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Quelle éducation nutritionnelle à l’école ?


avril 2006, Jourdan Didier

professeur, Institut universitaire de formation des maîtres d’Auvergne, Clermont- Ferrand.

L’éducation nutritionnelle en milieu scolaire vise à permettre à l’enfant ou au jeune d’acquérir des compétences pour prendre en main sa propre santé. Pour Didier Jourdan, elle doit être prioritairement dispensée par les enseignants eux-mêmes, soutenus par les infirmières et les médecins scolaires ainsi que par les partenaires de l’école dans le domaine de la santé. De plus, elle ne peut prendre tout son sens qu’insérée dans une démarche globale d’éducation à la santé.

Didier Jourdan se base sur la situation en France qui diffère par certains aspects de la situation belge. Cela n’altère en rien la validité générale de sa réflexion.

L’éducation nutritionnelle d’une personne se développe au sein de différents milieux, d’abord et surtout familial mais aussi associatif, sportif ou scolaire, sans oublier la contribution des médias, notamment la télévision. L’éducation nutritionnelle en milieu scolaire se doit donc non d’être pensée seule, mais en articulation avec ce qui est dispensé dans les autres lieux de vie et de développement de l’enfant ou de l’adolescent.

Le milieu scolaire : des « règles du jeu » spécifiques

Le système éducatif français présente des caractéristiques telles qu’il n’est pas possible de mettre en place n’importe quelle démarche d’éducation nutritionnelle à l’école. Quand bien même les données épidémiologiques, en particulier celles relatives à l’augmentation de la part de la population en situation de surpoids ou d’obésité, seraient-elles alarmantes, toute intervention ne peut que respecter la « règle du jeu de l’école », tenir compte à la fois des missions assignées à notre système éducatif et des valeurs qui le fondent. Ces « règles du jeu », au premier rang desquelles la distinction entre sphère privée et sphère publique, constituent le contrat entre l’école et la nation.

Soyons clairs, l’éducation nutritionnelle est d’abord familiale, elle prend place au coeur du « donné » social et culturel transmis par les parents à leur enfant. Force est de constater que ce qui est transmis diffère significativement d’une famille à l’autre et relève bien évidem ment du domaine privé. Le rôle de l’école ne peut donc être en aucune manière de proposer une vision univoque de la nutrition, de transmettre une approche unique du « bien manger » [1]. Son registre est bien celui du « public », c’est-à-dire de ce qui concerne le « vivre ensemble » de la communauté humaine que nous formons ici et maintenant. Il n’existe pas une seule bonne façon universellement reconnue de se nourrir, d’envisager son rapport aux aliments ou à l’acte social que constitue le fait de prendre part à un repas. Ainsi lorsqu’il s’agit d’élaborer un discours destiné aux élèves, la réflexion doit-elle porter sur la référence à des données scientifiques pertinentes mais aussi sur la question des limites du champ d’intervention scolaire. À défaut d’une telle réflexion, le risque est grand d’être contre-productif. Ce ne sont pas les enfants qui préparent les repas et, si notre discours est perçu comme une stigmatisation de modes d’alimentation familiaux jugés peu adaptés, l’enfant est mis en situation d’injonction paradoxale, c’est-à-dire coincé entre le marteau (scolaire) et l’enclume (fami liale).

Donner les moyens de faire des choix éclairés et responsables

L’enjeu pour tous les acteurs de l’éducation nutritionnelle en milieu scolaire est donc d’articuler des objectifs de santé publique généraux à la mission de l’école. La circulaire n° 98-237 du 24 novembre 1998, précise qu’« à l’opposé d’un conditionnement, l’éducation à la santé vise à aider chaque jeune à s’approprier progressivement les moyens d’opérer des choix, d’adopter des comportements responsables, pour lui-même comme vis-à-vis d’autrui et de l’environnement. Elle permet aussi de préparer les jeunes à exercer leur citoyenneté avec responsabilité, dans une société où les questions de santé constituent une préoccupation majeure. Ni simple discours sur la santé, ni seulement apport d’informations, elle a pour objectif le développement de compétences ».

Ces éléments permettent de situer la légitimité de l’éducation nutritionnelle non pas en référence aux problèmes de santé mais en termes de construction de compétences visant à permettre à la personne de faire des choix éclairés et responsables. Prenons l’exemple de régimes alimentaires qui laissent une large place à la consommation de sodas, et le grignotage de produits riches en sucres simples. Se nourrir de cette façon est légal dans notre pays, boire des sodas en mangeant des barres chocolatées relève de la liberté individuelle. S’il est légitime que l’école délivre une éducation dans ce domaine, ce n’est pas au titre d’un interdit légal (comme c’est le cas pour les drogues illicites par exemple) mais au nom d’une idée de l’homme et du citoyen. Il s’agit de donner les moyens à la personne de prendre soin d’elle-même, d’exercer sa responsabilité envers sa propre santé. Pour cela, c’est bien la capacité à choisir ses modes d’alimentation qui est en jeu.

Pour qu’un tel choix soit possible, il est nécessaire d’avoir la maîtrise de connaissances : connaissances de soi et de ses besoins, connaissances nutritionnelles, etc. Mais ce n’est pas suffisant, il est indispensable d’être en capacité de choisir, de mettre à distance la pression des stéréotypes ou de la publicité. C’est bien le rôle de l’école que de mettre en oeuvre des activités qui visent à donner des connaissances scientifiques, développer l’estime de soi ou la capacité à résister à l’emprise des médias, des pairs par exemple - permettant aux élèves de s’approprier les moyens de construire leur propre liberté au coeur de la cité comme personne et comme citoyen… c’est-à-dire d’éduquer à la citoyenneté.

De nombreux programmes d’éducation nutritionnelle développés en milieu scolaire sont pertinents au plan pédagogique, ils permettent aux élèves de s’approprier des savoirs et des savoir-faire relatifs à l’équilibre alimentaire. Néanmoins, ils ne laissent que peu ou pas de place au développement des compétences sociales à défaut desquelles il est difficile d’acquérir le moindre pouvoir sur sa propre santé. Ainsi, ces approches gagneraient-elles à être intégrées à un projet éducatif plus vaste incluant notamment : 1) un travail sur l’image de soi, la perception du corps, l’estime de soi tant on connaît le lien entre trouble du comportement alimentaire et construction de l’image de soi ! - ; et 2) des activités visant à développer un regard critique vis-à-vis des stéréotypes médiatiques de la minceur extrême, des publicités relatives aux produits alimentaires...

Un travail éducatif concernant tous les membres de la communauté éducative

S’il est de nombreuses structures qui contribuent à son éducation, l’enfant (comme fille ou fils, élève, membre d’une association sportive ou culturelle, etc.) est unique. La question de la cohérence entre toutes les contributions à son éducation ne peut être éludée. Cette question se pose tant au sein de l’établissement scolaire (par exemple entre ce qui est proposé dans le cadre de la restauration et ce qui est prôné en cours) qu’entre l’établissement et ses partenaires. Les textes appellent à une telle prise en compte de l’éducation à la santé au coeur du projet éducatif : « L’éducation à la santé prend appui sur la transmission de savoirs et de connaissances et passe par l’organisation du cadre de vie à l’école et des activités éducatives ». En effet, au-delà des activités spécifiquement centrées sur la nutrition, l’éducation à la santé ne peut prendre tout son sens que dans la mesure où elle s’insère dans une démarche plus vaste de promotion de la santé au sein de l’école, du collège ou du lycée. Hors d’un réel investissement en matière de vie collective dans l’établissement, d’accueil des élèves, de relation aux parents et aux partenaires, de présence de services sociaux et de santé, d’adaptation de la restauration scolaire, les activités pédagogiques en éducation nutritionnelle risquent de sonner bien faux aux oreilles des enfants et des adolescents !

Néanmoins, il n’est pas facile d’entrer dans une telle dynamique tant les obstacles sont nombreux. Pour autant, jusqu’à quand va-t-on continuer à mettre en oeuvre des interventions exclusivement basées sur les savoirs diététiques par des « spécialistes » extérieurs à l’école sous le prétexte qu’elles sont les moins coûteuses, les plus faciles à évaluer et que l’école n’est pas immédiatement capable de développer des projets d’éducation à la santé ? L’enjeu est celui de la mobilisation de tous, d’un cheminement collectif respectueux des différents acteurs. Il n’est en fait pas d’autre alternative crédible, les données issues de la bibliographie montrant clairement la faible efficacité, voire l’inefficacité, des interventions ponctuelles.

Une nécessaire formalisation des projets

Si l’on veut que l’éducation nutritionnelle ne soit plus seulement le fruit de l’action militante de quelques-uns, il est indispensable que la politique éducative dans le domaine de la santé soit contractualisée, c’est-à-dire qu’elle fasse l’objet d’un document de référence décrivant les objectifs du travail et précisant le rôle de chacun des acteurs. Le projet d’établissement pour le second degré, ou d’école pour le premier, peut constituer le lieu de l’expression de cette politique. De plus, depuis le début des années quatre-vingt-dix, les établissements et les bassins de formation disposent d’un autre outil, le comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté, dont la finalité est explicitement de fédérer les actions de prévention, de mobiliser les acteurs de la communauté éducative et de renforcer les partenariats [2].

Le rôle spécifique des enseignants

Si l’éducation à la santé concerne tous les acteurs de la communauté éducative, chacun n’a pas pour autant le même rôle. Comme le souligne le rapport des inspections générales, c’est sur l’équipe éducative, et en particulier les enseignants dans le cadre de leurs cours, que doit s’appuyer le dispositif d’éducation à la santé et non sur une intervention directe de « spécialistes » extérieurs. Il ne s’agit évidemment pas d’appeler à bannir les interventions mais plutôt de souligner qu’elles ne peuvent constituer le coeur du projet. De par leurs missions et leurs compétences éducatives, ce sont les enseignants qui sont appelés à mettre en oeuvre, dans leurs classes, l’éducation nutritionnelle. Cependant, du fait de la complexité des questions scientifiques et éthiques posées, ils doivent être conseillés et soutenus par des professionnels de santé. La présence, aux côtés des enseignants, au sein même des établissements des professionnels de santé que sont les médecins et les infirmiers de l’Éducation nationale est le gage d’un partenariat réel qui a fait ses preuves.

Promouvoir le développement de l’éducation nutritionnelle ne peut passer par la multiplication des interventions par des partenaires extérieurs car il n’est pas réaliste d’imaginer que cela soit possible dans les 70.000 écoles, collèges et lycées que compte notre pays. La seule voie crédible consiste à s’appuyer sur les 894.000 enseignants du primaire et du secondaire, de leur permettre de devenir eux- mêmes acteurs. Le rôle des spécialistes de la nutrition issus du monde de la santé est ici déterminant. Ces derniers sont experts, conseil- lers au service du projet pour lequel les actions éducatives seront essentiellement le fait des parents et des enseignants. Dans bien des cas, ils sont à l’origine de la mobilisation collective et contribuent à l’accompagnement du projet à long terme.

Il est indéniable que dans ce domaine aussi les obstacles sont nombreux : manque de formation des partenaires au conseil méthodologique, connaissance insuffisante du système éducatif, associations financées sur la base des interventions auprès des élèves… Seule une mobilisation convergeant vers la construction de réseaux durables de professionnels compétents au service des projets des établissements peut permettre de les dépasser.

L’école primaire, lieu privilégié d’éducation nutritionnelle

L’approche de l’éducation nutritionnelle est bien évidemment différente selon l’âge des enfants, néanmoins il importe de s’interroger sur les niveaux les plus pertinents. En effet, même si l’accent est mis sur l’éducation à la santé dans les programmes de l’école primaire, l’idée selon laquelle c’est à ce niveau que la prévention est le plus efficace est encore peu partagée. Dans notre pays, les interventions dans le second degré sont souvent privilégiées. Elles interviennent à un moment de la vie des individus où ceux-ci sont fortement polarisés sur l’intégration au groupe des pairs et sont le plus sujet au rejet des messages préventifs. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faille pas conduire des actions en direction des collégiens et des lycéens mais simplement d’inviter à ne pas négliger l’intérêt d’un travail auprès d’enfants plus jeunes. Les enseignants du primaire (maternelle et élémentaire) ayant en charge l’intégralité des domaines de l’éducation scolaire de l’enfant, il est plus facile pour eux de prendre en compte la santé de l’enfant dans sa globalité. Des programmes visant à leur fournir des outils et à accompagner les projets prennent aisément leur place dans les écoles. Ces spécificités font de l’école primaire un lieu privilégié mais non unique de l’éducation nutritionnelle. Les programmes d’éducation nutritionnelle peuvent d’ores et déjà s’appuyer sur les pratiques actuelles des enseignants : une étude récente montre que plus de 80 % des élèves de cycle 3 (CE2, CM1, CM2) déclarent avoir eu des informations relatives à l’alimentation en classe au cours de l’année scolaire.

L’éducation nutritionnelle est bien l’affaire de tous, la mobilisation des acteurs et l’articulation cohérente des interventions constituent des enjeux décisifs. En ce qui concerne le système éducatif, deux grands défis sont à relever. Le premier consiste à permettre à tous les enseignants d’identifier la nature de leur participation à l’éducation à la santé des élèves et à leur donner les moyens d’une contribution adaptée. Plusieurs Instituts universitaires de formation des maîtres [3] y travaillent depuis de nombreuses années et proposent des formations pertinentes [4]. Pour autant, bien du chemin reste à parcourir dans ce domaine et il est indispensable que les initiatives, souvent fragiles, soient fermement soutenues. En ce qui concerne la formation initiale, l’enjeu est d’autant plus considérable que près de la moitié du corps enseignant sera renouvelé d’ici à 2012.

Le second défi concerne les partenaires de l’école issus du milieu associatif, du monde de l’assurance maladie, des services de l’État ou des collectivités locales. Il s’agit ici de permettre l’émergence en nombre suffisant d’experts, de conseillers techniques au service des projets, compétents à la fois dans les domaines de la santé publique et de l’éducation, dotés d’une réelle connaissance de l’institution scolaire et de ses acteurs. De telles personnes ressources sont d’ores et déjà présentes sur le terrain et effectuent un travail considérable, elles restent néanmoins insuffisamment reconnues et trop peu nombreuses. .

Extrait de la revue la Santé de l’homme n°374 de novembre 2004.

[1Dans son chapitre principes, le Programme national nutrition santé (PNNS) insiste sur le fait que le choix alimentaire relève de la liberté individuelle et que l’acte alimentaire a une forte charge culturelle, sociale, affective. Ces deux éléments sont très importants mais il convient aussi de rappeler que tout acte d’éducation est nécessairement normatif : il n’est pas d’éducation sans « visée ». Si bien que la question n’est aucunement de choisir entre transmettre un mode d’emploi définitif et universel du « bien manger » et s’abstenir d’intervenir sous prétexte de respect des différences culturelles ou familiales ! Il s’agit de mettre en perspective des choix éducatifs en référence à la mission de l’école, d’articuler apprentissage des règles du « vivre ensemble » et respect des spécificités individuelles, c’est-à-dire éduquer à la liberté…

[2CESC : Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté, circulaire 98-108 du 1er juillet 1998.

[3Structures ayant pour mission la formation initiale et continue des enseignants des premier et second degrés.

[4On trouvera des exemples précis dans l’ouvrage suivant : Jourdan D. (sous la dir.). La formation des acteurs de l’éducation à la santé en milieu scolaire. Presses universitaires du Sud, 2004.

Cet article est paru dans la revue:

n° 36 - avril 2006

Alimentation et santé

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