Un médecin de famille du premier monde installé dans une banlieue d’une ville post industrielle de Belgique, de celles qui au XIXème ont donné la puissance industrielle à la base de la colonisation et de la naissance du Tiers-Monde, fait part de sa solitude et de son désarroi devant les problèmes de santé mentale qu’il affronte au quotidien. Médecin ‘low cost’, il relate ici une matinée de son travail, matinée exceptionnelle par l’accumulation de cas graves, preuve de son impuissance à faire et de la nécessité d’être quand même.
La dernière matinée de consultation de la dernière semaine de travail de ma 39ème année de médecine générale me laisse un goût amer. C’était un vendredi comme les autres. Les premiers rendez-vous arrivent à 8h30, je suis là depuis 8h, pour relever le courrier patient et les mails. Mes jeunes collègues ont de jeunes enfants et commencent plus tard.
Ce matin-là aurait été banal, avec sa vingtaine de rencontres. Quelques bobos, quelques virus, quelques papiers. Mais...
Jonas, enfant des Antilles et Rita, petite fille du Maghreb sont venus me présenter leur bébé à la sortie de la maternité. Un bébé de neuf jours, des parents de 20 ans, ce n’est pas si fréquent. Mais ils ont confiance en moi. Ils veulent savoir si tout va bien. Tout n’ira peut-être pas bien mais ils ne le savent pas. Elle raconte. Le travail a duré 24h. La péridurale a été faite de travers. Elle me dit que son côté s’endormait, pas son bassin. Elle me parle de ses douleurs comme la plus terrible épreuve de son existence. Apres 24h de travail, quand le bébé a commencé à souffrir et son cœur à se ralentir, le médecin a décidé une césarienne en urgence. Le bébé n’a pas pleuré très vite, son score n’a pas été optimal. Il y a eu souffrance fœtale. Rien de tout cela ne transparait dans le rapport de sortie d’hôpital.
Je ne peux m’empêcher de penser à cet autre enfant, Louis, ce petit garçon si remuant de 10 ans qu’une soi-disant pédopsychiatre a mis d’abord sous Rilatine [1] puis sous Risperdal® [2] et enfin sous Abilify [3] et tout ça entre 5 et 9 ans. A 9 ans, j’ai arrêté le massacre. L’enfant a fait des mouvements convulsifs de la face, effet secondaire grave de l’antipsychotique imbécilement donné. Il en garde des tics. J’ai un peu creusé son histoire. Lui aussi a été en souffrance fœtale. Il est probable que ses neurones ont morflé à la naissance. A l’école spéciale où il est, ça ne va plus bien. Je crois bien qu’il est dyscalculique mais personne ne s’est soucié de ça. Je me garde d’exprimer ces pensées à ces jeunes et nouveaux parents ravis de voir que le bébé a repris du poids.
Mais cette matinée pèse dans ma mémoire par la concentration de catastrophes humaines imparables. Après le bébé et entre les bobos et les virus, les rencontres marquantes s’appellent Jennifer, Abdelkader, Eric, Cécile, Fatima, Georges.
Georges, 30 ans est rentré dans mon bureau avec sa mère. Il était très alcoolisé. Elle n’a plus de larme sous les cheveux gris. Quand Georges a crié devant moi « Ta gueule, salope » à sa mère, je l’ai fait sortir sèchement de mon bureau. C’est un gentil garçon me dit-elle mais il boit tellement. On l’a refusé partout. Aucun hôpital, aucune structure ici n’est équipée pour faire face à l’alcoolisme massif irrépressible. Le langage est moraliste. Montrez donc que vous faites un effort, soyez abstinent, conformez-vous à notre règlement et alors vous aurez une petite chance de pouvoir être hospitalisé pour sevrage et quand vous serez sevré vous pourrez reboire car rien ni personne ne vous accompagnera. Mais je vois bien que les neurones de Georges ne tiennent plus. S’il ne se suicide pas tout de suite, il finira dément. Je dis à la mère que je ne peux rien y faire. C’est sûrement la cinquantième fois que je rencontre son fils, que le psychologue rencontre son fils, que le psychiatre rencontre son fils et que personne ne peut rien y faire.
Entrent Jennifer et Abad. Lui est arabe, grand, fort, costaud et fragile. Son cœur est foutu, décompensé, et il survit en ne faisant aucun effort. Il est tombé amoureux, un amour fort, de Jennifer, 40 ans, 23 ans d’héroïne, 15 ans de méthadone, 20 ans de trottoir. Il est très classe avec elle et ne lui reproche rien. Il attend. Il a attendu qu’elle ne boive plus. Il attend qu’elle arrête de prendre de la coke. L’héro n’est plus un problème. Quand elle est arrivée chez moi il y a deux ans j’ai remonté sa dose de méthadone. Elle n’a plus eu besoin d’alimenter ses récepteurs d’endorphines. Alors elle s’est rabattue sur l’alcool puis sur la coke, toujours l’oubli nécessaire. La dernière hospitalisation à l’hôpital psychiatrique local a duré 3 mois. Je fini pas savoir pourquoi si longtemps et si inutilement. La petite épicerie du coin de l’hôpital est aussi un repaire de dealers et elle avait sa coke gratuite. De 8 à 18 ans, Jennifer a servi d’objet sexuel à son père puis à son frère. Sauf à maintenir la méthadone, je ne peux rien y faire.
Un coup de téléphone. C’est l’infirmier du Relais social de Charleroi qui vient aux nouvelles pour Abdelkader. Abdelkader a tout pour lui. Il est arabe, algérien, sans famille, sans papier, épileptique et psychotique avec un sévère syndrome de stress post traumatique comme dit chaleureusement le dictionnaire de psychiatrie américain qui sert de bible à nos psychiatres. Je l’ai rencontré hier. Il erre dans la ville. J’ai cru comprendre qu’il avait vu trop d’assassinats ou trop d’égorgements du temps où il était au bled. Il en est à son quatrième ordre de quitter le territoire belge, son avocat a introduit un cinquième recours. Il avait disparu depuis 9 mois. Il revient avec une facture d’un hôpital parisien. De longs moments au téléphone plus tard, je reçois par fax un rapport d’intervention. Il est effectivement sorti d’une voiture sur le périphérique parisien et s’est jeté dans la Seine. Il n’est pas mort du choc, ni noyé mais c’était tout juste. Je l’ai envoyé à l’hôpital psychiatrique local mais le psychiatre ne l’a pas cru et n’en a pas voulu. Je ne sais rien y faire
Fatima entre en larme. Je la connais depuis l’enfance. Elle est encore belle. Elle a six enfants de quelques pères. Elle a essayé de soudoyer ma jeune assistante pour avoir de l’Haldol® [4]. Elle a prétexté qu’elle s’en servait pour dormir mais la vérité sort chez moi entre les larmes. Elle veut droguer son homme pour pouvoir le mettre à l’hôpital pour qu’on le soigne de force. Une croyance populaire au sujet de l’hôpital. C’est le père de son dernier bébé. Un homme magnifique mais qui a d’abord perdu son boulot puis sa mère. Depuis il prend. Elle ne sait pas quoi. Il met une poudre dans les cigarettes qu’il roule et depuis, il n’est plus là, ne bande plus assez que pour lui faire l’amour, ne s’occupe plus de sa fille. Probablement de l’héro. Il n’y a rien de meilleur pour oublier la réalité. Mais tant qu’il ne voudra pas se reconnaître souffrant et tant qu’il ne viendra pas à ma consultation, je ne peux rien faire. C’est le tour de Carline mais le téléphone sonne. Une pharmacienne que je connais bien me parle d’Éric. Éric est un patient spécial. Le 10 octobre 1992 à 5h du soir il a été le premier patient à recevoir de ma main une ordonnance de méthadone. J’en avais appris l’usage par l’étude et par Jacques Baudour, ce psychiatre belge abandonné par ses pairs et son université, condamné par la justice, gracié mais jamais réhabilité, parce que dans les années 80 il avait osé soigner les usagers de drogues.Vingt et un ans plus tard Éric n’est toujours pas mort mais on y est presque. Fils de bonne famille, de ces familles qui font penser aux Rougeon-Macquart [5], il jouait enfant dans le parc du château familial, un château en faux gothique de brique et pierre comme aimait se les faire construire les possédants Carolo du début du XXème. Le drame a eu lieu, un assassinat dans la famille. L’usine a périclité. Éric aussi. Quand je l’ai connu, il était noyé d’héroïne. La méthadone l’a ressuscité. Il vivait avec sa mère. Il l’a accompagnée jusqu’au bout du cancer. Et puis il a repris l’héro, histoire d’oublier. Maintenant, il est cadavérique, enfoncé dans la coke, il ne mange plus, ne se chauffe plus, il a menacé ma collègue d’un cutter, erre en rue et vient crier au secours chez cette gentille pharmacienne. Je lui dis que je ne sais rien y faire.
Carline a attendu patiemment. Elle a compris la portée du coup de téléphone. C’est sa vie aussi. Battue à la ceinture toute son enfance, elle a suivi la filière. Nicotine, chit, héro, trottoir, coke, métha, alcool. Elle a 49 ans et elle non plus n’est pas morte. Elle a quitté son précédent généraliste qui lui faisait la morale et voulait tout le temps descendre sa méthadone. J’ai ajusté à ses besoins et depuis chaque fois nous parlons. Elle est toujours habillée tout en noir mais la plupart de ses atours gothiques ont disparu au fil de nos rencontres et elle ne cache plus ses cicatrices d’automutilation. Par contre, pour le père de sa fille, invalide, tombé du toit alors qu’il travaillait en black et qui ramène de l’héro tous les jours à la maison, je ne sais rien faire.
Cette matinée très particulière est assez exceptionnelle. Non seulement par la juxtaposition de cas sévères mais aussi par l’aveu d’impuissance qui ponctue chaque récit. Toutefois la vie d’un médecin de famille ne se réduit pas à la puissance qu’il pourrait avoir de faire ou défaire. C’est bien sûr plus chaleureux et réjouissant de pouvoir faire mais aucune situation n’empêche d’être et chacun de ces patients est venu chercher à ma consultation le droit d’exister quand même, même mourant ou quasi. L’espace de parole et le temps donné et pris révèlent et autorisent la souffrance.
Il est vain de penser qu’en santé mentale un thérapeute puisse faire quelque chose tout seul. Il faut un réseau, des intervenants, des professionnels, des structures et la rage vient de sentir qu’il n’y a rien ou si peu. Les hôpitaux, jamais conçus pour la santé mentale sont débordés de dépendants dont ils ne savent que faire. Les structures d’aide au premier niveau de soin n’existent pas, ou si peu, ni pour les patients ni pour leurs thérapeutes. Nos jeunes entrouvrent les portes de la mort tandis que les professionnels que sont les généralistes et les ‘psy’ peuvent crever d’angoisse et d’impuissance devant ces cas infernaux, personne ne viendra les débriefer.
Mais ces patients-là n’existent pas puisque dans notre pays, ils ne meurent jamais de leur dépendance. Nous n’avons pas, comme au Danemark, de loi qui oblige l’autopsie au moindre soupçon d’usage de drogues comme cause de la mort. Pas vu, pas pris. L’indifférence est permise quand on ne compte pas ses morts. Combien de vieux enfants avons-nous perdu ; morts d’alcool, d’héro, de coke, d’amphé ou en Roche [6] ?
Voilà un vendredi exorcisé par l’écriture. Demain 6 janvier, je commencerai ma quarantième année. Avec l’âge, j’ai appris à me taire quand les patients parlent.
[1] La femme du chimiste qui a découvert le methylphénidate s’appelait Rita et il a donné à sa découverte le nom de Ritaline. Le nom commercial belge est Rilatine® ( Novartis ). Utilisé dans l’hyperactivité et pour mater les enfants pas sages.
[2] Risperdal, nom commercial de la Risperidone® ( Janssen-Cilag ), un antipsychotique, utilisé de plus en plus par les psychiatres pour « calmer » les vieux et les enfants.
[3] Abilify ( Aripiprazole®, Lunbeck ), nom commercial d’un autre antipsychotique dit atypique concurrent du précédent.
[4] Haldol ( haloperidol® ) le père des médicaments antipsychotiques.
[5] Les Rougeon-Macquart, œuvre d’Emile Zola, dépeignant une famille française sous le second Empire.
[6] Roche, nom argotique donné au Rohypnol® ( Flunitrazepam ) une benzodiazépine amnésiante et désinhibante utilisée dans les années 90 comme succédané de l’héroïne.
n° 68 - juillet 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...