Le travail peut rendre malade ; le chômage aussi et même les politiques d’activation. Que peuvent faire les médecins pour les personnes qui en arrivent à l’impasse ? Réflexions de Frédérique Van Leuven.
Le travail peut rendre malade ; c’est un fait connu de longue date. Déjà en 1915-20, quand Henry Ford remplace les savoir-faire traditionnels par des routines strictes, on nomme « fordite » l’état d’apathie et d’abattement qui touche de nombreux ouvriers.
Dans cette dernière décennie, les effets potentiellement ravageurs du travail sur la santé ont été largement médiatisés, qu’il s’agisse de drames liés à la pollution (amiante, produits toxiques) ou à l’organisation du travail (burn-out et suicides dans les entreprises). Par ailleurs, dans la période de crise qui s’éternise, avoir la chance de disposer d’un emploi est d’une telle valeur que chacun craint par-dessus tout de le perdre.
Des personnes qui étaient précédemment bien insérées grâce à un emploi peu exigeant se voient licenciées. C’est aussi le cas dans les entreprises de travail adapté qui accueillaient traditionnellement des personnes handicapées : elles sont aujourd’hui mises en concurrence, notamment avec les prisons, ce qui exige des travailleurs une production et une adaptabilité peu compatibles avec un handicap mental [1]. Par contre, on y engage de plus en plus de ‘MMPP’, personnes catégorisées par le FOREM ou Actiris comme « éloignées de l’emploi ». Le formulaire à remplir par ces personnes précise d’ailleurs qu’elles doivent se déclarer incapables de travailler dans une filière de travail adapté.
Nombre de nos patients s’engagent dans un travail de bénévolat qui participe de leur rétablissement. Ils s’investissent dans cette activité car ils en éprouvent le désir ; celui-ci apparaît en général au cours de la prise en charge, quand ils reprennent une position de sujet dans leur vie. Cette notion de choix est donc fondamentale : un bénévolat imposé (par exemple, dans le cadre d’un trajet adapté) placerait la personne en position d’objet que l’on case et que l’on utilise.
De grands progrès ont été réalisés dans la remise à l’emploi, et ils portent leurs fruits : des personnes qui sont parfois en décrochage d’emploi depuis longtemps remontent la pente et reprennent pied sur le plan professionnel, parce qu’elles rencontrent un intervenant qui croit en leurs capacités et réalise un vrai travail d’accompagnement. Dans ce cas, leur santé mentale s’améliore de manière spectaculaire. La politique d’activation a aussi le mérite de sortir d’autres personnes de la solitude, alors qu’elles étaient littéralement laissées à l’abandon.
En tant que professionnels, nous sommes attentifs à chercher ou à maintenir l’insertion de nos patients dans la vie professionnelle. Mais nous constatons que la situation est très grave.
Tout d’abord, depuis quelques années, nous sommes frappés par l’ampleur des détresses liées à la perte d’un travail, irrémédiablement entraînée par la hausse continue du chômage qui atteint des pics inégalés.
Nous sommes aussi témoins de la difficulté de plus en plus grande de maintenir un emploi qui tienne compte de la réalité individuelle des personnes. Les conditions de travail se durcissent, les exigences de rentabilité sont fortes, l’ambiance de travail se dégrade et la maladie est de moins en moins tolérée. Parallèlement, les contrats d’emploi sont souvent plus précaires. Notre expérience nous confronte pourtant quotidiennement à des personnes qui sont littéralement au bout du rouleau : nous devons insister pour les mettre au repos alors qu’elles courent des risques graves.
Malgré ces efforts, nous constatons chez certains patients des symptômes très semblables à ceux de la « fordite », en particulier chez des jeunes. Ceux-là disent leur incertitude de l’avenir, les impasses kafkaïennes du « circuit vers le travail » : CV multiples à adresser sans espoir de réponse, formations contraintes, parfois dénuées de sens et inadaptées, injonctions contradictoires à s’activer ou à se médicaliser, obligation d’accepter des emplois très éloignés du choix posé dans les études, succession de petits jobs sans perspective d’avenir. Les jeunes en particulier sont très sensibles au discours de culpabilisation des aînés (« qui veut vraiment travailler trouve du travail »).
Nombre d’entre eux sont pris entre le marteau du discours d’activation et l’enclume du manque d’emplois disponibles. Que faire : soutenir leur désir de s’accomplir dans la profession qu’ils ont choisie ou les encourager à tenter d’autres voies ? Comme toujours, la réponse se dessine au cas par cas. Mais dans tous les cas, il est essentiel qu’ils soient respectés comme des sujets, y compris dans ce trajet difficile, et non comme des objets qui se voient renvoyés d’une case à une autre.
Ce principe est tout aussi important pour les travailleurs chargés de cet accompagnement ; ils peuvent, eux aussi, développer une grande souffrance quand ils sont confrontés à leur impuissance ou à des contradictions graves – notamment à des injonctions de rentabilité là où leur travail est d’aider.
De plus en plus de patients consultent sur injonction des organismes de remise à l’emploi et des CPAS en vue d’obtenir une reconnaissance de handicap. Certains nous font part de menaces de suppression d’aide s’ils n’effectuent pas cette démarche. Constituer un tel dossier est une démarche complexe, qui nécessite une évaluation exigeant des examens complémentaires : avis de médecins spécialisés, testings psychologiques, évaluation des déficits et des compétences. Le médecin qui remplit le dossier doit pouvoir le soutenir auprès du médecin-expert du service public fédéral Handicap.
Face à de telles demandes, des médecins se trouvent parfois contraints de rédiger des dossiers dont ils savent pertinemment qu’ils n’ont aucune chance d’aboutir, et d’envoyer leur patient essuyer un refus. Et ce, dans la conscience de participer à une médicalisation de personnes qui sont avant tout face à une impasse sociale : considérées comme « trop éloignés de l’emploi » ou arrivant au terme des 36 mois d’allocations d’insertion, renvoyées ailleurs par des CPAS qui tentent d’anticiper l’afflux massif des demandes auxquelles ils font face depuis le 1/1/15, et n’ayant pas fait preuve d’une capacité de gain leur donnant droit au congé maladie.
Il s’agit d’une situation-type dans laquelle le médecin est pris dans un conflit éthique : doit-il protéger son patient en participant à un système absurde et en se disqualifiant lui-même, ou doit-il refuser d’y souscrire au risque de causer un tort considérable à son patient ?
Jusqu’à présent, le médecin reste l’acteur compétent pour déclarer une personne en incapacité de travail et remplir ce dossier « en âme et conscience ». Cependant, nous observons, à travers l’augmentation du nombre de refus, que nos avis sont de plus en plus souvent mis en cause. Est-ce l’effet de la contrainte décrite, ou les médecins-experts sont-ils eux-mêmes soumis à des contraintes de quotas ?
La catégorie ‘MMPP’, elle aussi pose question : en se différenciant de l’incapacité traditionnelle, elle sort d’un champ médical balisé par l’expertise, voire y échappe complètement [2]. Que ferons-nous quand les patients nous demanderont de rédiger un certificat attestant qu’ils présentent une problématique psycho-médico-sociale ? Accepterons-nous de le faire, car il est facile et rapide d’en attester, ou refuserons-nous de nous engager dans ce système à cause de son imprécision ?
Les politiques d’activation au travail touchent à présent les personnes en incapacité et les personnes handicapées. L’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées (AWIPH) elle-même s’est trouvée confrontée au fait que ces dernières sont parfois convoquées au FOREM. A nouveau, en tant que professionnels, notre désir est de soutenir le fait que nos patients puissent accéder à un emploi. Témoins cependant de l’éviction hors des entreprises de travail adapté de personnes handicapées, nous sommes sceptiques quant à l’aboutissement d’une telle démarche dans le contexte économique actuel.
Des partenariats fragiles se tissent entre le FOREM, l’AWIPH et la Santé publique ; ils échouent encore en raison d’impasses administratives. Le temps permettra-t-il de concrétiser certains partenariats ? Nous l’espérons, mais cela exigera toujours une construction au cas par cas, nécessitant du temps, de l’énergie et de la conviction. Le monde du travail, si exigeant, est-il prêt, même avec des facilités financières, à accepter des travailleurs si différents ?
[1] Une publicité radiophonique prône la flexibilité et la productivité des personnes travaillant en entreprise de travail adapté.
[2] Des informations encore imprécises nous parviennent sur le fait que suite à l’exclusion massive du 1/1/15, l’ONEM transmettrait directement au service public fédéral Handicap les dossiers de personnes exclues qui se trouveraient sans ressources.
n° 70 - avril 2015
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...