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Tenir et rebondir


29 décembre 2020, Mélanie Lannoy

Chargée de projets à la Fédération des maisons médicales (programme psychosocial)

, Stefania Marsella

chargée de projets à la Fédération des maisons médicales, coordinatrice du groupe des travailleurs sociaux et assistante sociale et assistante sociale à la maison médicale Calendula

, Yves Gosselain

Responsable du service promotion santé et qualité de la Fédération des maisons médicales.

Webmaster du site internet de la Fédération.

Comme tout le secteur ambulatoire et les autres services du secteur social-santé, les maisons médicales ont été prises au dépourvu devant l’annonce d’un premier confinement, qui a amené la nécessité d’une importante réorganisation des activités de soins et de prévention. Il s’agissait de réagir immédiatement à de l’inattendu, à ce qui ressemblait au scénario d’un film de science-fiction.

Il a fallu s’approvisionner en matériel de protection, repenser l’accueil qui devait désormais se passer au sein d’un sas de protection, débarrasser les locaux pour éviter qu’ils soient contaminés et contaminants, interrompre les activités de type communautaire, organiser la distanciation, éviter le flux de passage de patients et les filtrer par téléphone. Il a fallu interrompre tous les soins considérés comme « non essentiels », ce qui a ralenti toute l’activité soignante, et ne concentrer son énergie que sur la gestion de la crise. Pour les soignants, il s’agissait aussi de s’éviter, de se réunir en plus petit comité, ce qui a eu comme conséquence de suspendre, réduire ou transformer tous les moments de réunion qui permettent à une équipe de pratiquer l’interdisciplinarité et de pouvoir échanger, trouver du sens et être consistante.

La crise sanitaire a changé les pratiques professionnelles et le rapport aux patients. Chaque équipe a dû déployer de nouveaux modes d’interaction tout en devant gérer un climat anxiogène qui n’a épargné personne. Certains soignants se sont retrouvés pour la première fois en télétravail, à la maison, derrière un écran ou au bout du fil, en combinant leur vie familiale, elle aussi chamboulée par la fermeture des établissements scolaires. De leur côté, les patients étaient privés de cet accueil chaleureux, parfois informel, qui fait soin, qui fait sens, qui les soutient, les structure, les rassure, et qui est un des piliers des maisons médicales.

La prise en charge psychosociale a elle aussi été réduite, postposée ou confinée, dépouillée d’une présence, brouillée par un téléphone ou mise à distance par une visioconférence. Les activités communautaires ont subi un arrêt brutal ; pour les chargés de projet, l’enthousiasme a laissé place à une forme de sidération. Les usagers ont aussi été privés d’espaces fondamentalement structurants et qui participent à leur bien-être, entre autres à travers les liens qui peuvent s’y tisser et qui sont pour certains une échappatoire à la solitude qui les mine.

Des questions à déplier

Le rapport à l’autre étant découragé et compromis, qu’est-ce qui a pu s’inventer, se créer, se substituer ? Et qu’est-ce qui a fait ressource ? Comment les maisons médicales ont-elles assuré malgré tout une offre psychosociale et en santé communautaire ainsi que maintenu du lien avec les patients – et surtout avec les plus fragiles ? Quels étaient leurs besoins, le type de soutien nécessaire afin de pallier ces manques ? Il nous a semblé utile d’interroger le vécu des soignants, la manière dont l’équipe a géré sa propre angoisse et son rapport à la crise. Car l’angoisse fige et paralyse et ne permet pas à la pensée de circuler.

Un groupe de travailleurs de la Fédération des maisons médicales s’est mobilisé autour de ces questions et de ces constats et le groupe AMPERE a été créé, un acronyme énergique pour Accompagner les Maisons médicales et Partager les Expériences en vue de la REprise. Ce groupe s’est donné l’objectif de soutenir par téléphone les travailleurs, récolter des témoignages et analyser les besoins qui ont pu être identifiés afin de mettre à disposition des outils relationnels et organisationnels, réaliser un état des lieux de bonnes pratiques à partager et à diffuser.

Des questions à partager

Les retours qui nous sont parvenus sont pour partie liés à la lisibilité des protocoles, à la masse d’informations qu’il a fallu trier et s’approprier au jour le jour, aux marges de manœuvre et aux limites à ne pas franchir. Mais surtout, des questions sur les situations problématiques liées au confinement. À la fois un désir partagé de garder une attention pour tous les patients qui auraient pu sortir des radars, mais aussi une vigilance pour le personnel lui-même confronté à l’angoisse et à l’incertitude.

Parmi ces préoccupations, celles concernant le suivi à adopter pour les patients atteints de maladies chroniques : comment développer chez eux des mesures d’observance en santé, organiser des programmes d’éducation thérapeutique. Nous avons entendu une réelle souffrance de ne pas avoir pu accompagner des patients mourants, les entourer ni participer à la cérémonie funéraire. Nous avons entendu le besoin d’être utile, de soutenir des secteurs mis à mal, d’aller en renfort dans les maisons de repos et dans les centres de testing, de s’inscrire plus largement dans le réseau d’aide local, de réfléchir à des solutions ciblées, efficaces et en collaboration avec tous les intervenants encore actifs.

Tout le monde naviguait à vue, mais il s’agissait aussi d’une opportunité d’être sur le terrain, au plus près des gens, des habitants, de trouver les moyens d’être autrement à leur écoute et de chercher aussi à se mettre en contact avec les autres intervenants sur le même territoire et avec les réseaux d’« avant » ou ceux qui se sont créés en réponse à la crise. Il s’agissait de faire communauté. Enfin, le déconfinement en vue, la reprise a apporté une énorme charge de travail en récupérant des patients dans un état aggravé. Comment organiser le retour des patients ? Fallait-il en limiter le nombre et le flux ?

Témoignage

Solenne Dugas, infirmière à la maison médicale de Ransart.

Les premières semaines, il fut d’abord nécessaire d’anticiper nos besoins en matériel de protection pour nous-mêmes et pour nos patients : ne pas les contaminer, ne pas se contaminer. Concrètement, il a fallu partir à la recherche de masques chirurgicaux, masques FFP2, gants, visières, surblouses. Ce fut compliqué dans un contexte de pénurie, de hausses des prix et de délais de livraison allongés. Ce travail fut allégé en partie par un extraordinaire élan de solidarité de nos patients, de nos collègues nouvellement pensionnés, de nos réseaux de voisinage : les couturières bénévoles ont cousu des fichus pour les cheveux, des pantalons, des blouses de soins. Des patients concevaient des visières avec des imprimantes 3D… Ces gestes de soutien nous ont fortement aidées, parfois habillées de manière originale, à exécuter le cœur même de notre travail : le soin. Soigner tout en se protégeant, parler avec un masque auprès de personnes malentendantes, rassurer et prendre le temps avec nos patients atteints de démence qui nous reconnaissaient difficilement avec nos masques et nos habits de protection, prendre le temps quand celui-ci est compté et allongé par nos procédures de décontamination.

Prendre soin de nos patients, de leur entourage, les rassurer parfois, les informer souvent, mettre en garde certains face à leurs comportements à risque (pour eux-mêmes, leur famille, pour nous soignants). Informer, expliquer, écouter encore et toujours, répondre aux interrogations face aux désinformations des réseaux sociaux, aux discours politiques parfois confus, et cela tout en assurant la continuité de nos soins, tel était le défi.

Des actions pour se réinventer

Une multitude d’initiatives ont été déployées par les maisons médicales [1] : mise en place d’un système de monitorage des patients et de suivi psychosocial régulier par téléphone, visites à domicile, diffusion de capsules vidéo d’exercices physiques via des sites internet ou Facebook, organisation et aide à la distribution alimentaire pour les personnes isolées, permanence téléphonique pour les personnes anxieuses, affichage, diffusion et maintien du lien via l’envoi de courrier, de SMS, confection de masques… Ensuite, lorsque les mesures ont été assouplies : organisation de balades en petits groupes de patients, mise en place de systèmes de garde plus étendus le soir et le week-end, flexibilité de certains intervenants venus en renfort dans les secteurs qui le nécessitaient… Concernant la réorganisation de la vie d’équipe, des maisons médicales ont proposé des réunions virtuelles régulières afin de garder le lien et la structure. D’autres ont nommé des référents Covid chargés de centraliser et diffuser les informations tout en organisant le travail de chacun. La plupart des équipes ont continué à se réunir par petites cellules, par secteur, ou ont organisé des « bulles de travailleurs » afin de limiter et de maitriser les contacts et d’échelonner les présences sur la semaine. Néanmoins, certaines équipes ont vu une partie de leurs effectifs meurtris, soit parce que directement touchés par le nombre de décès de patients, soit parce que l’équipe s’est délitée et a connu des difficultés pour rebondir.

Du côté du groupe AMPERE et de ses collaborateurs, des outils et des recommandations ont été diffusés en temps réel pour entretenir la dynamique et plus particulièrement les équipes en difficulté. Pour rencontrer les difficultés vécues par les patients, il est important de soutenir également les travailleurs. L’un des moyens est de soutenir la solidarité interéquipe et entre maisons médicales. Sans nous substituer au travail des superviseurs ou des psychologues, nous avons interrogé les maisons médicales sur leur vécu et leurs ressources afin de les diffuser. L’idée était de réactiver la pensée, de soutenir la créativité et la capacité de rebondir dans ce contexte difficile. Il ne s’agissait ni de juger ni d’évaluer, mais de susciter le partage, la collaboration et l’intelligence collective. Cette démarche nous a permis de définir des actions futures.

Comment envisager l’après-crise ?

Le retour à la normale n’est pas pour demain et la crise laissera des séquelles parmi les usagers. Des séquelles sociales, économiques, psychologiques, pour citer les plus manifestes. Nous savons que ces aspects, définis comme des déterminants de la santé, méritent d’être intégrés dans les parcours de soins. Au sein des équipes, il s’agira de jongler entre le respect des mesures sanitaires en vigueur et le maintien du modèle de soins, qui se décline autour de la globalité et de la continuité des soins, de l’intégration des différentes disciplines et des différents déterminants et de l’accessibilité, cette dernière ayant particulièrement été mise à mal par le filtrage des patients.

Les activités communautaires sont toujours difficiles à remettre sur les rails tant les conditions sont strictes et les mesures changeantes. Si elles font partie des activités dites « non essentielles », elles sont pourtant porteuses de vie et de dynamisme. Les maisons médicales y ont toujours consacré de l’énergie, car elles font partie du panel d’actions qui font socle. De tels espaces sont à préserver, à reconstruire et à réanimer.

La fatigue et l’incertitude minent les travailleurs, qui doivent chaque jour soigner, accompagner, éponger les difficultés multiples et majeures apparues depuis près d’un an auprès des patients. L’espoir néanmoins est que le secteur des soins soit revalorisé et que les initiatives qui ont vu le jour durant cette période soient fécondes. Allier action urgente et continuité des soins, prendre soin de soi et des autres, rebondir et s’adapter, travailler sur les différents déterminants de santé, renforcer les actions de prévention et restaurer du lien… telle est l’équation à résoudre.

Témoignage

André Crismer, médecin généraliste à la maison médicale Bautista Von Schowen (Seraing)

En mars, la pandémie nous paraissait comme une montagne à franchir, que nous pensions voir derrière nous après trois mois. Aujourd’hui, nous savons que nous sommes dans un tunnel, mais que ce tunnel a une fin, même si nous ne savons pas quand. Dès la mi-octobre, autour de Liège, nous avons eu très peur de la vitesse de cette deuxième vague, aussi rapide que la première et de plus grande amplitude, « comme si toutes les mesures prises n’avaient servi à rien ». La progression des chiffres nous faisait craindre de voir les hôpitaux débordés et dépassées nos capacités de prise en charge des malades les plus lourds. Il s’en est fallu de peu. Malgré l’épuisement des soignants, les soins à la population ont été moins touchés, entre autres parce que nous étions mieux équipés et mieux préparés. À ce jour, dix patients de la maison médicale ont été emportés (sept en avril et trois en octobre). Le taux de mortalité par Covid-19 dans notre population est plus du double de la population belge, mais quand on analyse les chiffres totaux de mortalité à la maison médicale, nous restons dans la moyenne de ces cinq dernières années Cette maladie est un révélateur des failles de notre système sociétal. Je ne soulignerai ici que le fait qu’elle a plus frappé les plus défavorisés.

[1M. Lannoy, S. Marsella, Y. Gosselain, « Pratiques et innovations en maison médicale en période Covid », www.fmm.be, 13 mai 2020.

Cet article est paru dans la revue:

décembre 2020 - n°93

Covid-19, an 1 de la pandémie

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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