reconnaissance sociale de la qualification d’une personne, indépendamment de la valeur marchande d’une production par cette personne. La question fondamentale devient : quelle est l’utilité sociale potentielle, la possibilité de contribution au bonheur de tou-te-s, la valeur que la société accorde au fait de pouvoir, par exemple, traduire des haïkus, faire la lecture à des personnes âgées, emmener des enfants au musée, fabriquer des chaises, enseigner les mathématiques ou cuisiner des petits plats ? C’est sur cette base qu’est estimée la qualification, et fixé le salaire, et non sur la valeur marchande d’un haïku en néerlandais ou d’un navarin d’agneau. De plus, par principe, la qualification augmente au cours de l’existence, grâce aux expériences nouvelles, à la formation continuée, à la réorientation. Dans cette perspective, le retraité n’est plus un ancien employé qui a mérité que les générations actives le prennent en charge, mais une personne dont la société juge l’expérience accumulée potentiellement utile au bien collectif. Il devient un salarié comme les autres.
Deuxième élément : l’employeur et l’entreprise ne sont plus, dans cette proposition, des entités utiles. Toutefois, la production de biens et de services socialement utiles subsistent, et avec elle l’organisation du travail, les hiérarchies et les procédures. Celles-ci sont construites et gérées dans des collectifs de travail qui associent des salariés qui doivent négocier les modalités de leur collaboration, qui ne sont plus fixées par le cadre de la subordination.
Troisième élément : Contrairement à ce que le discours ambiant essaie d’imposer, « La cotisation sociale opère la démonstration qu’un engagement aussi massif (12 % du produit intérieur brut (ou PIB) aujourd’hui) et de long terme (des dizaines d’années) que les pensions peut être honoré sans aucune épargne, sans aucun taux d’intérêt, sans accumulation financière, sans crédit, bref sans toutes les institutions qui gravitent autour de la propriété lucrative. La cotisation sociale, en tant qu’affectation au salaire d’une partie du flux de la valeur qui va être immédiatement transformée en prestations sociales est une technologie anticapitaliste qui montre l’inutilité de la propriété lucrative. ».
En étendant cette logique de mutualisation au niveau de l’entreprise, Friot propose de remplacer l’investissement propre à chacune (et qui représente environ 18 % du PIB, qui servent aussi de justification à la confiscation par le capital d’une part du salaire) par une cotisation économique qui mutualiserait une part de la valeur ajoutée par le travail, pour permettre à des caisses de financer l’investissement, selon une délibération politique. Les modalités de cette organisation sont encore à définir, mais le cadre de la concertation sociale offre déjà aujourd’hui des modèles à partir desquels on peut réfléchir.
Quatrième élément : au coeur de la proposition se trouve une alternative fondamentale en ce qui concerne la création monétaire. Aujourd’hui, la création monétaire est fondée sur l’anticipation par les banques commerciales de la valeur attribuée aux marchandises capitalistes. Les banques prêtent aux entreprises dont elles estiment qu’elles vont dégager un bénéfice. Dans ce nouveau système, c’est l’anticipation de la valeur sociale des qualifications individuelles et collective qui pourrait fonder la création monétaire. Ces mécanismes supposent la mise en place d’une réelle démocratie participative. Cette nécessité est prise ici comme une opportunité et non comme une contrainte.
Friot souligne que la transition vers un tel système ne nécessite pas une rupture révolutionnaire éventuellement violente. Elle peut se faire progressivement par élargissement des ébauches qui en existent déjà aujourd’hui. Mais elle suppose une mobilisation radicale pour construire un rapport de forces qui permette de défendre ces ébauches, que sont les modèles des retraites et de la fonction publique. Ça existe, et, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire penser, ça marche.
La critique probablement la plus importante qu’on peut faire à la proposition de salaire à vie à la qualification est liée aux hiérarchies. Leur détermination pose problème. Friot propose de la mener dans les collectifs de travail, en articulation avec des instances de concertation plus larges. Mais au-delà des modalités, son système risquerait bien de légitimer et instituer le maintien des inégalités de salaire [6].
Il reste que des travaux comme ceux-là bousculent les représentations, permettent de réfléchir autrement un certain nombre de réalités, et rendent l’envie et le courage de construire et défendre des utopies. Au minimum, l’analyse qu’il fait de la situation actuelle permet de percevoir clairement l’enjeu de la répartition de la valeur ajoutée par le travail entre salaire et dividende. Cet enjeu fait du salaire la valeur d’ajustement du capitalisme, et est une des explications des origines de la crise financière de 2008 [7].
Un autre effet positif de cette vision est d’entrevoir la communauté d’intérêt, et donc la force collective potentielle d’un certain nombre de catégories de personnes que toute la propagande néolibérale pousse à se représenter distincts, voire concurrents : les chômeurs, les fonctionnaires, les employés et ouvriers du privé, les retraités, les travailleurs en titresservices, au noir, intérimaires… Il y a peu, au cours d’une soirée à l’université populaire de Wallonie, Mateo Alaluf présentait la fédération de toutes ces énergies comme le grand défi syndical à venir.
À la fin de la soirée avec Bernard Friot, une dame lui a demandé comment il imaginait qu’on pouvait financer une telle utopie, puisqu’on entend partout que c’est la crise, et qu’il n’y a plus de d’argent. Et le bouillant orateur, saisi d’une sainte colère de répondre que « On ne doit plus jamais se laisser raconter ces conneries ! L’argent, ça se fabrique ! On a prouvé qu’on pouvait en fabriquer en grande quantité quand on le juge utile, pour sauver des banques. Pour s’imposer, le capitalisme essaie d’organiser la rareté, et la rareté, c’est de la connerie ! ». Et la soirée s’est achevée…
En conclusion, je ne peux m’empêcher de faire un lien avec l’organisation des maisons médicales. Friot propose un système dont l’organisation radicalement alternative permet de mettre en doute, et donc de combattre, ce qu’il appelle les institutions du capital. Il plaide, somme toute, pour la valeur didactique des alternatives. Et nous, dans nos maisons médicales, au nom de la difficulté, bien réelle, à les mettre en oeuvre, ne risquons-nous pas de renoncer à assumer nos propres alternatives pour revendiquer peu ou prou les modes d’organisation dominants. Je suis tout perturbé.
Bibliographie autour de Bernard Friot
FRIOT B.
(2007) « La proposition CGT de sécurité sociale professionnelle : de la sécurité sociale à la mise en cause du marché du travail », in Philippe Batifoulier et alii (dir.), Approches institutionnalistes des inégalités en économie sociale, tome 1 : les évolutions, Paris, L’Harmattan, p. 361-375.
(2009) « La revendication d’un statut du travail salarié à la CGT, enjeu d’unification du salariat ? », in Paul Bouffartigue et Sophie Béroud (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute (à paraître).
(1999) Puissances du salariat, Paris, La dispute
(1999) Et la cotisation sociale créera l’emploi, Paris, La dispute.
La construction sociale de l’emploi en France, des années soixante à aujourd’hui, édition L’Harmattan.
RAMAUX C., Emploi : éloge de la stabilité. L’Etat social contre la flexicurité, Paris, Mille et une nuits, 2006.
[1] Encore tout récemment, par nos collègues de médecine pour le peuple, Staf Henderickx & Hans Krammisch ; Docteur, je vais craquer ! Le stress au travail ; Aden éditions ; Bruxelles ; septembre 2010.
[2] Pour plus d’informations, visitez le site www. universite populaire.be.
[3] L’enjeu des retraites ; éditions la dispute, Paris, 2010.
[4] NDLR : En France.
[5] L’allocation universelle désigne le versement d’un revenu unique à tous les citoyens d’un pays, quels que soient leurs revenus, leur patrimoine, et leur statut professionnel : ce revenu permettrait à chaque individu de satisfaire ses besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir, voire acquérir certains biens culturels de base), et laisserait l’individu libre de mener ensuite sa vie comme il l’entend.
[6] Sur la question des inégalités de salaires, on est aidé dans la réflexion par le chapitre que Denis Collin y consacre dans Morale et justice sociale, Paris, éditions du seuil, 2001, pp 163 182.
[7] Lire, par exemple, Frédéric Lordon, « La crise du capitalisme de basse pression salariale », in Le Soir, 24 novembre 2008.
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