Habiter pleinement sa maison, être conscient et sensible, respecter et écouter son instinct qui s’appuie sur des sensations physiques ou mentales… Les informations psychiques et corporelles ne devraient plus être traitées séparément puisqu’elles sont liées intimement dans une et unique personne.
Nous nous accordons tous, dans la théorie, sur l’importance du lien entre le mental et le corporel. Néanmoins, nous renions ce lien tous les jours au profit de la rentabilité, de l’efficacité, quels que soient les effets néfastes sur notre santé. Le kinésithérapeute se situe à l’endroit idéal dans la chaîne des soins médicaux et préventifs, pour accompagner son patient vers une reconnexion entre ces deux aspects censés fonctionner de concert pour assurer notre intégrité et notre survie.
Le terme « kinésithérapie » signifie thérapie du mouvement et par le mouvement. En effet, ce qui, entre autres, distingue le vivant de l’inerte, c’est bien le mouvement. Il est porteur de messages, de communication, d’expression. Tout être humain fonctionne d’une façon unique même si la base anatomique est similaire. Nous allons donc chacun faire appel aux outils dont nous disposons pour habiter notre corps de la façon la plus qualitative possible, s’y sentir bien et l’autoriser à communiquer, s’exprimer au plus proche de qui nous sommes. Malheureusement, cette belle théorie se voit reléguée derrière les exigences de notre société, de notre époque, le stress quotidien, qui nous imposent de fonctionner efficacement pour ne pas y perdre notre place précaire.
Notre anatomie a évolué au fil du temps et s’est modelée sur notre gestuelle, et inversement. Les muscles se sont enroulés autour des os pour leur conférer de la solidité et les mouvoir les uns par rapport aux autres, les viscères se sont organisés, nous avons acquis une multitude de capteurs nous permettant d’appréhender le monde et d’y assurer notre sécurité. Forts de toutes ces richesses, nous avons malgré tout progressivement désappris à bouger correctement. Vissés sur nos chaises, valorisés par nos capacités mentales, pressés par le temps et l’exigence de performance, nous sommes devenus plus tête que corps et ce dernier a développé davantage d’occasions de souffrir puisqu’il est relégué à un second plan où son rôle est purement fonctionnel, quelles que soient ses limites.
C’est lorsque nous avons tiré trop longtemps et trop fort sur la corde que le corps se met à se plaindre et que le kinésithérapeute intervient. Le mal est fait depuis longtemps, il s’est installé lentement, discrètement, et a profité de la désorganisation en route pour installer ses tensions et autres blocages comme un cercle vicieux bien plus profondément que la partie visible de l’iceberg, jusqu’aux tréfonds de nos cellules.
La personne va s’adresser à son médecin qui lui conseillera de la kinésithérapie et la voilà qui arrive dans notre cabinet un peu interrogative, un peu craintive, un peu pudique... Que va-t-on faire d’elle ? Généralement, au bout d’une dizaine de minutes, le patient se retrouve en petite tenue devant un praticien qui le scrute sous toutes ses coutures... Avez-vous déjà vécu cela ? Il est des situations plus confortables. Et quelques minutes après, le voilà allongé sur une table touché, mobilisé, manipulé de partout. Les kinésithérapeutes doivent être conscients et curieux du trajet de la personne qu’ils reçoivent, du langage de son corps, de son rythme, de la façon de l’aborder. C’est donc au kinésithérapeute d’instaurer un climat de confiance de façon à ce que le patient puisse donner, confier, partager. Il est évidemment question d’un échange qui nécessite l’entière participation des deux parties, mais il faut être très prudent et subtil dans la manière d’aborder la personne. Au-delà de son langage verbal conscient, chaque cellule de son corps s’exprime. Son attitude, sa peau peut nous renseigner sur sa souffrance, son autorisation à être touché, là où elle en est à ce moment précis et l’adéquation ou non avec le discours conscient. Le kinésithérapeute rentre ainsi assez vite dans la sphère intime, ce qui nécessite sans concession une relation de confiance véridique.
Le kinésithérapeute développe et s’appuie sur l’un de ses cinq sens en particulier, le toucher. Celui-ci n’est pas anodin, ni pour lui ni pour celui qui sera touché. Au niveau du cortex, l’aire motrice de la main est l’une des plus importantes, et ce parce que la main est l’une des zones du corps les plus en contact avec notre environnement. La densité de capteurs sensitifs (mécanorécepteurs, thermorécepteurs...) y est très importante, permettant ainsi une grande précision dans les messages perçus.
Le kinésithérapeute doit pouvoir, en touchant son patient, s’extraire de ses propres intentions de chercher ou sentir ceci ou cela, de façon à être « en écoute » de ce que les tissus du patient racontent. Nous parlons de sentir des micromouvements au niveau des fascias ou tout autre témoignage de ce qu’il se passe dans la profondeur via la périphérie. La qualité du toucher du thérapeute va déterminer une part de la relation de confiance qui s’instaure avec le patient. Un toucher rapide, superficiel, direct sera perçu différemment qu’une main impliquée, chaude, douce, concernée. De la qualité du toucher dépendra donc la perception des informations perçues par le thérapeute et la possibilité pour le patient de se laisser aller à être touché et traité, de lâcher certaines défenses et d’accepter les propositions biomécaniques. Il est intéressant que le patient puisse s’appuyer sur ce toucher pour s’écouter, apprendre sur ce que son corps évoque (limites, besoins, raideurs, fluidité dans les tissus...), c’est alors l’occasion de conscientiser toute une série d’informations et d’apprendre à les reconnaître au quotidien, de re-faciliter ce fameux lien entre le corps et le mental. En bref, nous parlons ici d’un dialogue sensitif.
Le patient attend du kinésithérapeute de lui rendre ses compétences fonctionnelles initiales de façon à ce qu’il puisse à nouveau utiliser son corps-outil pour réaliser ses projets. Le thérapeute, tout en visant cet objectif purement biomécanique, pourra également emmener son patient vers la redécouverte du mouvement correct plus conscient afin de réorganiser sa gestuelle empreinte de sa personnalité. En bref, recréer un lien concret entre ce que notre tête et notre corps peuvent concevoir comme gestuelle réaliste avec les moyens que nous avons, les atouts et les limites propres à chacun. Nous avons donc tous, surtout dans notre société actuelle, besoin d’identifier nos limites, car notre mental ambitieux n’a de cesse de vouloir les dépasser, de les conscientiser et de les respecter. Notre corps est aussi celui qui nous donne une place dans notre société ; que cela concerne notre métier, notre origine ethnique, nos habilités, nos infirmités, notre situation socioéconomique. Il est certainement tout un éventail de perceptions différentes de notre corps selon que nous sommes un homme ou une femme, un travailleur, un sans-abri, un migrant, un croyant, un danseur, un aveugle, un parent...
Au sein de cette relation de confiance qui s’élabore au gré des séances, entre la pluie et le beau temps, le patient en vient souvent à se confier sur son histoire, les épreuves qu’il a pu traverser et les cicatrices émotionnelles que ces événements ont pu laisser comme marques. Cette relation étendue dans le temps avec des rendez-vous fréquents est favorable pour que le patient en vienne à déposer – pendant que l’on fait du bien à son corps – ses souffrances en dehors de son corps. Le métier de kinésithérapeute nécessite de développer des qualités humaines.
Les pratiques interdisciplinaires sont un terrain favorable et propice à l’ouverture à cette façon d’envisager le soin. En effet, le patient est pris en charge par une équipe qu’il connaît et qui le connaît, qui partage les informations utiles. Ainsi, une attitude moins interventionniste est possible ; il est possible également de prendre du temps tout en en gagnant. Derrière une situation mécanique lambda, il faut tenir compte de toute une série de facteurs annexes (environnementaux, familiaux, professionnels, psychologiques...) qui peuvent nécessiter un accompagnement interdisciplinaire. Le kinésithérapeute, au vu de la durée et de la fréquence du suivi, se trouve souvent être l’interlocuteur qui pourra orienter vers les professionnels adéquats. Les interactions avec les assistants sociaux ou les psychothérapeutes, par exemple, sont extrêmement riches et utiles et ce n’est pas la politique de la santé actuelle qui risque de protéger ces modèles associatifs.
n°82 - mars 2018
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...