Tout au long de leur cycle de vie, les médicaments libèrent des substances dans l’environnement. Présents dans l’eau, les sols et les organismes vivants, ces résidus suscitent l’intérêt croissant des scientifiques et d’organisations internationales. Pourtant, leurs effets à moyen et long terme sur les écosystèmes sont encore largement méconnus.
L’industrie pharmaceutique est l’un des secteurs de l’industrie chimique qui se portent le mieux, avec un taux de croissance annuel estimé à 6,5 % d’ici 2022, d’après le Programme des Nations unies pour l’environnement [1]. Observé depuis plusieurs décennies, le développement de l’économie mondiale du médicament devrait perdurer dans les années à venir en raison de la consommation croissante de produits pharmaceutiques liée à l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, au vieillissement de la population et à l’évolution des pratiques cliniques et des options thérapeutiques [2]. Cette hausse de la consommation n’est pas sans conséquence sur l’environnement. De leur conception à leur élimination, des résidus de produits pharmaceutiques sont rejetés dans l’eau et les sols et contaminent les organismes vivants qui s’y trouvent. Depuis les années 2000, les études de risque se sont multipliées dans ce domaine et ont suscité l’intérêt croissant des scientifiques et d’organisations internationales telles que l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou encore la Commission européenne. Bien que leurs connaissances soient encore parcellaires, les scientifiques ont identifié trois sources principales d’émission de substances pharmaceutiques dans l’environnement : lors de leur production, de leur consommation et de leur élimination.
Alors que la plupart des activités de recherche et développement sont menées dans les pays dits développés tels que les États-Unis, le Japon, l’Allemagne ou la Suisse, la plupart des ingrédients pharmaceutiques actifs sont conçus dans les pays dits émergents, principalement en Amérique centrale, en Amérique du Sud ainsi qu’en Asie. L’essentiel de la pollution liée à la fabrication des médicaments s’observerait donc dans ces régions [3], mais des concentrations très élevées de substances pharmaceutiques ont aussi été détectées dans les rejets d’eaux usées d’usines de production implantées en Israël et aux États-Unis [4].
Au niveau de l’Union européenne (UE), jusqu’il y a peu, la contribution de l’industrie pharmaceutique aux émissions de résidus médicamenteux dans l’environnement était considérée comme négligeable. En 2012, la Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques (EFPIA) estimait que seuls 2 % des rejets dans l’environnement résultaient de leur production [5]. Pourtant, des études plus récentes ont montré que les sites de production de l’UE émettent une pollution environnementale potentiellement élevée, difficilement mesurable en raison de l’absence de surveillance systématique des émissions au cours de la phase de production [6].
La phase de consommation est généralement considérée comme la principale source d’émission de produits pharmaceutiques dans l’environnement, en particulier lorsque les patients éliminent des résidus via les selles et les urines. Des recherches menées sur des médicaments couramment utilisés ont montré qu’entre 30 % et 90 % de la dose administrée par voie orale sont excrétés sous la forme de substances actives dans l’environnement [7]. Dans la majorité des cas, ces résidus sont évacués dans les réseaux d’eaux usées et aboutissent dans des stations d’épuration qui n’ont pas été conçues pour éliminer ce type de substances.
Des quantités non négligeables de médicaments appliqués par voie cutanée, tels que des gels contenant des anti-inflammatoires, peuvent aussi être éliminées dans les eaux usées pendant la douche ou le bain. Enfin, une proportion significative d’émissions de produits pharmaceutiques provient des établissements de soins. Au sein de l’UE, on estime que la proportion de résidus pharmaceutiques éliminés par les hôpitaux s’élève à 10 % du total des émissions urbaines [8].
D’après certaines estimations, la moitié des médicaments vendus au sein de l’UE ne sont pas utilisés. Depuis 2004, la législation européenne impose aux États membres des programmes de reprise des médicaments non utilisés ou périmés. Pourtant, dans la majorité de ces États, 50 % à 90 % de médicaments non utilisés ne sont pas collectés ou rapportés en pharmacie.
La plupart des médicaments non utilisés sont éliminés dans les ordures ménagères et sont ensuite incinérés. À ce jour, les émissions gazeuses résultant de l’incinération des médicaments sont considérées comme négligeables. Cependant, les recherches dans ce domaine sont encore trop parcellaires pour pouvoir les quantifier et déterminer leur impact environnemental [9].
Lorsque les citoyens diluent les médicaments qu’ils n’ont pas consommés dans leur évier ou leurs toilettes, ceux-ci aboutissent dans les réseaux d’eaux usées. Cette élimination inappropriée est une source majeure de pollution. À titre d’exemple, une plaquette de dix comprimés d’une dose de 50 mg de diclofénac – un anti-inflammatoire présent dans de nombreux médicaments – peut polluer jusqu’à 5 millions de litres d’eau [10] !
Si les méthodes d’épuration des eaux usées peuvent éliminer une quantité importante de résidus de médicaments, leur efficacité varie fortement selon le type de substance rejetée, la concentration initiale du produit et la technologie utilisée. La plupart du temps, le traitement des eaux n’aboutit donc qu’à une élimination partielle des substances pharmaceutiques. Par conséquent, en Belgique et ailleurs dans le monde, des traces de médicaments ont été détectées dans les eaux de surface (lacs, rivières, étangs), souterraines et potables. Elles pourraient avoir des conséquences environnementales et sanitaires encore méconnues. À ce propos, les résultats d’une récente étude menée par la Société wallonne des eaux se veulent rassurants : « au robinet du consommateur, la concentration totale pour les 44 résidus de médicaments suivis [dans le cadre de cette étude] est inférieure à 10 ng/l [nanogramme par litre], soit 50 fois moins que la limite autorisée pour les pesticides soumis à des normes dans l’eau potable. Durant sa vie entière, le consommateur ingérera au maximum 76 mg [milligramme] de la totalité des molécules suivies » [11]. Par contre, les eaux de surface qui ne sont pas destinées à la production d’eau potable sont sensiblement plus contaminées par les résidus de médicaments, avec en moyenne onze traces de médicaments détectées à des concentrations supérieures à 100 ng/l dans une quarantaine de cours d’eau wallons et des conséquences probables sur les organismes vivants qui les occupent.
Les médicaments sont des substances qui ont une forte activité biologique, même à de très faibles concentrations. Dès lors, lorsqu’ils sont rejetés dans l’environnement, ils risquent d’interagir avec des organismes auxquels ils n’étaient pas destinés et d’avoir des effets toxiques non intentionnels.
D’après une estimation de l’OCDE, 10 % des produits pharmaceutiques présentent un risque potentiel pour l’environnement [12]. En outre, les médicaments se dégradent très lentement et libèrent des substances actives continuellement jusqu’à leur disparition. Une fois rejetés dans l’environnement, ils y persistent donc longtemps sous la forme de traces qui pourraient avoir des conséquences à moyen et à long terme qui n’ont pas encore été étudiées. À titre d’illustration, il arrive que les poissons mâles exposés à des résidus de pilule contraceptive se féminisent en raison de leurs effets sur le système endocrinien, ce qui affecte la capacité de leur population à se reproduire. Les organismes aquatiques exposés à de faibles concentrations de certains antidépresseurs, antibiotiques, analgésiques ou médicaments anticancéreux sont aussi susceptibles de modifier leur morphologie, leur comportement ou leur reproduction, ce qui compromet parfois leur survie. Il est aussi de plus en plus clair que les rejets d’antibiotiques dans les eaux et les sols contribuent à l’accélération du développement et de la propagation de bactéries et de champignons résistants aux traitements antibiotiques. Enfin, les effets potentiels de la présence combinée de divers résidus pharmaceutiques et autres substances chimiques dans l’environnement sont encore sous-estimés.
Depuis 2004, conformément à la législation européenne, toutes les demandes d’autorisation de mise sur le marché de nouveaux médicaments sont soumises à une évaluation de leurs risques environnementaux. Cette législation a toutefois une portée très limitée, car l’impact environnemental d’un médicament ne constitue pas un critère de refus lors de la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché [13]. En outre, cette législation ne s’applique pas aux médicaments qui avaient déjà reçu une autorisation avant 2004.
Par ailleurs, la Commission européenne a récemment présenté son approche stratégique en réponse aux risques que les rejets de médicaments présentent pour l’environnement [14]. Ce plan d’action prévoit notamment de :
Sensibiliser les patients et promouvoir l’utilisation prudente des médicaments présentant un risque pour l’environnement.
Financer, sous réserve de la disponibilité de fonds suffisants, la recherche et l’innovation afin de soutenir la production de produits pharmaceutiques plus écologiques.
Collecter davantage de données sur les concentrations de produits pharmaceutiques dans l’environnement dans le but d’améliorer les évaluations des risques environnementaux et de mieux cibler les mesures.
Réduire le gaspillage (en optimisant la taille des emballages des médicaments et en prolongeant en toute sécurité leurs dates de péremption) et améliorer la gestion des déchets (en favorisant une élimination appropriée des médicaments non utilisés et en développant des technologies plus pointues dans le traitement des eaux usées).
Au vu de leurs publications récentes sur la présence de substances pharmaceutiques dans l’environnement, il semblerait que les institutions européennes et internationales aient pris la mesure des risques environnementaux qui y sont liés. Bien que les données scientifiques soient encore limitées, les pistes de solution ne manquent pas pour tenter de minimiser les impacts dommageables des médicaments et autres produits pharmaceutiques sur les écosystèmes.
Il reste à savoir si cette prise de conscience sera suivie de mesures plus contraignantes à l’égard du secteur pharmaceutique et si elle s’appuiera sur la sensibilisation et l’implication de tous les autres acteurs concernés par cette problématique que sont les autorités compétentes, les établissements de soins, les professionnels de santé et les patients.
[1] UNEP, Global chemicals outlook II. From legacies to innovative solutions : Implementing the 2030 agenda for sustainable development, synthesis report, 2019.
[2] OCDE, Panorama de la santé 2019 : Les indicateurs de l’OCDE.
[3] BIO Intelligence Service, Study on the environmental risks of medicinal products. Final report prepared for Executive Agency for Health and Consumers, 2013.
[4] OCDE, Pharmaceutical residues in freshwater : Hazards and policy responses, 2019.
[5] BIO Intelligence Service, Study on the environmental risks of medicinal products. Final report prepared for Executive Agency for Health and Consumers, 2013.
[6] Commission européenne, Options for a strategic approach to pharmaceuticals in the environment, nal report, 2019.
[7] Commission européenne, Options for a strategic approach to pharmaceuticals in the environment, final report, 2019.
[8] BIO Intelligence Service, Study on the environmental risks of medicinal products. Final report prepared for Executive Agency for Health and Consumers, 2013.
[9] BIO Intelligence Service, Study on the environmental risks of medicinal products. Final report prepared for Executive Agency for Health and Consumers, 2013.
[10] BIO Intelligence Service, Study on the environmental risks of medicinal products. Final report prepared for Executive Agency for Health and Consumers, 2013.
[11] Société wallonne des eaux, Des médicaments dans les eaux wallonnes ? Une vaste étude menée par le laboratoire de la SWDE, 2017.
[12] OCDE, Pharmaceutical residues in freshwater : Hazards and policy responses, 2019.
[13] Académie nationale de pharmacie, Médicaments et environnement, 2019.
[14] Commission européenne, Approche stratégique de l’Union européenne concernant les produits pharmaceutiques dans l’environnement, 2019.
n°91 - juin 2020
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...