« La bonne santé est une ressource majeure pour le développement social, économique et individuel et une importante dimension de la qualité de la vie », déclarait en 1986 la Charte d’Ottawa [1]. La démocratie est un moyen, une fin, une politique, une valeur. La quête de l’une peut-elle se faire au détriment de l’autre ?
Je me souviens d’une étude parue dans le British Medical journal [2]. Ses auteurs avaient analysé les effets de la démocratie sur l’espérance de vie, la mortalité maternelle et infantile à partir de données recueillies pour l’année 1998 par des organismes internationaux comme Freedom House, le Human Development Report et le Fonds monétaire international. Ils avaient utilisé une régression linéaire multiple pour neutraliser les biais comme la richesse des pays, le niveau d’inégalité ou l’importance variable du secteur public. Leur analyse avait pris en compte 170 pays (soit 98 % de la population mondiale) : 45 % d’entre eux avaient été classés comme libres, 32 % partiellement libres et 24 % comme non libres. Ils avaient pu établir un lien net entre le degré de liberté et les indicateurs de santé.
Cela m’avait laissé perplexe. La démocratie est bonne pour la santé, c’est une cerise sur le gâteau, mais ce n’est pas ce qui en fait sa valeur. Si la démocratie avait été mauvaise pour la santé, aurions-nous dû pour cela renoncer à notre idéal démocratique ? Dans un commentaire suite à cet article, Christopher Martyn se demandait ce qu’on aurait fait si le résultat avait été inverse. Combien d’années de vie aurions-nous été prêts à sacrifier pour vivre libres ? [3]
Avant cela, Amartya Sen, prix Nobel d’économie et promoteur de l’Indice de développement humain, avait montré le lien entre la démocratie et le moindre risque de famine [4]. En 2019, une étude publiée dans le Lancet a étudié le rapport entre le passage à un régime démocratique et l’espérance de vie. Les auteurs concluaient que l’espérance de vie sans HIV à quinze ans avait augmenté en moyenne de 3 % en dix ans dans les pays qui avaient évolué vers un système démocratique entre 1970 et 2015 [5]. Par ailleurs, Wilkinson et Pickett ont démontré à de multiples reprises le lien entre les inégalités moindres et la santé [6]. Là aussi, on pourrait se questionner. Si l’inégalité avait eu des effets bénéfiques sur la santé, est-ce que cela l’aurait justifiée, quitte à renoncer à notre désir de plus d’égalité ?
Avec la pandémie de Covid-19 et ses conséquences, cela se passe de façon différente. Il semble que les pays avec plus de liberté ont plus de mal à s’en tirer. Et les pays libres, pour limiter les dégâts, tendent à réduire les libertés de leurs citoyens. À la fin de l’année 2020, à part quelques exceptions comme la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande, les démocraties occupent le haut du classement du nombre de personnes infectées et de décès par Covid-19 [7]. Un plus haut degré de transparence dans le comptage et la présentation des chiffres n’explique probablement pas tout.
Pourquoi, face à une pandémie, une démocratie peut-elle être moins performante ? Quand il s’agit de faire appliquer à la majorité de la population des mesures allant à l’encontre de ses libertés et des échanges sociaux, les moyens à sa disposition sont moins radicaux que ceux des régimes autoritaires. Dans un régime démocratique, les voix et les comportements sont plus individuels et disparates. Les citoyens préfèrent discuter qu’obéir ; les réseaux sociaux aussi jouent un rôle d’influenceurs, ils sont libres de s’opposer aux mesures de santé publique et de délivrer des messages de résistance contre des mesures telles que le port du masque ou d’appeler à la désobéissance ou à des manifestations contre les mesures promulguées. Ils ont un impact significatif dans les campagnes anti-vaccins.
La liberté, éclose au siècle des Lumières, est une valeur essentielle de nos démocraties. Une autre valeur a pris une place très importante au cours de la deuxième moitié du XXe siècle dans nos sociétés : la santé. On pourrait même dire que la quête de la santé ici-bas a remplacé la quête du salut éternel dans la vie des gens. Notons que les deux mots (qui se traduisent par le même terme, salud, en espagnol) ont la même origine indo- européenne (san). Chez nous, Liège n’est plus surplombée par ses clochers dont certains faisaient partie de ses remparts. Sur les collines qui l’entourent dominent maintenant les hôpitaux.
La santé n’est pas le but de la vie. Elle n’est pas le bonheur. Elle en est une condition, relative et insuffisante. Ivan Illich, au bout de ses recherches, en était arrivé à la conclusion que la quête de la santé était même nuisible à la santé, écrivant : « Aujourd’hui, je commencerais mon argumentation en disant : “La recherche de la santé est devenue un facteur pathogène prédominant” » [8]. On pourrait dire la même chose de la liberté, même si Tocqueville [9] écrivait : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. » Le but de la liberté n’est pas de faire n’importe quoi. Étienne Borne8 écrivait de son côté : « La liberté n’a pas sa fin en elle-même et elle ne prend son sens que par rapport à un grand dessein que nous n’avons pas encore inventé ou dont nous avons perdu la mémoire. » Ces deux valeurs, liberté et santé – avec l’autonomie comme trait d’union –, on peut les voir comme points de départ, mais n’est-il pas plus intéressant de les voir comme points d’horizon ?
Comme le signalait un éditorial récent du BMJ, il est important que les gouvernements des démocraties tirent les leçons de l’expérience de cette pandémie [10]. Mais nos démocraties puiseront- elles dans les recettes qui fonctionnent dans les régimes autoritaires en organisant des systèmes de surveillance et de contrôle, en imposant plus et en punissant plus ? Ou tenteront-elles de renforcer ce qui fait le cœur de nos démocraties ? Il s’agira alors de renforcer le dialogue, où l’on partagera les connaissances, mais aussi les incertitudes et les doutes, où l’on négociera une voie de compromis, avec la répartition des rôles, comme dans le modèle de l’approche centrée sur le patient, ce qui permettra de renforcer la confiance du public vis-à-vis des décideurs. Il s’agira aussi de renforcer la participation individuelle des citoyens à l’organisation de la communauté et des soins de santé. En 1978, la Déclaration d’Alma Ata [11] disait déjà en son article 4 : « Tout être humain a le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui lui sont destinés ».
La charte d’Ottawa, on y revient, était un véritable chant à la démocratie participative. Elle rappelait que « la promotion de la santé a pour but de donner aux individus davantage de maitrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer ». Si la santé publique a pris une place importante dans la réponse à la pandémie, on a peut-être sous-estimé une de ses composantes essentielles, la promotion de la santé dont deux de ses axes sont l’augmentation du pouvoir d’agir des individus et l’action communautaire, même si le contexte impose d’adapter les moyens d’action.
Au cours de cette pandémie, les médias accordent une très grande place aux professionnels de la santé. En revanche on entend peu nos experts s’exprimer à propos de la pollution de l’air, par exemple, qui occasionne 7 millions de morts chaque année selon l’Organisation mondiale de la santé [12]. En tout cas, on ne les entend pas quotidiennement sur ce sujet, comme c’est le cas depuis un an à propos du Covid-19. Profitant de cela, les professionnels de la santé doivent contribuer, tout en gardant leur place, à cet exercice de faire vivre notre démocratie à travers cette pandémie, en favorisant le dialogue et la recherche du meilleur chemin. Cela sera un bon exercice, riche d’enseignements, pour les pandémies futures et pour un défi autrement plus lourd et long qu’est le réchauffement climatique [13].
Un autre défi que posent à nos démocraties la pandémie du Covid-19 et le réchauffement climatique, c’est la question des inégalités en santé. On sait que ces deux menaces frappent davantage les populations les plus fragiles et qu’elles contribuent à accroitre les inégalités. Si la démocratie veut rester le moins mauvais des systèmes pour organiser la communauté, elle doit contribuer à réduire ces inégalités. Cela aussi se trouve tout au long du texte d’Ottawa, qui déclare : « L’effort de promotion de la santé vise à l’équité en matière de santé ».
[1] OMS, La Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé, www.euro.who.int.
[2] A. Franco et al., “Effect of democracy on health : ecological study”, BMJ, 2004 ; 329.
[3] C. Martyn, “Politics as a determinent of health”, BMJ, 2004 ; 329.
[4] A. Sen, Poverty and famines : an essay on entitlement and deprivation, Clarendon Press, 1982
[5] T.J. Bollyky et al., “The relationships between democratic experience, adult health, and causespecific mortality in 170 countries between 1980 and 2016 : an observational analysis”, Lancet 2019 ; 393.
[6] R. Wilkinson, K. Pickett, Pour vivre heureux, vivons égaux ! : Comment l’égalité réduit le stress, préserve la santé mentale, Les liens qui libèrent, 2019
[7] Covid-19 dashboard by the Center for Systems Science and Engineering (CSSE) at Johns Hopkins University, https://gisanddata.maps. arcgis.com
[8] I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant. L’obsession de la santé parfaite », Le Monde diplomatique, mars 1999.
[9] Cité dans Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexions politiques, Julliard, 1983.
[10] T. Bollyky, I. Kickbusch, “Preparing democracies for pandemics”, BMJ 2020 ; 371.
[11] Les soins de santé primaires : rapport de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires, Alma-Ata (URSS), 6-12 septembre 1978.
[12] OMS, Air Pollution. Overview, www.who.int.
[13] https:// climateandhealthalliance. org.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...