Au premier janvier 2015, pas moins de 5,08 milliards d’euros seront transférés du fédéral aux entités fédérées pour la santé dans le cadre du transfert des compétences prévu par la sixième réforme de l’État. Alors que les politiques européennes accentuent les effets de la crise économique et financière dans les états membres, la régionalisation en Belgique ne risque-t-elle pas d’ouvrir davantage la porte aux entreprises privées commerciales dans le secteur de la santé ?
Depuis quelque temps déjà, la commercialisation de la santé se fait sentir dans le paysage belge. De nouveaux opérateurs font leur apparition. De nouvelles formes de management – qui ne sont d’ailleurs plus l’apanage du privé – se mettent en place. Certaines activités sont sous-traitées. En témoignent par exemple la place croissante prise récemment par de grosses entreprises commerciales dans les secteurs des maisons de repos ou du handicap ; l’attribution, en avril dernier, de la gestion du centre de psychiatrie légale de Gand à un consortium privé regroupant entre autres Sodexo et Parnassia ; ou encore l’entrée en Bourse de petites et moyennes entreprises spécialisées dans les soins à domicile.
Ces évolutions auraient-elles tendance à s’accentuer en temps de crise ? Yves Hellendorff, secrétaire national de la Centrale nationale des employés pour le non-marchand voit dans la vague récente de sous-traitance de certains services par les hôpitaux un effet de la crise. « Les hôpitaux sont passés dans le rouge, ces deux dernières années, ils cherchent des solutions. ». Autre exemple, dans le secteur du handicap, les subsides de fonctionnement ne sont plus indexés, dénonce le syndicaliste.
Autre facette de la privatisation : la part du financement privé des dépenses de santé. Pour Jean-Marc Laasman du service d’études de l’Union nationale des mutualités socialistes, n’augmentent pas en Belgique suite à la crise.
En 2011, 75,9% des dépenses de soins de santé en Belgique étaient prises en charge par les pouvoirs publics. En la matière, la Belgique se situe en dessous de la moyenne de l’Union européenne. De 91% de financement public dans les hôpitaux à 10% de remboursement des lunettes par l’assurance maladie, en passant par 68% de financement public pour les médicaments ou 65% pour les maisons de repos, on le voit, les parts respectives du public et du privé dans le financement des soins varient selon les catégories de soins. « Certains soins essentiels restent aujourd’hui faiblement remboursés », confirme Jean-Marc Laasman. Mais, précise-t-il aussitôt, la part publique de ce financement, que ce soit via l’assurance maladie ou d’autres types de financements, est restée stable au cours des dix dernières années : 24,2% en 2000 pour 24,1% en 2011. Bref, de ce point de vue, pas de grande vague de privatisation résultant de la crise, et ce malgré le fait que les dépenses ont bel et bien crû au cours de cette même période.
Sixième réforme de l’État : de quoi parle-t-on ?
En juillet 2014, c’est tout un paquet de compétences santé qui ont été transférées aux entités fédérées.
Grosso modo, il s’agit de :
- la politique des personnes âgées (maisons de repos, maisons de repos et de soins…) ;
- une partie de la politique hospitalière (travaux d’infrastructures des hôpitaux, définition des normes d’agrément) ;
- les soins de santé mentale (maisons de soins psychiatriques, initiatives d’habitations protégées, les plates-formes) ;
- les politiques des personnes handicapées : l’allocation pour l’aide aux personnes âgées (APA) et des aides à la mobilité ;
- une partie de la politique de prévention et de dépistage (entre autres : la vaccination, le fonds de lutte contre les assuétudes) ;
- un certain nombre de conventions de rééducation fonctionnelle spécifiques (soins aux toxicomanes, prestations de rééducation ambulatoire) ;
- l’organisation des soins de première ligne (cercles généralistes, fonds Impulseo, services intégrés de soins à domicile…) ;
- une partie, marginale, du maximum à facturer, liée aux les services G isolés (revalidation de patients gériatriques) et les services Sp isolés (services spécialisés de traitement et de revalidation) et à certaines conventions de revalidation.
Ces compétences sont transférées aux communautés. Côté francophone, en vertu des accords de la Sainte-Émilie scellés en septembre 2013 par les quatre partis, elles sont en fait déléguées par la Fédération Wallonie-Bruxelles à la Région wallonne d’un côté et à la Commission communautaire française (Cocof) de l’autre. L’objectif de ces accords : renforcer les liens de solidarité entre la Wallonie et Bruxelles dans le cadre du transfert de la santé, des allocations familiales et de l’aide aux personnes. Toujours dans le contexte de la réforme institutionnelle en cours, les régions sont sur le point d’obtenir une plus large autonomie fiscale : elles vont désormais être amenées à lever une partie de l’impôt des personnes physiques, tout en recevant pour certaines matières des dotations de l’État fédéral.
Le financement des compétences transférées sera donc noyé dans la manne globale du budget de la Région wallonne et dans celle de la Commission communautaire commune de Bruxelles-capitale (Cocom) à Bruxelles, car tous les budgets des compétences transférées migrent non vers la Commission communautaire française (Cocof) mais bien vers Cocom, dans le but d’harmoniser sur le territoire bruxellois des politiques aujourd’hui éclatées entre Cocom, Cocof et Communauté flamande. Les budgets régionalisés de la santé ne seront donc plus des budgets affectés, comme l’étaient ceux de la sécurité sociale au niveau fédéral. Conséquence : les gouvernements régionaux pourront donc, théoriquement, décider de faire diminuer les budgets de la santé au profit d’une autre politique (et inversement). « C’est un risque faible, mais qui existe théoriquement, commente Naïma Regueras. Je pense qu’au début les budgets affectés à la santé vont le rester, mais à plus long terme... ». Autre enjeu : la gestion de ces compétences. Si la sécurité sociale est gérée au niveau fédéral sur base d’une concertation associant les mutualités, les syndicats, les organisations patronales et les dispensateurs de soins, qu’en sera-t-il au niveau des entités fédérées ? Il semble acquis qu’en Wallonie, un organisme d’intérêt public « type INAMI adapté », comprenant deux comités de gestion personnes âgées / handicap et social/ santé, verra le jour à Charleroi. Les récentes négociations pour la formation d’un gouvernement bruxellois nous laissent à penser qu’il en sera de même à Bruxelles : un organisme d’intérêt public dépendant de la Cocom et géré de manière paritaire devrait être créé, si l’on en croit la déclaration politique du Collège réunion de la Cocom, qui vient d’être adoptée.
« J’ai un peu peur pour Bruxelles, réagit Hanne Bosselaers, médecin généraliste à la maison médicale Médecine pour le peuple à Molenbeek. Si à terme davantage de compétences sont transférées, les Bruxellois vont-ils devoir choisir dans quel système de santé ils vont se faire soigner ? Cela va générer un énorme désordre. Et quid des personnes sans-papiers dans un tel système ? ». De même, ajoute-elle, la politique santé de la Belgique pourrait perdre de son crédit. Comment justifier les priorités d’une région par rapport à celles de l’autre ?
À certains égards, souligne-t-il encore, l’accessibilité aux soins a même été améliorée : 23% de la population bénéficie aujourd’hui d’un remboursement préférentiel (entre autres parce que l’intervention majorée a été étendue), les soins dentaires ont été rendus gratuits pour les enfants (à condition de trouver un dentiste conventionné, voir l’article en page 62), les soins des malades chroniques sont mieux remboursés, les indépendants ont été intégrés en 2008 dans l’assurance maladie…
L’accès aux soins n’est pour autant pas garanti. La crise, bel et bien en cause cette fois, fragilise la capacité de payement des ménages : elle a donc eu un impact sur l’accessibilité financière aux soins de santé. En Wallonie, un cinquième des ménages déclarait en 2013 avoir retardé ou renoncé à des soins pour des raisons financières. C’est ce que nous révèle une étude récente de l’Union nationale des mutualités socialistes. Cette situation touche particulièrement les familles monoparentales (44,3%), les femmes (24,9%) et les jeunes adultes. Les premiers types de soins reportés ou postposés sont les médicaments (32,9%), les soins dentaires (22,9%), et les consultations ou visites chez un médecin généraliste (21,8%).
La crise génère aussi son lot de soucis de santé. À titre d’exemple, Naïma Regueras, du service recherche-développement de la Mutualité chrétienne évoque une augmentation rapide au cours des dernières années de l’invalidité pour cause de maladie mentale. « C’est aujourd’hui la première cause d’invalidité : schizophrénie, mais aussi burn-out et dépressions qui sont liés au travail, à l’environnement économique. ».
Quels seront, dans un contexte déjà fragile, les impacts sur notre système de santé des transferts des compétences dans le cadre de la sixième réforme de l’État ?
Une chose est claire, la sixième réforme de l’État inquiète les acteurs de la santé. Car elle implique pas mal d’incertitudes. Les dotations accordées aux entités fédérées dans le cadre de la réforme sont inférieures à l’évolution des moyens accordés à ces secteurs au cours des dernières années. La raison ? Des moyens limités d’un côté, des besoins croissants de l’autre.
Les entités fédérées, tout comme l’État fédéral, vont être amenées à participer à l’effort d’assainissement budgétaire voulu par l’Europe. Un effort de 3 milliards d’euros (sur 12 milliards pour l’ensemble de la Belgique) qui sera étalé sur 2015 et 2016. Elles vont en outre devoir participer aux besoins liés au vieillissement de la population (principalement les pensions). Ces efforts devront être fournis sur base de l’ensemble de leurs compétences (et pas seulement celles qui sont transférées).
Or les défis sont énormes. « Car si les dépenses liées aux soins de longue durée (dans le contexte du vieillissement de la population) ont déjà fortement augmenté ces dernières années (elles représentaient 16,3% des dépenses totales en 2003 contre 20,6% en 2011), il ne faut pas oublier que le véritable boom démographique aura lieu après 2025, lorsque la génération du baby-boom atteindra les 80 ans, explique Naïma Regueras dans un texte sur l’assurance obligatoire préparé à l’occasion des cinquante ans de l’INAMI. Il nous reste donc encore dix ans pour nous y préparer et adapter notre système de soins de santé aux nouveaux besoins de cette population. ». Liée entre autres à cette augmentation de la durée de vie : la progression des maladies chroniques. D’après la dernière enquête de santé (2008), plus d’un Belge sur quatre serait atteint d’une maladie chronique. « Si cela entraîne certainement une pression à la hausse sur les dépenses de santé, ces personnes représentent un groupe de patients particulièrement vulnérables dont les dépenses de soins peuvent être très élevées ».
Face à ces défis, que ce soit à Bruxelles ou en Wallonie, « il y a un risque de l’entrée du privé commercial dans cette brèche », explique Yves Hellendorff. Car le sous-financement public favorise la recherche des formes de cofinancements et donc la marchandisation. Un processus contre lequel il serait difficile de lutter, « parce qu’il y a toujours à la clé une menace de pertes d’emplois... ».
« On va avoir tendance à financer tous les services non rentables par le public, par exemple les personnes âgées (une partie du secteur, considéré comme rentable est déjà investi par des entreprises privées lucratives, tandis que la partie la moins rentable reste à charge du secteur public), les maladies chroniques, tandis que tout ce qui est rentable comme une prothèse de genou, va être pris en charge par le privé », s’inquiète quant à elle Hanne Bosselaers, médecin généraliste Médecine pour le peuple à Molenbeek. Bref il y a là une crainte de l’instauration, certes progressive, d’une médecine à deux vitesses à l’américaine.
Il s’agit donc de trouver des pistes de solutions pour financer la future sécurité sociale. D’aucuns défendent l’idée d’une « cotisation sociale généralisée ». Le concept : se baser sur une assiette de financement plus large (salaires, revenus de remplacement, entreprises, biens immobiliers, transactions financières...). « L’idée n’est pas d’alourdir l’impôt, mais de le répartir différemment », étaye Naïma Regueras.
Autre piste, communément admise : arriver à une meilleure efficience de l’organisation du système de soins. Ici en équilibrant mieux soins à domicile et lits en maisons de repos en fonction des besoins et de leurs coûts, là en rationalisant les soins spécialisés à partir de centres d’expertise spécialisés sur certains traitements complexes et lourds (selon le principe du « Pay for quality » : l’objectif étant d’encourager les prestataires évoluant vers une démarche qualité en incitant les patients à se soigner dans ces centres spécialisés par le biais d’un meilleur taux de remboursement).
Un meilleur investissement dans une première ligne accessible, des médicaments moins chers, une action sur les déterminants de santé, l’investissement dans l’emploi du non-marchand, la mise au point de mécanismes de financement garantissant l’accessibilité financière aux soins de santé : autant d’autres voies évoquées pour préserver notre système santé d’un assaut massif des entreprises privées à vocation commerciale…
n° 69 - décembre 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...