Dossier informatisé, e-health box, hubs, serveurs de résultats… Quels sont les enjeux de ces outils de l’e-santé sur la coordination ? Le prisme de l’informatique montre les différents niveaux de communication nécessaires pour parvenir à une coordination effective. En particulier, il permet de distinguer la communication et de l’information.
En Belgique, la messagerie médicale électronique est apparue vers 2013 sous la forme de la e-health box, qui a progressivement remplacé les messageries de première génération fonctionnant essentiellement à sens unique des hôpitaux/laboratoires vers les médecins (logiciels medibridge-mexi). Les médecins (bientôt également les autres professionnels) peuvent ainsi communiquer de pair à pair sans risque pour le secret médical, la caractéristique essentielle de la e-health box par rapport à l’e-mail classique étant son niveau de sécurisation. Contrairement aux technologies précédentes, elle constitue un standard public, gratuit, largement diffusé. Il y a donc une évolution lente, mais réelle, vers une communication plus généralisée et plus transversale. Entre temps, de nombreux médecins ont utilisé ou utilisent encore l’e-mail classique pour communiquer des informations confidentielles à propos de patients, mais cela n’est pas recommandé.
Seuls l’expéditeur, le destinataire et le patient sont identifiés, et encore, pas de façon uniforme (sauf pour le patient). Pour les machines, ce sont simplement des enveloppes dont le contenu est inconnu. Si on reste au sein d’une spécialité, la quantité d’information à gérer est encore acceptable, mais dès que le patient présente plusieurs pathologies et autant de médications, il est souvent laborieux de se constituer une vue d’ensemble. Certains courriers de médecins spécialistes n’indiquent que la médication concernant leur spécialité dans leur courrier, ignorant totalement ce que le patient consomme par ailleurs ! On peut interpréter cela comme une réaction de protection face à la surcharge d’informations. Mais comment alors évaluer les risques d’interactions ou d’effets secondaires ?
Les difficultés de coordination sont liées à des obstacles organisationnels et culturels : la non-connaissance de l’identité des prestataires qui interviennent dans le suivi d’un patient, l’habitude des médecins de documenter leur dossier pour eux-mêmes plutôt que pour leurs collègues (présence d’abréviations, texte libre, variabilité des concepts utilisés : éléments de soins, diagnostic, antécédents...) et l’absence d’obligation d’informer le médecin gestionnaire du dossier médical global. Pour y remédier, les « hubs » ou réseaux de santé ont été instaurés, dont le plus connu du côté francophone est le Réseau de santé wallon. Tous les documents concernant un patient sont accessibles par les professionnels qui ont le droit d’accès ad hoc (appelé lien thérapeutique). Il est maintenant courant qu’un médecin généraliste consulte un SumEHR (SUMmarized Electronic Health Record, ou dossier santé résumé en français) produit par un autre médecin généraliste lorsqu’il voit un patient de son collègue pendant une garde, ce qui lui permet d’accéder à la liste des problèmes et à la liste des médicaments du patient (qui a donné son autorisation via sa carte d’identité électronique). Le Réseau de santé wallon a également mis en production la fonction « journal » qui permet à d’autres professionnels (infirmiers, kinésithérapeutes) de déposer de l’information non structurée. Il s’apparente à celui qui est laissé chez le patient suivi par une équipe de soins.
À côté des hubs, les hôpitaux et les laboratoires d’analyses médicales ont développé des serveurs de résultats. Leur volonté est certainement de suivre les évolutions technologiques (transmission des images), mais surtout commerciales : augmenter la satisfaction des professionnels et donc potentiellement leur nombre de clients. Ce faisant, ils reproduisent à plus grande échelle une erreur pourtant déjà faite dans le passé : au sein d’un même hôpital, il existait un logiciel différent par type d’information : un pour les résultats de biologie, un pour les résultats d’imagerie, un pour les rendez-vous, un pour la facturation… On l’appelle « approche par service », et cela demande d’ouvrir une application différente à chaque fois.
Historiquement, les premiers outils de coordination concernent les modes de transmission de l’information clinique lors d’une remise de garde ou plus généralement afin d’assurer la continuité de soins. Le professionnel qui reprend le dossier doit pouvoir comprendre la note de son collègue, faire avancer la situation clinique du patient sans repartir de zéro, s’enquérir rapidement de ce qui a déjà été fait. Deux outils ont été conceptualisés par Laurence Weed à partir des années 60 : le SOAP et le POMR. Ils ont ensuite été implémentés dans des systèmes informatiques, mais exigent également des changements de pratique pour permettre ce saut qualitatif.
La méthode SOAP (Subjectif-Objectif-Appréciation-Planification) permet de structurer la note de consultation de manière identique, quels que soient le contexte et les variations de pratique entre les différentes écoles et spécialités de soins. En effet, des notes structurées de manières différentes selon les professionnels n’encouragent pas à la relecture, favorisent les erreurs, les oublis, les redondances d’examens [1]. Avec le SOAP, leur lecture est facilitée et donc la communication améliorée, mais pas encore vraiment synthétisée. C’est un modèle de la rencontre qui tend à être universel, quelle que soit la profession. Exemple : une infirmière qui reçoit une prescription médicale de pansement à réaliser pour un ulcère de la jambe interrogera le patient sur la douleur et l’aspect de la plaie (S), examinera la plaie (O), gardera l’appréciation médicale initiale et/ou en posera une autre qui correspond à son point de vue infirmier par rapport à l’évolution de la plaie, à une alimentation déficiente et/ou à un déficit de soins personnels (A), réalisera le pansement, en prévoira un autre et éventuellement d’autres actions préventives ou curatives (P). L’anamnèse et surtout les diagnostics infirmiers sont d’une nature totalement différente des diagnostics médecins puisqu’ils sont plus centrés sur les réactions individuelles aux problèmes de santé ou aux processus de vie. Mais ils sont aussi basés sur un raisonnement clinique lui-même inclus dans la démarche en soins infirmiers. Le SOAP est tout à fait compatible avec celle-ci, même s’il est plus réducteur [2].
Complémentaire du SOAP, la méthode POMR (Problem Oriented Medical Record) organise la consultation et le dossier par problèmes. Ce qui correspond à la synthèse que l’on retrouvait en début ou en fin du dossier papier. Les appréciations du SOAP servent à constituer la liste de problèmes qui est à la fois synthèse et sommaire du dossier. Ces problèmes peuvent être de nature médicale, psychologique, infirmière, kinésithérapeutique, sociale... L’informatique permet de trier ces problèmes en fonction de la (ou des) spécialité(s) du professionnel.
La liste des problèmes est plus stable dans le temps et plus informative que la liste des actions/procédures seule ou que la liste de médications, même si généralement elle n’est pas suffisante à elle seule pour assurer une coordination efficace. Elle permet d’impliquer le patient comme partenaire des soins : chaque rencontre est l’occasion de s’enquérir de l’évolution ou de l’arrêt de chacun des problèmes. L’expérience montre que cette remise en perspective des problèmes passés réalisée par le praticien est appréciée des patients qui perçoivent alors la continuité concrète de leur suivi. C’est un véritable support à la communication, qui permet une prise de recul sur leurs symptômes. De plus, la coordination ne fonctionnera pas sans le principal intéressé qui doit comprendre ce qui lui arrive. On peut ainsi tendre vers une vision partagée de la santé d’une personne.
Enfin, le concept d’épisode de soins consiste à construire l’historique des appréciations pour un même problème au fil des rencontres avec le patient. L’exemple a été donné par le projet Transhis réalisé aux Pays-Bas dans les années 90 : la plainte de fatigue (première appréciation) peut donner lieu à un diagnostic d’anémie (deuxième appréciation) puis de cancer du côlon (troisième appréciation). Les trois constituent la trame d’un seul épisode de soins, l’épisode de soins complet étant l’ensemble des appréciations, de tous les S, O et P qui lui sont reliés dans les différentes rencontres (contacts) qui ont eu lieu. Si plusieurs professionnels interviennent, ils doivent reprendre le problème tel que l’a laissé le dernier collègue et si nécessaire en adapter le libellé (anémie devient cancer). Ceci est facilité par l’informatique qui garde l’historique des appréciations.
À l’origine, un épisode de soins coordonne une seule discipline (« problème de logement » évoluant en « sans-abrisme » est un exemple d’épisode de soins social). Cependant, si on garde une appréciation suffisamment générique comme « douleur de l’épaule » par exemple, on peut l’utiliser de manière transdisciplinaire, quelles que soient les appellations précises du médecin ou du kinésithérapeute. L’épisode de soins permet aussi des remises en cause et réévaluation du problème [3]. Ce mode de mise à jour de l’information permet également d’éviter certains doublons. Il permet de relier un ensemble d’informations chronologiquement autour du problème. L’épisode de soins est ainsi hautement informatif.
L’appréciation ou le problème de santé sont des concepts plus larges que le diagnostic : il peut s’agir d’un symptôme, un handicap, un problème fonctionnel, un facteur de risque, une préoccupation, un diagnostic. Cette généricité le rend utilisable dans tous les contextes de rencontre patient. Cela permet aussi de documenter une information même si le diagnostic n’est pas encore posé, sinon l’information est non enregistrée donc perdue. La coordination des soins demande d’être en mesure d’enregistrer des données d’une qualité minimale (soit par le patient, soit par le professionnel) afin de disposer d’un dossier réellement informatif. Les standards d’informatique de santé internationaux (HL7 FIHR, Contsys et Open EHR) sont tous basés sur le concept de problème de santé dans son acception large, à la fois biologique, psychologique et sociale, qui fait consensus.
Qu’il s’agisse de la e-health box, des hubs ou des serveurs de résultats, la grande majorité de l’information n’y est pas structurée, ni par problème de santé ni par épisodes de soins, ce qui rend la recherche et la visualisation laborieuse si le dossier s’étale sur plusieurs années.
L’accumulation croissante de communications tous azimuts suscitera une demande de trier, de recouper, de hiérarchiser pour transformer la communication en information pertinente, basée plus sur sa qualité que sur l’accumulation de messages. Ce qui devrait d’ailleurs favoriser un recul critique sur la consommation d’examens complémentaires et de médicaments. On peut comparer ce mouvement, décrit par le sociologue Dominique Wolton, à celui vécu dans le journalisme déstabilisé par des éditions gratuites, souvent numériques, reproduisant toutes la même information et qui favorisa le réinvestissement dans un journalisme d’investigation plus qualitatif. Ainsi peut-on expliquer aussi dans le décours de l’informatisation de la santé l’émergence du besoin d’une information de qualité. En effet, la communication permet une grande intensité d’échange, mais sans réaliser de continuité de l’information. À court terme, la communication pure, au travers de messages d’un cahier de communication par exemple, reste indispensable pour la coordination au quotidien entre les professionnels. Sur le long terme, la valeur ajoutée de l’informatique réside dans la possibilité de présenter une information synthétique qui fait sens de manière partagée pour le patient et les professionnels afin de prendre les meilleures décisions avec le patient. Une modélisation des soins cohérente avec la pratique des soins (rencontre SOAP et épisode de soins) apporte ce saut qualitatif. Elle est à la base d’un véritable système d’information, c’est-à-dire qui produit des informations signifiantes à partir données éparses mises en cohérence. Dans un contexte de coordination des soins, les deux approches, communicationnelle et informationnelle sont complémentaires.
Parmi cinq types d’informations, Dominique Wolton distingue celui de l’information-connaissance : « L’information-connaissance, liée à l’essor des banques de données et aux systèmes d’information professionnels, résulte d’un travail de construction et d’interprétation de la réalité. Le problème est celui des compétences pour y accéder, de son organisation, de l’abondance et du prix » [4]. Cette nécessité de compétences à acquérir concorde avec l’expérience des formations au dossier de santé informatisé données à la Fédération des maisons médicales où les participants disent ne connaitre que 50 % des possibilités du logiciel avant la formation. Les utilisateurs les plus expérimentés plébiscitant les outils professionnels certes nécessitant une formation, mais à haute valeur ajoutée.
Par ailleurs, une coordination efficace demande que les acteurs se mettent d’accord sur leurs modes de fonctionnement, leurs droits d’accès et leurs devoirs. Le paysage de la santé, qui a profondément changé avec l’augmentation des maladies chroniques et l’hyperspécialisation, pousse aussi à cette renégociation. La confiance et la coopération entre professionnels sont des aspects indispensables à travailler via des rencontres et un véritable travail en équipe. Sinon, pourquoi une infirmière documenterait-elle des données visibles par ses collègues médecins si elle sait qu’ils y sont soit indifférents soit, pire, hostiles ? Le Réseau de santé wallon investi dans ce temps de négociation et, paradoxalement, dans une moindre mesure le niveau fédéral (via le groupe G19 de la plateforme e-health). On peut douter qu’un tel travail ait lieu dans les hôpitaux. Les outils s’en ressentent avec un gradient croissant de pertinence allant de la e-health box jusqu’aux hubs en passant par les serveurs de résultats.
La certification fédérale des logiciels prépare des critères qui concernent plusieurs professions de santé : cela permettra certainement une certaine coordination des soins. De son côté, l’asbl ASSOSS care développe le logiciel Topaz pensé dès sa conception pour être utilisé de manière transdisciplinaire. Ce sont des groupes de travail issus des métiers du secteur social-santé qui coconstruisent l’analyse avec les développeurs afin de respecter au mieux les besoins des professions tout en veillant à une coordination interprofessionnelle efficiente. Un groupe « patient » devrait bientôt voir le jour.
Dans sa définition, coordonner implique une notion d’objectif. Celle-ci, bien que fondamentale parce que très opérationnelle pour les patients, n’est actuellement pas présente dans les applications informatisées et devra trouver sa place. Les professions les mieux préparées sur ce sujet étant les infirmiers et les kinésithérapeutes. Elle engage à la transdisciplinarité puisque, en choisissant un, deux ou trois objectifs prioritaires, elle confronte l’altérité des informations venant des professionnels et permet d’ajuster au mieux les actions aux objectifs (et donc aux besoins) des patients.
[1] M. Roland, « Structuration et concepts du dossier médical électronique », Santé conjuguée n° 58, octobre 2011.
[2] NANDA International. Diagnostics Infi rmiers 2015-2017 : Défi nitions et Classifi cation, Educa Books, 2016.
[3] V. Della Guistina, « Le diagnostic : vers une narration clinique collective », Santé conjuguée n° 70, avril 2015.
n°89 - décembre 2019
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...