Notre cahier explore deux hypothèses : la première : la démocratie locale constitue un cadre pour réhabiliter la démocratie représentative à travers le rétablissement de la complémentarité entre démocratie directe (ou semi-directe, participative) et démocratie représentative. Ou, en d’autres termes, c’est la parole, c’est l’action des citoyens, déployée dans son milieu proche et à l’intérieur d’un processus démocratique, qui peut et doit orienter, soutenir, potentialiser et légitimer le champ de l’action publique, le champ du politique. Nous nous demanderons aussi, au travers de réflexions théoriques et de l’examen de réalisations concrètes, à quelles conditions cette hypothèse peut se réaliser.
Nous proposons d’analyser cette question de l’enjeu démocratique à travers la grille de lecture santé (selon sa définition de l’Organisation mondiale de la santé : « … état de complet bien-être physique, mental et social, et pas seulement en une absence de maladie... ») non seulement parce que c’est le mode de lecture « naturel » pour le mouvement des maisons médicales, mais aussi, c’est notre deuxième hypothèse, parce que les questions de santé s’ancrent dans le quotidien et dans le milieu de vie des citoyens dont l’échelon communal constitue le niveau de pouvoir public le plus proche.
En maison médicale, les questions de santé débouchent inéluctablement sur celles de la citoyenneté, de l’autonomie et du lien social. La réappropriation de sa propre vie et des modalités du vivre ensemble prennent alors une dimension politique.
A la maison médicale Antenne Tournesol, dans la commune de Jette, nous travaillons sur différents projets.
D’une part, nous développons des actions de prévention et d’éducation à la santé, certaines à la maison médicale (journal, séances d’informations, animations...), d’autres en collaboration avec des associations locales ou dans le cadre d’un programme communal ou régional. Ces actions clés sur porte d’éducation à la santé - dont le but est de dire aux gens ce qu’ils doivent faire pour manger mieux, arrêter de fumer, ne pas avoir de comportements à risque en matière de maladies sexuellement transmissibles - ne nous motivent pas énormément à cause du manque d’effet qualitatif et quantitatif sur notre patientèle. Les patients ne viennent pas nombreux à ce type d’action, ils n’en ressortent pas plus épanouis ou motivés par rapport aux thèmes abordés. Ces projets laissent peu de place à l’autonomie des personnes et au respect des ambivalences. Et si on ne laisse pas la personne poser des choix pour sa santé, quelle place lui laissera-t-on alors pour donner son avis, participer à la vie commune, en tant que citoyen ?
D’autre part, nous développons des actions qui visent la création de lien social, le bien-être ensemble, la rupture de l’isolement, la remise en mouvement : groupe marche, animations pour les enfants, sorties culturelles, participation au réseau d’échanges de savoirs (RES), fête de la maison médicale, groupe basé sur le renforcement mutuel... A travers cela, nous essayons de valoriser les talents de chacun et de faire place pour les participants, de reconnaître leur pouvoir d’action sur leur vie et sur la vie commune, leur pouvoir à créer de nouveaux modes de vivre ensemble. C’est en considérant la santé comme un concept global, incluant ses déterminants non médicaux, que nous avons le plus l’impression d’améliorer la santé physique et mentale des participants. L’expérience montre que lorsque les participants ont le sentiment de pouvoir influer sur leur quotidien, ou au moins y réfléchir (participer à des projets, sortir de chez soi, prendre la parole en groupe, discuter avec d’autres personnes qui vivent les mêmes choses ou des choses différentes...), ils mettent en place eux-mêmes ce qui leur est nécessaire pour aller mieux. Ce type de projets leur sert de tremplin. La plupart de ces actions ne remonteront pas jusqu’à un niveau politique, mais elles rendent aux participants leur place de citoyens face au néolibéralisme et à ses effets dans tous les domaines de la vie.
Certaines de nos actions ou projets dépassent ce stade pour devenir de véritables lieux d’expérimentation de la démocratie locale. Ainsi, les membres de l’équipe d’animation du réseau d’échange des savoirs (RES) se questionnent sur les objectifs de celui-ci, prennent position dans des débats, y compris dans les relations avec le politique communal. Face aux questions de la commune, du responsable de ’l’Agenda 21’ local ou des autres réseaux d’échanges de savoirs, l’équipe a réalisé qu’un réseau d’échanges de savoirs peut être plus qu’un passe-temps et constitue un véritable engagement citoyen. Un réseau d’échanges de savoirs participe à créer une nouvelle société qui met les personnes au centre et refuse la marchandisation des rapports humains. L’équipe souhaite développer cette dimension, mais nous n’y serions jamais arrivés sans prendre en compte les conditions qui me semblent vitales :
• le temps : un projet doit mûrir, changer, évoluer (et parfois mourir de sa belle mort) avant que les personnes puissent s’y identifier, le ressentir comme le leur ! ;
• il faut que le travailleur n’ait pas toujours un pas d’avance sur les participants (c’est l’une des choses les plus difficiles pour moi, mais si je suis toujours devant, comment l’équipe pourrait-elle changer de direction ?) ;
• de l’énergie et des forces vives : il faut être toujours en mouvement pour motiver les participants. Aujourd’hui, c’est l’équipe d’animation qui gère la plupart des actions du RES, cependant ils apprécient que je sois là en seconde ligne.
Notre collaboration avec l’échevinat du Développement durable et des Affaires sociales est à ce sujet une très belle expérience. La commune a décidé de monter une plate-forme associative visant à promouvoir le mieux-vivre ensemble. La convivialité du projet a permis à chacun (petite associations, groupements citoyens amis mais aussi associations très organisées comme les centres culturels et nous) de se sentir à sa place, de participer à la mesure de ses moyens. A travers cette démarche, le politique s’est montré attentif à nos demandes et à nos positions qu’il soutient au niveau de l’administration communale. L’administration communale est un gros animal, très lent et compliqué à faire bouger, mais quand on a des personnes de contact à l’intérieur, c’est beaucoup mieux. Et aujourd’hui, nous en avons plusieurs grâce aux collaborations « mieux vivre ensemble » et « contrat de quartier ». Ce qui est intéressant dans les rencontres de la plateforme, c’est que c’est le pouvoir communal qui a mis en place un cadre permettant une démocratie locale réelle. Chacun peut être entendu, est encouragé à prendre des initiatives et des responsabilités. Les projets ont aussi été pensés afin d’être accessibles à tous : activités tous publics, accessibilité financière... Ce type d’action rend confiance aux participants dans le monde politique et incite ainsi à donner son avis avec le sentiment qu’il sera en partie entendu.
De par mon engagement citoyen et professionnel, je ressens combien le néolibéralisme a des effets importants sur la démocratie au sens de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». En effet, les causes des problèmes concrets des gens (précarité, emploi, environnement, travail décent…) semblent terriblement lointaines et inaccessibles. On parle de multinationales, d’Europe, de réchauffement climatique… D’où un sentiment chez la plupart des personnes de ne rien pouvoir faire et même que le monde politique ne peut plus rien faire face aux marchés financiers.
Si je partage ce sentiment que les problèmes sont trop gros pour moi, je reste persuadée qu’il faut développer DES contre-pouvoirs. Aujourd’hui, la société civile a un rôle immense à jouer en tant que lien entre politique et citoyen. On n’est plus au temps de l’engagement politique, la plupart des gens ne se reconnaissent pas dans un parti. Le monde politique, et un conseil communal en est un bel exemple, tourne sur lui-même, prend des décisions, a son propre vocabulaire… Il faut avoir une réelle volonté de s’investir et une conviction profonde que cela sert à quelque chose pour dépasser tout cela (et donc pouvoir s’appuyer sur des savoirs ou des expériences positives).
L’investissement dans une association ou dans un mouvement citoyen parait souvent plus juste, plus « efficace » ou plus direct. Si la société civile et le monde associatif deviennent des interlocuteurs entendus mais aussi sollicités par le monde politique, c’est ensemble que ces structures deviennent des contre-pouvoirs au marché. Je parle ici du monde associatif et des citoyens mais il existe beaucoup d’autres structures qui ont un rôle à jouer dans les choix politiques, les mutuelles par exemple, dans le domaine de la santé des citoyens. Quelle place, quelle importance donnent-elles à la question de renouveau démocratique ?
Par rapport à ce sentiment de distance entre le citoyen et les causes et solutions des problèmes qu’il vit, la santé reste très proche, ses causes et ses solutions sont plus concrètes et visibles, ce qui en fait une porte d’entrée idéale pour contribuer à un intérêt et un investissement démocratiques.
Les actions, notamment d’éducation permanente, menées dans les maisons médicales permettent aux citoyens de réfléchir sur la société dans laquelle ils vivent, d’en critiquer certains aspects mais aussi de créer de nouveaux modes de fonctionnement à l’échelle locale. Certaines de ces actions remonteront jusqu’à un niveau politique (communal, régional…) via des interpellations de citoyens ou de travailleurs de terrain. Mais il ne faut pas faire reposer tout ce travail (en termes de temps, de formation…) uniquement sur les citoyens et travailleurs de terrain, d’autres structures (comme la Fédération des maisons médicales ou les mutuelles) doivent faire un travail de synthèse, prendre de la distance et confronter le travail de terrain avec des analyses macro.
Je me pose aussi la question « en-dehors des maisons médicales, a-t-on une même vision de la santé ? », une vision de la santé comme globale et tenant compte de ses déterminants non médicaux, une vision du système de soins - mais aussi de la société - comme émancipateur, agissant pour l’autonomie des personnes, socle essentiel d’un renouveau démocratique. Cette vision est-elle partagée ? Prenons une structure comme l’ONE qui, d’après moi (et malgré plein d’actions utiles et de travailleurs compétents) délivre souvent des messages formatés à toute personne sans entendre les spécificités de chacun. Cette structure ne reconnait pas le droit aux personnes d’être maîtres de leur santé, elle ne met pas en place les leviers nécessaires à l’émergence d’une citoyenneté active (mais ce n’est peut-être pas son but !).
Je voudrais terminer en reprenant quelques freins et leviers face à la volonté de développer la démocratie dans les actions menées en maison médicale. Comme frein, j’identifierais la volonté d’aller toujours plus loin, de toujours vouloir plus d’engagement, de réflexion... Le message qui passe alors est que ce que disent ou font les gens n’est jamais assez bon. Il n’y a rien de moins motivant ! Reconnaissons chaque pas, chaque rencontre comme un but et comme une réussite !
Les leviers sont la conviction profonde de la globalité d’une personne et de son unicité, une vision émancipatrice et la conviction que seule la personne pourra faire des changements dans sa vie. Sans ces trois éléments, je ne pense pas que l’on donne au patient le « droit » de dépasser le cadre strict de la santé et de la hiérarchie « soignant-soigné ».
Reconnaître mes limites de travailleur et savoir qu’il ne faut pas forcément toujours être dans la participation, la démocratie. Savoir prendre du plaisir à nos projets et être avec les participants sans arrière-pensées « éducation permanente ». Créer une société plus juste et plus agréable à vivre, oui ! Mais la créer dans le plaisir de la rencontre et le respect de chacun.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...