Les firmes pharmaceutiques, fleurons du capitalisme mondial, puisent paradoxalement une bonne part de leurs ressources dans nos services de sécurité sociale, basés sur un principe plutôt progressiste : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Leur investissement dans la publicité est souvent plus rentable que l’investissement dans la recherche.
Nous pourrions comprendre que c’est dans la logique des firmes capitalistes de faire du profit. Mais qu’en est-il des gouvernements, des citoyens et des médecins, qui sont en fin de compte les prescripteurs ? Voici quelques éléments pour aider à construire une réponse.
Les compagnies pharmaceutiques font un lobbying intensif, auprès des gouvernements et des institutions comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour chaque membre du Congrès américain, par exemple, on a compté huit lobbyistes de firmes pharmaceutiques [1].
Un des moyens, pour l’industrie pharmaceutique, de faire la promotion de ses produits, et même de mobiliser les citoyens en sa faveur, est le financement des associations de patients. De 2012 à 2016, l’industrie a donné plus de 57 millions de livres sterling au Royaume- Uni pour des associations de patients (la somme annuelle a plus que doublé au cours de cette période [2]). Parfois, des associations de patients sont lancées par les firmes elles-mêmes.
Dans une publication de 2011, l’OMS signalait qu’au niveau mondial, la majorité des prescripteurs recevaient la plupart de leurs informations sur les médicaments de l’industrie pharmaceutique [3]. Les firmes dépensent des sommes faramineuses auprès des médecins pour les convaincre de prescrire leurs produits. Aux États-Unis, elles ont dépensé 6 milliards et demi en 2014 pour les universités et les médecins [4]. On a estimé leurs dépenses à 13 000 dollars par médecin par an pour le marketing, alors qu’on sait que le simple cadeau d’un stylo influence le comportement des médecins [5]. Il y aurait 2,5 délégués par médecin [6].
Une consommation et des prix à la hausse
Le nombre de médicaments consommés augmente et leur prix aussi, sans cesse [7]. En vingt ans, la consommation de médicaments pour le diabète a été multipliée par quatre, celle des antihypertenseurs par sept et celle des médicaments pour le cholestérol par vingt. Durant la même période, le nombre de patients qui prennent chaque jour cinq médicaments ou plus a été multiplié par quatre [8]. Les prescriptions de prégabaline ont augmenté de 350 % en cinq ans [9]…
Au niveau mondial, le prix des médicaments a augmenté de 56 % depuis 2007. En ajustant à l’inflation, le prix d’un traitement anticancéreux est passé de 100 dollars dans les années 1960 à 10 000 dollars aujourd’hui [10]. Quatre sociétés se sont mises d’accord pour augmenter de 700 % le prix de la chlorpromazine entre 2013 et 2017 [11]. Le champ des médicaments orphelins est une mine d’or. Le traitement du syndrome urémique hémolytique avec l’eculizumab coute 400 000 dollars par an et devrait rapporter 5 milliards de dollars par an à la firme [12].
L’ibuprofène est présent dans de nombreuses pharmacies familiales. Deux professeurs anglais ont calculé qu’un comprimé oral coutait 0,08 livre sterling par gramme, tandis que la forme intraveineuse, pour traiter la non-fermeture du canal artériel, coutait 6575 livres par gramme, soit 82 000 fois plus [13] !
Un traitement de douze semaines de sofosbunir pour l’hépatite C coute 59 000 dollars, alors que la production d’un comprimé coute moins de 1 dollar [14]. Peu avant la fin de son brevet en juillet 2015, la firme productrice de Namenda® arrêta sa production pour le remplacer par une forme retard, qu’un brevet allait protéger jusque 2025. Cela obligea les patients à passer à cette nouvelle forme, et non à la forme générique [15].
Le bevacizumab et le ranibizumab sont deux médicaments très similaires, mais le premier coutait 12,13 livres sterling et le deuxième 742. Seul le deuxième avait pour indication le traitement de la dégénérescence maculaire. Des médecins ont été poursuivis pour avoir prescrit le premier dans cette indication. La prescription systématique du deuxième au lieu du premier a entrainé des dépenses supplémentaires de 539 millions de livres par an rien qu’au Royaume-Uni [16].
Les stratégies d’action sont très nombreuses.
Le lobby pharmaceutique influence la définition des maladies. Des difficultés de la vie deviennent des maladies pour lesquelles on pourra proposer des médicaments. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le disease mongering [17] : la calvitie, la timidité, les troubles de la fonction érectile qui ont fait la gloire d’une petite pilule bleue, la dysfonction sexuelle de la femme pour laquelle Procter & Gamble propose un patch de testostérone, l’ostéoporose dont la définition est toujours discutée. Pour la diagnostiquer, on compare les os de femmes ménopausées à ceux de femmes jeunes. On pourra alors proposer un traitement que cinquante femmes devront prendre pendant trois ans pour qu’une d’entre elles évite une fracture. Ainsi, on tend vers ce que propose le slogan « A pill for every ill and a ill for every pill » : une pilule pour chaque maladie et une maladie pour chaque pilule.
Les critères de facteurs de risque et des maladies s’abaissent. Le jour où le seuil du diabète est passé de 1,40 à 1,25 g de glycémie par litre de sang, de nombreux citoyens considérés en bonne santé sont devenus diabétiques. Les seuils pour l’hypertension artérielle et l’hypercholestérolémie font que 90 % des hommes de plus de cinquante ans sont considérés à risque cardiovasculaire et beaucoup se considéreront à vie comme malades. Comme l’écrivait Le Monde diplomatique, dire aux bien portants qu’ils sont malades rapporte gros [18]. Un domaine parmi les plus extensibles est probablement celui de la psychiatrie.
Les firmes utilisent des études pour appuyer leurs arguments de ventes. Mais on publie davantage les études favorables que les défavorables, on étudie beaucoup plus les médicaments que les autres formes de traitement et plus aussi les nouveaux médicaments (chers) que les anciens (peu chers). Les études faites par les firmes, y compris les méta-analyses sont beaucoup plus favorables à leurs produits que les autres [19].
Les études tendent à surestimer les effets positifs et à sous-estimer les effets secondaires. Limitées dans le temps, elles ne peuvent évidemment déceler les effets négatifs à long terme. Les médicaments, souvent, sont testés chez des hommes jeunes sélectionnés et porteurs d’une seule pathologie alors que, dans la pratique, les patients que les médecins soignent sont âgés, porteurs de plusieurs pathologies et prennent plusieurs médicaments qui interagissent entre eux. On rencontre donc plus d’effets secondaires dans la pratique que dans les études. Les résultats sont présentés de façon favorable, en montrant des diminutions de risques relatifs plutôt qu’absolus, par exemple.
Les essais cliniques randomisés sont un moyen pour faire du marketing. Les indicateurs choisis (surrogate outcomes) peuvent donner des résultats positifs alors que le patient n’y trouvera aucun bénéfice en termes d’espérance de vie ou de qualité de vie. La rosiglitazone a été commercialisée sur base d’études qui montraient une diminution de l’hémoglobine glycosylée chez les diabétiques, mais on s’est rendu compte plus tard qu’elle tuait à cause de sa toxicité cardiovasculaire [20]. Les résumés sont parfois plus favorables que ce que montrent les résultats. Parfois même, les résultats sont trafiqués comme ceux du Vioxx® (120 000 morts estimés) et du Tamiflu® (des milliards d’euros dépensés lors de l’épidémie A/H1N1 pour un médicament inefficace, le plus grand vol de l’Histoire selon Peter Gøetsche [21]). On lance des « me-too », médicaments qui n’apportent rien de plus, mais qui coutent beaucoup plus cher. On parle de deuxième ou de troisième génération, toujours plus chère, pour signifier que les médicaments plus anciens sont devenus obsolètes…
Il y a aussi les seeding trials, de fausses études qui ont juste pour objectif de faire prescrire de nouveaux produits aux médecins. Parfois, un médecin touche plus de 40 000 dollars pour recruter un patient dans ce type d’études [22].
Les firmes ont la capacité d’influencer des journaux médicaux qui dépendent d’elles pour leur survie, entre autres grâce aux revenus des tirés à part. Une étude d’une firme suscitera beaucoup plus de tirés à part par la firme et donc beaucoup plus de rentrées d’argent. Le New England Journal of Medicine, la bible mondiale de la médecine interne, accepte maintenant que ses auteurs aient des conflits d’intérêts jusque 10 000 dollars par an [23] ! Les journaux sont classés selon leur facteur d’impact, mais celui-ci est très influencé par les firmes qui vont citer alentour leurs études : les journaux ont donc un intérêt économique direct à publier des études réalisées par les firmes.
De nombreux membres des comités qui participent aux recommandations et aux guidelines ont des liens avec l’industrie pharmaceutique [24]. Une stratégie est de cibler les leaders d’opinion, qui naturellement pourront influencer leurs pairs. En France, le prix demandé aux patients à l’officine pour le Vioxx® était de 10 francs par jour au lieu de 2 pour l’Ibuprofen® ; mais à l’hôpital, pour bénéficier de l’aura des prescriptions hospitalières, le prix proposé était de 1 centime [25].
Face à ces firmes puissantes, une part croissante des médecins a pris conscience de ces influences, grâce entre autres à différentes institutions et associations parfois militantes. De plus en plus d’associations de médecins refusent l’intervention des firmes pour leurs formations. L’Inami octroie maintenant un budget aux groupes locaux d’évaluation médicale (GLEM) pour organiser leurs séances de formation/évaluation de façon indépendante et y interdit même tout financement direct ou indirect par l’industrie pharmaceutique ou un autre sponsor qui pourrait occasionner un conflit d’intérêts.
Heureusement, il y a des sources d’information fiables et indépendantes en France (la revue Prescrire, l’association pour une formation et une information médicale indépendante Formindep), au Royaume-Uni (l’organisation à but non lucratif indépendante Cochrane, le British Medical Journal) et chez nous également comme le Centre belge d’information pharmaceutique (CBIP), la revue d’evidence-based medicine Minerva, le Centre belge pour l’evidence-based medicine (Cebam), ebpracticenet (la plateforme de référence evidence-based practice pour les prestataires de soins), le Groupe de recherche et d’action pour la santé (GRAS)… Nous regrettons toujours la disparition des visiteurs médicaux indépendants de Farmaka, dont les services bien utiles ont été supprimés par notre ministre actuelle de la Santé.
[1] B.Roehr,“Eighthealth lobbyists for every member of congress in 2009”, BMJ n°340, 2010.
[2] P. Ozieranski et al., “Ex- posing drug industry fun- ding of UK patient organi- sations”, BMJ n°365, 2019.
[3] K. Holloway et al., The world medicines situation 2011 : rational use of medicines, 2011.
[4] M. McCarthy, “Industry paid $6.5bn to US physicians and hospitals in 2014”, BMJ n°351, 2015.
[5] T.A. Brennan et al., “Health industry practices that create con icts of in- terest : a policy proposal for academic medical centers”, JAMA n°295, 2006
[6] A. Fugh-Berman et al., “Following the script : how drug reps make friends and in uence doctors”, PLoS Med, 2007.
[7] D. Li et al., “Spending on World Health Organiza- tion essential medicines in Medicare Part D, 2011-15 : retrospective cost analysis”, BMJ n°366, 2019.
[8] J. Le Fanu, “Mass medicalisation is an iatrogenic catastrophe”, BMJ n°361, 2018.
[9] I. Torjesen, “Pregaba- lin and gabapentin : what impact will reclassi cation have on doctors and patients ?”, BMJ n°364, 2019.
[10] S. Morgan et al., “Pricing of pharmaceuticals is becoming a major challenge for health systems”, BMJ n°368, 2020.
[11] C. Dyer, “Cost of prochlorperazine rose 700% after drug companies colluded, alleges watchdog”, BMJ n°365, 2019.]. Profitant de son monopole, la firme qui produit le Daraprim®, vieux de soixante ans, a augmenté le prix d’une gélule de 13 à 750 dollars en août 2015, soit un bond de 5500 %. Certains médicaments génériques rapportent 100 fois leur coût de production[[S. Morgan et al., “Pricing of pharmaceuticals is becoming a major challenge for health systems”, BMJ n°368, 2020.
[12] S. Morgan et al., “Pricing of pharmaceuticals is becoming a major challenge for health systems”, BMJ n°368, 2020.
[13] R. Ferner et al., “The problem of orfan drugs”, BMJ n°341, 2010.
[14] “Hepatitis C. European patent of key drug is challenged”, BMJ n°356, 2017.
[15] O. Dyer, “Compa- ny’s attempt to switch its patients to a new drug is foiled by federal antitrust law”, BMJ n°349, 2014.
[16] D. Cohen “Legal threat over o -label drug use”, BMJ n°269, 2017.
[17] R. Mazzoleni, La fabri- cation des maladies, confé- rence, février 2012.
[18] R. Moynihan et al., « Pour vendre des médicaments, inventons des maladies », Le Monde diplomatique, mai 2006.
[19] J. Lexchin et al., “Pharmaceutical industry sponsorship and research outcome and quality : systematic review”, BMJ n°326, 2003.
[20] D. Cohen, “Rosiglitazone. What went wrong ?” BMJ n°341, 2010.
[21] P. Gøtzsche, Deadly medicines and organised crime. How big pharma has corrupted health care, 2013.
[22] P. Gøtzsche, Deadly medicines and organised crime. How big pharma has corrupted health care, 2013.
[23] P. Gøtzsche, Deadly medicines and organised crime. How big pharma has corrupted health care, 2013.
[24] J. Neuman et al. “Prevalence of nancial con icts of interest among panel members producing clinical practice guidelines in Canada and United States : cross sectional study”, BMJ n°343, 2011.
[25] « Comment éviter les prochaines a aires Vioxx® », Prescrire n°259, 2005.
n°91 - juin 2020
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...