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Les risques de la participation


14 septembre 2020, Julien Charles

coordinateur de recherches au Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP) et chargé de cours invité à l’UCLouvain

, Pascale Meunier

journaliste

Depuis quelques années, la participation est l’un des corollaires très en vogue des notions d’empowerment et de pouvoir d’agir. Nous avons adressé quelques questions à ce sujet à Julien Charles, qui en analyse les conditions, les promesses et… les déceptions.

La participation, c’est comme la prose de M. Jourdain : nous en ferions tous sans le savoir ?

J. C. : Prendre part activement à quelque chose est une notion très large, c’est une prise, on s’implique, on s’engage personnellement, mais, aussi, on est une partie d’un tout, on s’investit en contribuant à quelque chose de partagé avec d’autres… Être ensemble dans une société hypersegmentée comme la nôtre, ce n’est déjà pas rien, mais l’idéal de la citoyenneté est nettement plus exigeant. Il ne s’agit pour ainsi dire jamais de participer pour participer, mais de faire quelque chose en participant. Dans une optique démocratique, faire de la participation, ce n’est pas faire n’importe quoi. Vu qu’il est question d’agir en commun, de se coordonner, de se gouverner collectivement, cela fait venir d’emblée des questions politiques. Et si la participation est une question politique, il est légitime de faire peser sur elle des exigences démocratiques. Tout l’enjeu est de déterminer lesquelles.

Des vecteurs différents interviendraient donc selon l’objectif visé et selon les participants ?

Comment la personne arrive-t-elle ? Avec quoi arrive-t-elle ? Et comment rend-on les dispositifs que l’on met en place hospitaliers ? Ou plus simplement encore, se dire en tant qu’animateur que ce ne sont pas les gens qui sont incapables de participer, mais que c’est mon dispositif qui est incapable de recevoir ce qu’ils ont à dire. Cela ne signifie pas qu’il faut se contenter ni de faire place à tout ce qu’ils disent à tout moment. Il s’agit de les intéresser, de faire en sorte qu’ils sentent leur présence légitime et qu’ils viennent avec des choses à partager. En effet, si on leur fait comprendre que ce qu’ils disent n’a rien à voir avec ce dont on est en train de discuter, il ne faut pas s’étonner qu’à la fin il n’y ait plus personne autour de la table ou qu’il ne reste que ceux qui sont d’emblée capables de mettre en forme ce qu’ils ont à dire dans la manière attendue par le présentateur… et ceux qui crient le plus fort.

Comment ne laisser personne de côté, notamment ceux qui sont moins à l’aise avec la prise de parole ?

Je vois mal tout cela avec autre chose que de la parole et je suis assez dubitatif sur une série d’outils d’intelligence collective. On dispose de techniques de plus en plus sophistiquées au service de finalités qui sont de moins en moins interrogées. Je me souviens de Post-it sur lesquels il fallait répondre en quelques minutes à une question qui à elle seule méritait une thèse ! Ce que l’on validait n’était pas le plus intéressant, mais le plus simple à comprendre. Sous prétexte de produire de l’intelligence collective, on produit finalement plutôt de la bêtise collective.

La participation n’est pas une idée neuve et si on voulait en retracer l’histoire, il faudrait remonter à la démocratie athénienne. Elle semble cependant fort à la mode, voire institutionnalisée.

J’ai autant de mal à m’en réjouir qu’à en désespérer. Je ne suis pas naïvement pro-participation et je ne suis pas convaincu non plus par ceux qui pensent que dire « Participez ! » est une injonction contradictoire. En Belgique, le citoyen sait qu’il doit voter et c’est attendu qu’il le fasse. Ce qui est en revanche problématique et à quoi le secteur socioculturel devrait contribuer, c’est de faire en sorte que les personnes aient les moyens de se montrer à la hauteur de cette attente qui pèse sur eux. Une espèce d’école de la participation, parce que l’idée de la démocratie n’est pas seulement la liberté de parole, c’est aussi le fait d’être autonome, de fixer collectivement nos propres règles. On participe toujours à quelque chose, dans toutes les langues, il y a toujours un objet à la participation.

Ce n’est pas un processus miracle non plus. La participation engendre des coûts… et des coups.

Le prix de la participation, c’est tout ce qu’il faut faire pour pouvoir participer. A minima, il faut être présent : on n’est pas ailleurs en train de faire autre chose. Déjà, on se rend compte que plein de gens ne sont pas là alors qu’ils sont concernés par ce dont on est en train de discuter. L’écart entre la population concernée par un problème et celle qui est effectivement rassemblée constitue un premier cercle qui se referme, à l’intérieur duquel s’en forme un autre, constitué de ceux qui contribuent effectivement, qui sont capables de mettre en œuvre certaines compétences attendues. Des compétences éthiques : être responsable de ce que l’on dit, avoir un discours cohérent, faire preuve de bonne volonté, jouer le jeu. Il faut y croire. Un ensemble de compétences techniques également : être capable de s’exprimer, d’énoncer des arguments, d’écrire une idée sur un Post-it, etc. Ces compétences qui varient d’un espace à l’autre sont coûteuses à chaque fois, car il faut se plier au format imposé par l’animateur et laisser de côté ce qui n’y entre pas. C’est une expérience douloureuse, d’où le « coup » quand on se voit rappelé à l’ordre. Le coup a aussi trait au fait que les gens ne se sentent pas nécessairement légitimes pour prendre la parole, et se faire rappeler son illégitimité fait mal.

Extrait

« Il n’y a pas lieu de considérer le rapport entre la participation et ses conditions (de mise en forme et de réalisation) comme contradictoire ou paradoxal. Au contraire, la participation ne peut s’accomplir hors du monde, dans un espace dématérialisé et avec des personnes désincarnées. Ouvrir le “prendre part” suppose à la fois une mise en forme communicative et une inscription de cette communication dans la visée d’une réalisation. Le défaut du terme de participation est de ne pas indiquer autre chose qu’une inclusion gratuite et de négliger par là ce qui est requis de la personne pour qu’elle contribue, avec d’autres, à la réalisation de ce qu’ambitionne le dispositif. » 1

Le participant est amené à sacrifier une part de lui-même ?

Je ne vois en effet pas d’autre terme. Exemple : j’ai vécu une situation horrible et on me dit que ce que je raconte n’est pas très important, qu’on est là pour parler de la mobilité en général dans le quartier et pas de mon enfant qui s’est fait écraser sur le trottoir… Je caricature, mais, en gros, c’est ce genre de choses qui pouvait se passer il y a dix dans une partie de ces espaces.

On doit sacrifier des choses qui nous tiennent à cœur sans quoi on est ignoré ou considéré hors sujet. C’est assez violent, mais je ne pense pas que le fait d’exclure une parole est en soi malvenu si elle ne fait pas avancer la discussion. Il y a un enjeu à travailler ensemble la question de ce qui est recevable ou non, à assumer qu’il y a des critères, des conditions, des formats à respecter et à expliciter l’utilité de ces filtres, car c’est aussi le fait de les franchir qui permettra d’être pris en compte. Pour poursuivre avec mon exemple, c’est en parvenant à pointer un problème sur une carte que l’ingénieur pourra le prendre en compte quand il rédigera le plan communal de mobilité et donc que, peut-être, ce que j’ai dit aura un impact sur les futurs aménagements urbains dans ma commune. Pour pouvoir peser, il faut se conformer. Il y a toujours un enjeu d’efficacité.

On peut y voir aussi de la frustration. Chacun apporte des éléments et tout ne peut être pris en compte. Le risque n’est-il pas d’aboutir au plus petit commun dénominateur ?

Effectivement, c’est le genre de résultat que l’on peut observer. D’où l’intérêt de poser dans le même temps la question des moyens que l’on met en œuvre et celle des finalités que l’on vise. De bien choisir les techniques d’animation en fonction et peut-être de prendre le temps de clarifier les enjeux.

Quel cadre mettre en place pour relier les moyens, les effets et les résultats ? Cela veut-il dire que l’animateur doit être neutre ?

Je ne crois pas beaucoup à la neutralité. Il faut être pris par les questions sur lesquelles on travaille. L’animateur doit être dans son sujet. Animer une rencontre sur un plan de mobilité sans n’avoir jamais mis les pieds dans la commune concernée, ça ne va pas. Il faut plutôt essayer de travailler à assumer le lieu duquel on anime ces espaces et ne pas l’animer depuis nulle part. Et ne pas considérer comme conservateur de rappeler les règles ! Des irruptions peuvent être maladroites et dangereuses ; il faut pouvoir le dire et accompagner des paroles initialement illégitimes vers des formulations audibles dans l’espace public.

Vous avez notamment étudié la participation dans une maison médicale, quels y sont les enjeux spécifiques ?

Le gros enjeu qui aujourd’hui à mon avis traverse les maisons médicales, c’est la tension entre la participation des travailleurs et la participation des patients, des usagers. L’animateur ne sait pas tout et il ne faut pas tout focaliser sur des techniques de gestion des relations interindividuelles. Les institutions politiques ou l’organigramme sont au moins aussi importants que les techniques utilisées. Faire l’expérience d’avoir du poids sur les décisions – et pas uniquement celle de repeindre un mur – va aussi rendre les gens davantage capables de participer. Cela crée une sorte de cercle vertueux. L’économiste Thomas Coutrot, responsable du département recherche au ministère du Travail en France, a coordonné des enquêtes sur le bien-être au travail et comparé notamment la réponse à la question « êtes-vous autonome dans votre activité ? » et le comportement électoral au premier tour des présidentielles de 2017. Il apparait que moins les gens font l’expérience de l’autonomie au travail (et donc plus ils sont subordonnés à un employeur qui leur dit ce qu’ils doivent faire), plus ils ont tendance à s’abstenir ou à voter pour l’extrême droite au premier tour.

Aussi je pense qu’il y a lieu de renforcer la participation dans les maisons médicales comme ailleurs. Pas seulement pour le bonheur interne, mais parce que c’est de cela que dépend la démocratie de façon générale. Faire l’expérience de l’autonomie, c’est vouloir plus de démocratie. Dans un rapport sur l’expérience du travail en période de confinement [1], on voit que plus les gens ont pu décider collectivement de leurs conditions de travail, plus ils tendent à soutenir l’idée de démocratiser l’entreprise. C’est exactement ce que disait Bourdieu quand il a analysé les réponses « sans avis » dans les enquêtes quantitatives [2]. Si toute votre vie on vous répond que l’on n’est pas intéressé par ce que vous dites et que vous n’êtes jamais entendu, le jour où on vous demande votre avis, vous dites que vous n’en avez pas. Il y a un travail culturel à faire, il faut faire l’expérience de notre capacité à peser sur ce qui nous entoure pour pouvoir continuer à le faire… jusqu’à voter lors des élections.

La préservation de nos institutions est en jeu ?

Je ne magnifie pas la démocratie représentative, mais il y a là en effet un enjeu à préserver une série de nos institutions. Il n’y a pas que le processus qui est important : il faut faire l’expérience d’avoir décidé quelque chose ensemble, d’avoir eu prise sur notre environnement, d’avoir pu déterminer des choses et avoir mesuré que ça vaut la peine aussi de s’impliquer politiquement.

J. Charles est docteur en sciences sociales, chargé de recherches et de formation au Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP). Il est l’auteur de La participation en actes. Entreprise, ville, association, Desclée de Brouwer, 2016.

[1J. Charles et S. Desguin (coord.) Aux confins - Travail et foyer à l’heure du (dé)confinement, CESEP, 2020.

[2P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, janvier 1973.

Le pouvoir d'agir : saisissons-le !
Cet article est paru dans la revue:

n°92 - septembre 2020

Le pouvoir d’agir : saisissons-le !

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