Les maisons médicales constituentelles une alternative, entendons par là une initiative citoyenne qui propose une alternative au fonctionnement actuel de la société ? L’ont-elles été, le sont-elles toujours ? En quoi, à quel prix ? Qu’en disent leurs « fondamentaux », qu’en montre leur action ?
Créées au début des années 70, les maisons médicales s’inscrivaient dans la mouvance des travaux du GERM (Groupe d’étude pour une réforme de la médecine) qui dénonçait les dérives du système dominant en Belgique, centré sur l’hôpital et la spécialisation médicale, et proposait comme alternative une pratique d’offres de services curatifs et préventifs précurseurs du concept de soins de santé primaires et de santé communautaire. Au début, les divergences ne manquèrent pas entre un GERM plus théoricien et des maisons médicales profondément engagées sur le terrain, portées par des soignants jeunes, fièrement de gauche et irradiés de mai 68, mais le consensus « contre l’establishment » médical et social les rassemblait.
Les maisons médicales, une alternative oui, mais à quoi ?
En 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définissait la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social, et qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Pourtant au début des années 70, les systèmes de santé sont encore et chaque jour davantage centrés sur la médecine et sa technologie qui connaît un essor exceptionnel. Ces avancées remarquables ne sont pas sans effets indésirables : la maladie devient plus importante que la personne malade qui s’estompe ; le « facteur humain » est géré par le paternalisme ; la médecine générale est « dévouée » mais la seule médecine compétente est spécialisée ; le « mental » évoqué dans la définition de l’OMS se partage entre un vernis psychologisant et le psychiatrique à institutionnaliser ; la dimension collective de la santé ne fait pas partie des préoccupations, le social et les déterminants non médicaux de la santé relèvent plutôt de la poésie ou de l’assistance publique ; la notion d’environnement est laissée à l’éthologie, celle de soins de santé primaires semble n’avoir d’avenir que dans les pays « en voie de développement ».
C’est face à ce tableau (caricatural, mais juste un peu) que les maisons médicales vont se poser en alternative. Traversées de courants divers balayant depuis le gauchisme jusqu’à la critique « artiste » de la société de consommation, elles vont s’opposer à l’hospitalocentrisme et au touttechnologique.
Leur projet :
• rendre sa dignité à la personne malade et revaloriser ses compétences ;
• réintroduire la santé (plutôt que la maladie) au centre de leur activité, avec ses dimensions collectives, politiques, sociales et économiques.
Et pour cela :
• prôner une organisation multidisciplinaire non hiérarchisée ;
• mettre en oeuvre les outils d’une plus grande accessibilité (à la fois par la proximité géographique et sociologique, en s’implantant au coeur des quartiers mais aussi par la recherche d’alternatives au payement à l’acte qui limite l’accès aux soins pour les moins aisés) ;
• combattre les injustices et les inégalités sociales causes d’inégalités de santé ;
• déployer une approche globale qu’elles élargiront progressivement à la promotion de la santé et à l’éducation permanente, notamment à travers des actions de santé communautaire ;
• intégrer dans leur pratique les questions de santé publique ;
• dénoncer l’absence de politique de santé (confinée à la gestion du budget), participer aux mouvements de libération, notamment au plan sexuel (contraception, avortement).
Quarante années ont passé, les maisons médicales se sont multipliées et leurs idées ont acquis une certaine notabilité. Le système du forfait instauré depuis un quart de siècle continue à s’étendre. Dans les facultés de médecine, les jeunes générations optent de plus en plus souvent pour une installation en pratique de groupe ou en maison médicale. La notion de multidisciplinarité a essaimé hors de leurs murs, les soignants forment des réseaux parfois informels en collaborant entre professionnels de première ligne, parfois organisés comme dans les SISD (services intégrés de soins à domicile) ou les RML (réseaux multidisciplinaires locaux). Les maisons médicales ont leur porte d’entrée à l’INAMI, leurs membres sont fortement impliqués dans les syndicats et parfois à divers échelons de la politique locale ou régionale, certains sont devenus professeurs d’université, d’autres occupent des positions en vue dans le secteur associatif. Le temps des réunions à 4 ou 5 militants sous les combles est révolu pour la Fédération des maisons médicales qui a aujourd’hui pignon sur rue et emploie un personnel nombreux affecté à des services divers (service de développement et de gestion, d’étude et de recherche, de promotion de la santé et de la qualité, d’éducation permanente, etcetera).
Les maisons médicales constituent-elles encore « une alternative » ?
La question a un double niveau. D’une part, la société belge (et occidentale) a évolué : les raisons de s’opposer au système des années 70 ne sont pas toutes disparues ou résolues, mais certaines ont perdu de leur pertinence ; d’autres restent terriblement d’actualité ; d’autres situations encore, jadis inconnues ou marginales, posent aujourd’hui des problèmes majeurs. Où se situent les maisons médicales dans le contexte actuel ?
D’autre part, nous venons de voir qu’elles bénéficient d’une reconnaissance réelle de la part du secteur et du politique, et même d’une forme d’institutionnalisation. Que signifie alors être « alternatif » quand on est devenu, ne fut-ce qu’un peu, un élément du système ?
Notre société a évolué. Depuis les années 70 et la fin de ce qu’on a appelé les 30 glorieuses (les années de croissance après la seconde guerre mondiale), le progrès social s’est grippé, la précarité et la pauvreté ont rattrapé beaucoup de nos contemporains dans un milieu où la richesse se fait aussi plus insolente, creusant ainsi les inégalités, grâce en soit rendue au néolibéralisme avec son cortège de marchandisation, de destruction de l’emploi, de financiarisation de l’économie, d’entrave aux politiques redistributives et de commercialisation de fonctions jadis assurées par les pouvoirs publics. L’état de santé des personnes victimes de ces nouvelles conditions (exclusion, travail précaire, conditions de travail dégradées, absence de reconnaissance, etc.) se détériore sur tous les plans, physique, mental, relationnel. La pollution croissante de l’environnement entraîne l’aggravation de problèmes de santé ou l’apparition de nouvelles pathologies. Les maladies infectieuses qui semblaient régresser font un retour en force à cause des résistances aux médicaments, de l’irruption de nouvelles problématiques (SIDA et autres) et de l’internationalisation des maladies via l’immigration et l’expansion de la mobilité sur les 5 continents. En même temps, le vieillissement de la population accroît l’impact des maladies de dégénérescence (liées à l’âge avancé) et de la dépendance.
Le système de soins a aussi évolué : la dévalorisation des soins de santé primaires s’est poursuivie jusqu’à la fin du siècle dernier pour connaître ensuite une lente amélioration (développement des soins à domicile, Dossier médical global, revalorisation financière) mais à ce jour sans parvenir à enrayer la baisse du nombre de soignants de première ligne, les nouveaux diplômés ne compensant pas le départ à la pension des anciens ou les abandons en cours de carrière. Le coût des soins a explosé, principalement dans le domaine du médicament et de la technologie, pesant autant sur l’accès aux soins des particuliers que sur les finances publiques. La médicalisation intempestive de nombreux problèmes de société vient alourdir ce passif, que ce soit en réponse aux attentes d’une population qui vit de plus en plus mal sa précarisation ou suite aux manoeuvres d’une industrie médicale qui se crée de toutes pièces de nouveaux marchés.
Dans cet aujourd’hui, le système de santé privilégié est encore la médecine spécialisée et hospitalière, mais le virage ambulatoire semble amorcé : outre la lente revalorisation déjà mentionnée, des projets destinés à maintenir les personnes à domicile (protocole 3, soutien aux SISD) ou à faire rentrer chez elles dans de bonnes conditions des personnes institutionnalisées (projet 107) vont dans le bon sens. Encore fautil que la première ligne de soins, malmenée pendant des décennies, soit en mesure d’assumer les missions qu’on lui rend.
A ce titre, les maisons médicales représentent le modèle le plus structuré au sein de cette première ligne, loin devant des organisations plus jeunes (qui sont néanmoins des partenaires potentiels importants : cercles de professionnels, réseaux divers, service de soins à domicile, etcetera). Le temps n’est plus en effet où des praticiens isolés peuvent « tout prendre en charge », les champs d’action s’étant considérablement élargis ces dernières décennies.
Les maisons médicales sont (à ce jour) créées et pérennisées par des gens qui veulent exercer leur métier en s’attachant un certain nombre de valeurs, reprises dans leur Charte [1] : la solidarité, la justice sociale, la citoyenneté, le respect de l’altérité et de l’autonomie des personnes. Se donnant les outils d’une approche globale de la santé, avec ses dimensions médicales, psychologiques, sociales, intégrant la prévention, la promotion de la santé et la santé communautaire, et optimalisant l’accessibilité aux moyens de la santé, elles tendent à favoriser la réappropriation de leur santé par les usagers (autonomie, émancipation), à déployer la dimension collective et conviviale de la santé, à promouvoir une consommation rationnelle et raisonnée des soins, à inscrire la santé des personnes dans leur histoire (plutôt que dans une gestion au coup par coup qui nie le besoin de sens) dans un travail de proximité excluant des rapports commerciaux (c’est, avec l’accessibilité, la raison d’être du forfait). Toutes ces caractéristiques sont aux antipodes du modèle néolibéral : les maisons médicales représentent donc bien une « alternative citoyenne ».
Mais affirmer cela ne bâillonne pas un certain nombre de questions.
La reconnaissance institutionnelle des maisons médicales signe l’abandon de volontés révolutionnaires de type « table rase », mais l’objectif de « changer la société » demeure ancré dans leur travail [2]. Comment peut-on à la fois demeurer une alternative et faire partie du système ? Question classique qu’une réflexion sommaire garderait sous mode binaire : un projet alternatif a comme destin d’échouer et disparaître ou de réussir et de devenir dominant. L’analyse des « alternatives » présentées dans les articles précédents nous fait sortir de ce schéma simpliste. On y constate en effet trois constantes (… plus ou moins constantes, ne soyons pas binaire) : ces alternatives ne se présentent pas comme candidates à supplanter les modes de fonctionnement existants, elles sont centrées sur leur objectif concret et non sur la démonstration de leur valeur, elles tiennent de par leur seul fonctionnement un discours critique qui interpelle le modèle dominant. Ce sont sans doute les conditions qui peuvent permettre à une alternative de toujours faire sens et ne pas être « récupérée » par le système.
Autre questionnement, corollaire du précédent : les maisons médicales ne risquent-elles pas de devenir un élément du dispositif de lutte contre la pauvreté et de fournir ainsi, à l’inverse d’un regard critique, un outil au service du système économique ou pire, son alibi ? Le risque est réel et prend force si on restreint leur objectif à la santé pour tous, l’accessibilité et la convivialité, ce qui les catalogue « pour les pauvres », en occultant les valeurs qui soustendent ces objectifs, telles que la solidarité, la justice sociale ou l’autonomie qui les fondent à refuser la fatalité des inégalités. Il importe que les maisons médicales ne se laissent pas enfermer dans une vision partielle de leur identité ni confiner à une population donnée. « Changer la société », ce n’est pas faire la révolution, c’est continuer à se dresser contre toutes les inégalités sans se contenter de les panser. C’est pourquoi la dimension politique du projet des maisons médicales est partie intégrante de leur projet.
Autre écueil encore : le succès des maisons médicales les conduit à devenir des structures dans lesquelles il est confortable de se glisser. Les maisons médicales, fonctionnarisées ? Académisées ? Ce risque n’existait pas à l’époque où les maisons médicales étaient méprisées, moquées (« kolkhoze ») ou considérées comme une douce excentricité et où il fallait un certain esprit militant pour vouloir y adhérer. Aujourd’hui, l’esprit militant est ringard et les maisons médicales à la mode. Cela n’aurait pas de sens d’attendre de chaque nouveau membre d’une maison qu’il en intègre religieusement les valeurs et objectifs dès son intronisation et ce serait sans doute sectaire. Par contre, c’est d’une part via la transmission de ces valeurs et objectifs et d’autre part par la dynamique globale de la maison (et non celle de ses membres) que les nouveaux venus pourront se les approprier et y participer.
Soutenir une position de questionnement du système dominant, rester flexible et critique, refuser de perdre son autonomie et son âme en devenant un service complémentaire… L’alternative est une vision du monde dans la durée, la certitude qu’il y a moyen, toujours, de changer le monde ….
[1] www. maisonmedicale.org/ Charte-des-maisonsmedicales. html
[2] Lire « Pour un réformisme révolutionnaire », Coralie Ladavid, Santé conjuguée 54.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...