En 2011, le FOREM définissait une nouvelle catégorie de chômeurs, les ‘MMPP’ : soit les personnes présentant des problèmes de nature médicale, mentale, psychique ou psychiatrique. Frédérique Van Leuven a vivement réagi à l’époque, exposant de manière précise et argumentée les effets pervers de cette disposition [1]. Elle poursuit aujourd’hui son interpellation, en lien avec les récentes mesures de restriction du chômage et la réforme en santé mentale.
« Je déclare rencontrer des problèmes sérieux (aigus ou chroniques) de nature médicale, mentale, psychique et/ou psychiatrique, éventuellement combinés avec des problèmes sociaux et ne pas être en mesure de travailler dans le circuit normal du travail ou dans le cadre d’un travail adapté ou encadré ». Formulaire à remplir par les chômeurs pour Actiris.
Lorsque le FOREM a créé une nouvelle catégorie de chômeurs, celle des ‘MMPP’, il était question de proposer des soins à ces personnes considérées comme les plus éloignées de l’emploi. Elles verraient ainsi leurs contraintes allégées pour deux ans ; mais rien n’était précisé quant à la nature des soins évoqués et le secteur de la santé mentale n’avait pas été consulté. C’est en analysant cette problématique à l’époque, que j’ai découvert que l’arbeidszorg, le soin par le travail (non rémunéré) était déjà pratiqué depuis plusieurs années en Flandre avec ce public [2].
Depuis lors, les mesures de restriction du chômage ont prévu l’exclusion au 1/1/2015 d’environ 55 000 chômeurs bénéficiant d’allocations d’insertion depuis plus de 36 mois (les allocations d’insertion sont les allocations de chômage dont bénéficient ceux qui ne cumulent pas suffisamment de jours de travail) [3]. Ils seront renvoyés vers les CPAS ou le secteur du handicap, ce qui privera une partie d’entre eux, et notamment un grand nombre de femmes, de tout revenu. En effet, plus de la moitié des allocataires n’entrent pas dans les conditions d’octroi d’une allocation du CPAS : notamment les cohabitants dont l’un touche plus de 1048 €/ mois, les personnes qui ne souffrent pas d’un handicap justifiant une allocation du service public fédéral Handicap, ou encore celles qui renonceront pour diverses raisons à effectuer les démarches nécessaires. Toutefois, les allocataires qui déclarent officiellement souffrir de problèmes sérieux de nature ‘MMPP’ bénéficieront d’un sursis de deux ans pourvu qu’ils collaborent activement à un « trajet adapté » ; celui-ci leur sera proposé par un assistant social du FOREM ou d’Actiris.
Parallèlement, la réforme en santé mentale ‘Psy 107‘ [4] a mis en place des projets-pilotes permettant des articulations entre le monde de l’emploi et de la santé mentale ; notamment en développant la « concertation autour du patient » entre les acteurs de ces deux secteurs et en subsidiant la création de centres de rééducation fonctionnelle. Ceux-ci ont pour mission de réhabiliter des personnes souffrant de problématiques psychiques en vue de les remettre à l’emploi.
Dans les formulaires que les demandeurs d’emploi doivent compléter s’ils s’estiment concernés, Actiris leur propose de se désigner comme souffrant de ‘sérieux’ problèmes médicaux, mentaux, psychiques et/ou psychiatriques, éventuellement combinés avec des problèmes sociaux (le FOREM privilégie le terme de « problèmes psycho-médicaux-sociaux »).
Depuis 2011, aucun critère n’est venu préciser la catégorie on ne peut plus floue des ‘MMPP’. Les traits d’union utilisés par le FOREM rassemblent le psychique, le médical et le social, indique toute la confusion à nommer ce dont il s’agit. On devine tout au moins qu’il s’agit de situations complexes dans lesquelles le sujet est en souffrance sur de multiples plans. A notre connaissance, très peu des 55.000 personnes visées par les mesures d’exclusion du chômage ont eu recours à cette option, pour diverses raisons : manque d’information, absence de clarté sur les critères et sur le contenu du « trajet adapté », brièveté des délais.
La nouveauté du formulaire que doivent signer les demandeurs d’emploi réside dans l’auto-désignation. En effet, ils doivent eux-mêmes se définir dans cette catégorie et s’engager à « porter à la connaissance du FOREM et d’Actiris tout élément permettant de soutenir cette déclaration ». La validation et l’accompagnement de ces personnes sont attribués aux assistants sociaux de ces organismes ; on se demande sur quelles bases ils pourront définir que le demandeur d’emploi entre bien dans cette catégorie, laquelle constitue bel et bien une impasse sociologique.
Les politiques de contrôle visant à traquer la fraude récoltent une large approbation du public alors qu’elles constituent de graves ingérences dans la vie privée, voire dans l’intimité des personnes les plus démunies : projet de croisement de données sur les consommations d’eau et d’électricité des chômeurs, assignation à résidence des bénéficiaires du CPAS et accessibilité de leurs comptes bancaires, projet de dépénalisation de la transgression du secret professionnel pour l’échange de données, transmission des dossiers médicaux des invalides aux organismes de recherche d’emploi via la plate-forme e-health, etc.
Un sondage récent mené par La Libre en novembre 2014 posait la question « Fraude sociale : êtes-vous favorable aux mesures du contrôle des chômeurs instaurés par la « suédoise » ? ». Une immense majorité de lecteurs a déclaré approuver ces mesures. Puisque l’argument de la lutte contre la fraude invite chacun à déclarer sa transparence, la question de l’intrusion de l’Etat dans la vie privée passe tout-à-fait inaperçue, et ce dans un contexte où la circulation des données personnelles via internet est généralisée. Soutenir que le fait d’être chômeur ou allocataire social justifie ces atteintes au droit à l’intimité me semble pourtant participer d’une approche discriminante et stigmatisante. Les personnes soumises à ces intrusions, considérées a priori comme suspectes et contrôlées en permanence dans leurs moindres mouvements par une instance dont leur survie dépend, en arrivent à une profonde méfiance de l’autre ainsi qu’à une crainte constante d’être en faute, ce qui entrave gravement l’affiliation à un groupe.
Le paradoxe dans le choix de se déclarer ‘MMPP’ est que des personnes déjà stigmatisées se voient proposer d’éviter la suppression pure et simple d’un revenu de survie en se désignant malades ou en mauvaise santé mentale. Or, les troubles psychiatriques font toujours l’objet d’une forte stigmatisation et constituent de plus en plus souvent une raison d’exclusion dans le monde du travail qui reste très normatif et où l’adaptabilité est une valeur de plus en plus essentielle.
On sous-estime les effets qu’il y a à s’auto-définir comme une personne en souffrance et à se placer « de soi-même » dans une catégorie sociale telle que celle-là. En effet, si le sujet peut avoir la liberté de s’insurger contre une identité désignée par la société, il lui est bien plus difficile de se dégager d’une identité qu’il s’attribue. La psychologie humaine fait que nous nous identifions souvent à ce que nous affirmons sur nous-même.
Celui qui se dit ‘MMPP’ devra apporter les éléments qui valident cette déclaration à l’assistant social d’Actiris ou du FOREM. Comment le faire, sinon en livrant des éléments de sa vie intime qui ne seront pas soumis à confidentialité ? Ou en demandant au médecin, au psychologue, d’attester de sa souffrance ? Jusqu’à présent, l’acte de consulter relève d’une démarche privée, et tant les médecins que les psychologues sont soumis à un code de déontologie strict qui assure la confidentialité. Qui d’entre nous accepterait que le contenu d’une démarche aussi intime atterrisse sur la table d’un employeur ?
Pendant que se préparait la réforme du chômage, le service public fédéral Santé oeuvrait à une réforme de la politique de soins en santé mentale en formalisant, entre autres, la mise en place d’équipes psychiatriques mobiles [5].
Partant du principe que la santé mentale ne dépend pas que des soins médicaux et psychologiques, le ‘projet 107’ a permis la mise en place, dans plusieurs régions, de projets-pilotes articulant le monde de la santé et d’autres champs sociaux, notamment celui du logement et l’emploi. Ainsi, les soignants trouvent des partenaires pour soutenir la réinsertion professionnelle de certains patients ; et réciproquement, des intervenants de CPAS ou du FOREM trouvent des interlocuteurs à qui faire part des situations parfois dramatiques qu’ils rencontrent.
Les équipes psychiatriques mobiles des différentes régions se trouvent toutes confrontées, par exemple, à des jeunes qui vivent enfermés chez eux depuis parfois plusieurs années, qui ont développé une très forte addiction aux jeux vidéo et à internet et qui refusent catégoriquement de sortir de chez eux pour aller consulter. La concertation avec le patient et entre les acteurs de différents secteurs est dès lors un dispositif intéressant.
Par ailleurs, les ‘projets 107’ ont également permis dans chaque région concernée la création et la subsidiation de centres de rééducation fonctionnelle dont la mission est de réhabiliter des personnes souffrant de problématiques psychiques (en particulier les personnes victimes de burn-out) en vue de les remettre à l’emploi. Il est évident que les personnes s’étant signalées ‘MMPP’ se verront proposer de fréquenter ce type de centre.
Il ne faut cependant pas se leurrer : les centres de rééducation fonctionnelle se situent bien dans une logique de soins. Comme dans tout contrat thérapeutique, la prise en charge s’effectuera sur base d’un plan de soins construit en partenariat entre le patient et les soignants. Le soin est, par définition, individuel. Il faut à chaque fois l’inventer en fonction de la souffrance spécifique de la personne. Dans la construction de ce cadre de travail, la question de la pression éventuelle exercée sur le patient pour qu’il se soigne est toujours abordée et peut constituer une contre-indication au soin. Enfin, un centre de rééducation fonctionnelle pourra tout au plus traiter une trentaine de patients à la fois. Cette offre de soins sera une mesure bien faible face à la gestion des groupes sociaux qui sont atteints par la réforme du chômage. Elle ne résoudra pas non plus le manque d’emplois.
La proposition qui est faite actuellement à des personnes exclues du chômage de se catégoriser ‘MMPP’ afin de conserver leur allocation est lourde d’enjeux : il s’agit, ni plus ni moins, de bénéficier d’un sursis qui leur permet de garder, fût-ce pour quelques mois, une allocation parfois essentielle à leur survie. Il est aussi légitime qu’elles se reconnaissent dans cette catégorie très vaste des individus « en problématique », tant la souffrance économique en entraîne d’autres, notamment médicales et psychologiques ; et aussi parce que nombre d’entre elles, qui ne souffrent pas de maladie mentale ont vu leur santé mentale atteinte par les impasses du travail. Renvoyées en masse aux CPAS et au service public fédéral Handicap qui ne pourront – ou ne voudront - répondre à toutes ces exclusions, il est légitime qu’elles cherchent le secours d’une aide médicale et/ou psychiatrique.
Cette aide, actuellement financée, permettra à certains de trouver une voie, mais elle ne résoudra pas la problématique centrale : la disparition d’un revenu de survie pour des milliers de chômeurs.
Le choix d’une catégorisation en ‘MMPP’ a une part potentiellement préjudiciable. S’auto-définir comme personne « en souffrance », et en particulier victime Santé conjuguée I mars 2015 I n° 70 51 de burn-out, implique de se définir officiellement une identité de patient, et de se voir proposer « un trajet de soins ». Mais les professionnels du soin refuseront de prendre en charge ceux qui arrivent sous contrainte et ceux qui n’y trouvent pas de sens. En effet, le soin psychique se construit toujours sur une triple dimension : le choix libre d’entamer cette démarche au juste moment, la recherche de ce désir fondamental à chaque individu qui lui donne la force de vivre, et l’accompagnement face aux contraintes imposées par le « vivre ensemble ».
Notre travail de soignants en santé mentale implique le refus d’être les ultimes dépositaires de la souffrance sociale, et bien au contraire, de dénoncer de telles dérives et de soutenir les personnes à résister à cette dynamique de dévalorisation et d’exclusion. Il s’agit d’entendre ce qu’elles ont à dire et de faire circuler leur parole. Nous pouvons attester de l’immense potentiel de création que nous entendons chez chacun de ceux que l’on déplace de case en case. La meilleure définition de la thérapie nous a sans doute été apportée par François Roustang : « L’acte thérapeutique, c’est mener le patient au plus près de sa liberté ». Il est dès lors évident que le métier de soin n’a de sens que dans une société qui garantisse les libertés de l’individu.
[1] Frédérique Van Leuven, « MMPP : médicaliser le chômage pour mieux exclure », Ethica Clinica n°63, 2011. Les lecteurs intéressés trouveront l’intégralité de l’article à l’adresse http://www.apppsy. be/index.php ?id=222
[2] De Greef V., “Les chômeurs ‘MMPP’ : la trouvaille d’un arbre pour cacher la forêt. Quelle limite à l’insertion socio-professionnelle des sans-emploi ?”, Chroniques de droit social, 2013/1, pp 1-14.
[3] http://www.rva.be/D_opdracht_W/Werknemers/T35/SubcontentFR- 07.htm
[4] Voir www.PSY107.be ou l’encart dans l’introduction ainsi que les articles de ce dossier.
[5] Voir www.PSY107.be ou l’encart dans l’introduction ainsi que les articles de ce dossier.
n° 70 - avril 2015
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...