Notre modèle de soins de santé s’essouffle et ne parvient plus à améliorer la santé malgré des investissements de plus en plus importants. Pourtant nous continuons de l’exporter vers les pays pauvres, où il ne semble pas plus efficient qu’ici. Des pays pauvres où se mettent en place d’autres réponses aux défis de la santé. Des réponses dont nous pourrions nous inspirer…
Un livre récent Turning the World Upside Down. The Search for Global Health In The 21st Century mérite un peu de publicité. Son auteur, Crisp Nigel [1], fut directeur du National Health Service (NHS) anglais, la plus grande organisation au monde, rappelle-t-il, après l’armée chinoise, les cheminots indiens et la chaîne commerciale américaine Wal-Mart. Il avance que chacune de ces organisations en dit beaucoup sur son pays.
Il a ensuite visité de nombreux systèmes de santé de par le monde ce qui l’a amené à cette interrogation : les pays riches importent de nombreux travailleurs de santé des pays pauvres et les pays pauvres importent les idéologies de la santé des pays riches. Que ce passerait-il si on inversait cet échange injuste ? Deux idées fortes guident ce livre : les pays riches peuvent apprendre beaucoup des pays pauvres sur la santé et les services de santé et la collaboration entre pays riches et pauvres donnerait pour tous de nouvelles pistes d’amélioration de la santé.
L’hypertrophie de nos systèmes de santé, tout comme l’aide au développement ne sont-ils pas une part du problème plutôt que des solutions ? Il est probable que nous serons plus pauvres à l’avenir et il est temps de développer la promotion de la santé. L’heure est venue de changer de paradigme.
Au niveau mondial, ceux qui ont les plus grands besoins de soins en reçoivent le moins. Malgré les efforts de ces dernières années, il y a peu de progrès en santé dans les pays les plus pauvres. L’Afrique sub-saharienne, qui compte 10 % de la population mondiale enregistre un quart du poids mondial des maladies (burden of diseases), dispose de 3 % du personnel de santé et de 1 % des dépenses de santé mondiales. En comparaison, l’Amérique du Nord compte 5 % de la population mondiale, 3 % du poids des maladies, 30 % du personnel de santé et 25 % des dépenses de santé de la planète.
500.000 femmes, chaque année, meurent pour cause de grossesse. En 2002, en Ethiopie, seulement 6 % des futures mamans ont vu un soignant formé à leur côté au moment de l’accouchement. La mortalité maternelle est un des indicateurs qui ne progressent guère. Cet indicateur est un très bon reflet de l’ensemble d’un système de santé car il dépend de la qualité de l’ensemble des niveaux soins, de la communauté jusqu’à l’hôpital spécialisé. C’est un des plus inégalitaires dans le monde. En Grande-Bretagne, le risque de mourir à chaque grossesse est de 1 sur 15000. Il était de 1 sur 150 en 1930, comme au Soudan aujourd’hui.
Mais ne souhaitons pas au Tiers- Monde notre système de santé. La médecine scientifique occidentale a été très puissante pour lutter contre de nombreuses maladies, particulièrement les maladies infectieuses, mais ne semble plus capable d’améliorer beaucoup notre santé, surtout face aux maladies de société et dues au mode de vie. L’espérance de vie a augmenté en Grande-Bretagne de 30 ans au cours du dernier siècle, soit en moyenne de 8 heures chaque jour ! Cependant, l’explosion des coûts de ces dernières années n’entraîne que des bénéfices marginaux, entre autres parce que les problèmes de santé ne sont plus les mêmes et qu’ils nécessitent une autre approche, avec plus de services hors de l’hôpital, plus d’implication du patient et de son entourage, plus d’intégration avec les autres dimensions comme l’éducation, les conditions de travail, les activités de loisir.
Les soins de santé sont de plus en plus chers. Pour chaque hausse de 1 % du produit national brut, il y a une hausse des soins de santé de 1.1 %. Dans le Massachusetts, un travailleur sur 7 travaille dans le domaine des soins de santé, qui représentent plus de 20 % de l’économie. Des lobbies puissants n’agissent pas nécessairement dans l’intérêt du patient. Cette explosion des coûts ne va pas dans le sens de plus d’autonomie du patient et d’une meilleure communication entre le système de soins et le patient. Les maladies sont de plus en plus induites par l’organisation de la société et les comportements. Elles sont de plus en plus chroniques, nécessitant la participation du patient. Par exemple, un patient qui a le diabète, consacre cent fois plus de temps à se soigner que le médecin.
Les organisations internationales d’aide ont été créées par les pays riches et agissent selon leurs idéologies propres : est-ce un hasard si en gros, le statu quo se maintient ? Les ministères des pays pauvres doivent collaborer avec des dizaines d’agences internationales et organisations d’aide qui ont chacune leurs agendas, leurs critères, leurs formats de rapports. Un consultant international coûte 200.000 dollars par an. L’aide se fait souvent de façon verticale et quelques organisations prennent la plus grosse part du gâteau : le Fond global pour le SIDA, la tuberculose, la malaria, Le GAVI (Global Action on Vaccination and Immunisation), le PEPFAR (US President’s Emergency Plan for AIDS Relief). En 2006, en Zambie, le budget du PEPFAR était plus important que tout l’ensemble du budget national des soins de santé. Ces approches verticales donnent des résultats en termes de vies sauvées, mais ont un impact étroit et déstabilisent les systèmes de santé. Depuis peu, on tend cependant à souligner l’importance de redonner le leadership aux pays bénéficiaires de l’aide (entre autres la Déclaration de Paris en 2005). Les organisations d’aide devraient rendre des comptes aux bénéficiaires autant qu’aux donateurs. Le développement des pays est infiniment plus important que l’aide, source de dépendance, de gaspillage et de bureaucratie.
M. Crisp note plusieurs éléments favorables : la place importante que la santé occupe depuis peu dans les agendas politiques (il est de plus en plus reconnu que l’accès à des soins de santé de base est un droit élémentaire pour chacun) ; l’amélioration des indicateurs de santé dans certains pays malgré des revenus relativement faibles (Cuba, Costa Rica, l’Etat indien du Kerala, le Sri- Lanka) ; la relative démocratisation en Afrique (seulement 3 chefs d’Etat y ont quitté volontairement le pouvoir entre 1960 et 1992 ; ils ont été 40 à le faire depuis 1992).
Il voit trois niveaux d’action qu’il développe : les soins de santé, la lutte contre la pauvreté, les changements de société. Il y a eu quelques améliorations au niveau du premier point, mais beaucoup moins au niveau du deuxième et encore moins au niveau du troisième point. Il ne s’agit pas de rendre le jeu plus équitable, mais de vraiment changer les règles du jeu et d’induire un changement culturel et idéologique.
On peut apprendre des pays pauvres l’importance de la communauté, du mode de vie, de la culture, des facteurs de société et comportementaux. Le personnel des pays pauvres est loin d’être pauvre en connaissance. Demandant au fondateur du Bangladesh Rural Action Commitee (BRAC), une organisation non gouvernementale remarquable, ce qu’il faudrait faire pour diminuer les morts maternelles, l’auteur reçut cette réponse : « empower the women » (émanciper les femmes). Une étude a montré la meilleure évolution à long terme des schizophrènes dans les pays pauvres, expliquée par une participation plus importante de la communauté. L’auteur présente l’exemple de Jimma dans le sud de l’Ethiopie. Alors que la faculté de médecine d’Addis-Abeba avait adopté le curriculum américain, rendant les médecins formés plus à l’aise dans le système américain que dans leur propre pays, l’université de Jimma organise une formation totalement basée sur la communauté : tout au cours de leur formation, les étudiants en médecine comme ceux des autres domaines de formation sont en contact avec les communautés locales et apprennent leur métier sur le terrain plutôt que dans des auditoires. Alors qu’Addis-Abeba formait des candidats à l’émigration (on m’a dit qu’il y avait plus de médecins éthiopiens dans l’Etat de Washington que dans toute l’Ethiopie), l’université de Jimma forme des médecins adéquats pour leur communauté.
Le Tiers-Monde nous apprend l’importance d’adapter la formation aux besoins locaux : les techniciens de chirurgie au Mozambique ont réalisé plus de 90 % des césariennes en 2007, des agents de santé en Ouganda sont formés pour corriger chirurgicalement le trachome et même la cataracte. L’Ethiopie tente depuis quelques années de mettre sur pied un système basé sur la santé plutôt que la maladie, tout en gérant au mieux les ressources disponibles, entre autres via la formation de deux agents de santé dans chaque commune du pays. Et puis la subsidiarité et l’échelonnement, l’importance de connaître la communauté que l’on soigne. « Si vous voulez aider une communauté à améliorer sa santé, vous devez d’abord apprendre à penser comme les membres de cette communauté » disait Benjamin David Paul, le père de l’anthropologie médicale américaine en 1955.
M. Crisp propose des pistes pour développer des partenariats avec des échanges de savoirs, de privilégier l’émancipation, l’empowerment des patients et des peuples. La santé s’améliorera d’autant plus qu’elle est prise en charge par les gens plutôt qu’en mettant plus d’argent dans la technologie qui augmente la dépendance à l’expert. C’est ce qu’on appelle l’approche centrée sur le patient. Il parle de co-développement plutôt que d’aide.
Les pays pauvres pourront peut-être construire plus facilement un système de santé centré sur le patient que les pays riches où il faudra bousculer des inerties et des groupes de pression puissants.
Il faudra revoir l’éducation : je me souviens aussi d’avoir étudié tous les os du squelette, sans recevoir la moindre information dans le domaine de la diététique, des inégalités en santé ou sur la façon d’annoncer une mauvaise nouvelle.
Ce livre est très bien documenté, avec des chiffres et plein de références intéressantes, écrit avec un enthousiasme et un humour qui joignent l’agréable à l’utile. Il secoue les idées reçues. 2.000.000.000 de personnes vivent avec moins de deux dollars par jour. Ces moins de 2 dollars ne sont même pas disponibles chaque jour ! Il trace des balises pour aller vers un monde où on privilégie l’interdépendance et l’indépendance (capacité de vivre une vie qui a un sens) plutôt que la dépendance ; les droits et la responsabilité plutôt que l’aide. Certainement, il contribuera à attirer ses lecteurs vers ce changement de paradigme qu’il promeut.
[1] Crisp Nigel., Turning the World Upside Down. The Search for Global Health In The 21st Century., Royal Society of Medicine Press Ltd, 2010.
n° 53 -juillet 2010
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...