L’homophobie se nourrit de la religion, mais aussi de la culture et de la tradition. La déconstruire est une tâche complexe qui se mène auprès des jeunes, de leurs parents, auprès des personnes LGBTQI elles-mêmes. Quelques associations s’y attèlent. En classe, au sein des communautés, au coeur des églises.
Ihsane Jarfi a été enlevé en avril 2012 à la sortie d’une discothèque liégeoise, torturé et assassiné par quatre individus. Le motif aggravant de crime homophobe a été retenu contre eux et ils ont été lourdement condamnés par la Cour d’assises. Créer une fondation [1] en mémoire d’Ihsane a contribué à panser une blessure collective, pour sa famille, pour la ville de Liège et pour le monde l’associatif LGBT. Son père Hassan témoigne chaque jour dans les écoles, dans les associations, dans les médias. Si la parole de cet ancien professeur de religion islamique est demandée, entendue, c’est certainement parce que son personnage vient bousculer cette ligne qui voudrait qu’il y ait une culture homophobe et une culture tolérante. Une position très instrumentalisée, que les interventions d’Hassan Jarfi permettent de nuancer.
Hassan Jarfi va chaque jour à la rencontre de la difficulté culturelle et sociale, belge ou étrangère à la Belgique. « Belge, parce que les assassins de mon fils sont belges, dit-il. Culturelle, parce que l’un de ses assassins est musulman et que, quand il a entendu Ihsane invoquer Dieu et jurer qu’il ne recommencerait jamais à faire le ‘pédé’, il a multiplié ses coups. »
Les enseignants qui rencontrent des signes d’homophobie dans leur école apprécient son témoignage direct, pour que les enfants se rendent compte de la portée de leurs actes ou de leurs pensées. Hassan Jarfi pourrait être leur grand-père. « J’utilise les mêmes codes qu’eux, dit-il, je suis l’un des leurs. Ils font partie de ma communauté. » En classe, il leur raconte ce qui s’est passé avec Ihsane, mais aussi l’enfant qu’il a été. « Je leur montre un petit film Super 8, des souvenirs de familles, ils voient Ihsane en vacances au Maroc comme eux vont au Maroc ou jouer au foot comme eux jouent au foot… Ils voient aussi comment ils sont aujourd’hui et comment ils pourraient être plus tard. Cette forme d’identification joue un rôle très important. Quand le film se termine, personne ne parle. Parfois quelqu’un pleure. Puis je leur tends des perches pour susciter des questions. Tout de suite : comment vous avez appris que votre fils était homosexuel ? Comment vous avez réagi ? Et la famille ? J’explique et je leur retourne les questions : et si votre enfant était homosexuel, qu’est-ce que vous feriez ? Un élève m’a dit un jour qu’il n’accepterait pas : ‘il peut dégager !’ Je disais pire à son âge… mais quand ton enfant nait, qu’il est dans tes bras, que tu le vois grandir, qu’est-ce que tu fais ? Tu ne peux pas programmer un fils avec des conditions. Toi, est-ce que tu as été programmé ? Tes parents t’ont accepté comme tu es… Qu’est ce qui est le plus dangereux : être homosexuel ou attaquer de personnes qui ne t’ont rien fait ? Ce qui m’est arrivé peut vous arriver demain. On n’a pas à être d’accord ou pas d’accord avec le fait que son enfant soit homo, il ne nous appartient pas de l’accepter ou de le refuser : la réalité est là. » L’heure et demie qu’il passe avec eux est très dynamique, et même quand la classe reste silencieuse, la réflexion est en route. « Parfois cela prend du temps, ajoute Hassan Jarfi. C’est pour cela que je demande toujours à repasser dans les mêmes groupes un an plus tard, pour mesurer le chemin parcouru. »
Susciter la réflexion, pousser les élèves à prendre distance par rapport à l’éducation qu’ils ont reçue de leurs parents, qui eux-mêmes ne se posent pas toujours la question de l’éducation qu’ils ont reçue. « Ça fait partie d’un patrimoine dogmatique que l’on ne discute pas, et cela relèverait d’un complot anti identitaire ou d’une trahison que de venir la dénoncer, poursuit le père d’Ihsane. être homosexuel, c’est contraire à la nature, c’est interdit dans la religion, mes parents me l’ont interdit, c’est refusé dans ma communauté, c’est refusé au pays d’origine… Pourquoi sortir tout à coup de cet ensemble qui fait partie de mon identité et rejoindre un autre groupe qui le dénonce ? C’est une mise en danger et c’est là que se situe le problème. »
Ce travail de réflexion articulant culture, tradition, orientation sexuelle et identité de genre, d’autres (rares) associations le mènent également. C’est le cas de Merhaba [2] (« bienvenue » en arabe et en turc), active en Flandre et Bruxelles depuis 2002. « Nous partons d’un cadre intersectionnel, précise Sam Mouissat, assistante sociale et co-fondatrice de l’association. Notre public cible – comme tout le monde d’ailleurs – a plusieurs identités : orientation sexuelle, identité de genre, parcours de migration, trauma intergénérationnel, ressources… tout se touche et le prototype de la personne homosexuelle, lesbienne, transgenre, ça n’existe pas. Chaque individu est composé d’un tas d’autres choses. La religion est un de ces éléments, pas toujours le plus important pour la plupart des gens. » La majorité ne se pose en effet pas de questions à ce sujet, contrairement à leur entourage direct et indirect.
Les personnes qui fréquentent Merhaba sont majoritairement issues de l’immigration, du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et de Turquie au départ, et des personnes biculturelles également, avec un parent belge. Puis, au fil des années, du Brésil, de l’Afrique subsaharienne, d’Iran, de Tchétchénie, d’Albanie, de Serbie… « Et finalement de partout », ajoute Sam Mouissat. D’autres formes de discriminations que l’homophobie les frappent en premier lieu, comme le racisme (dont n’est pas exempt le milieu LGBT), et les tensions familiales dont elles font part se marquent surtout au niveau des traditions, dont la religion fait partie et joue un rôle particulièrement important pour les parents. « Une tension entre monde occidental et non occidental, même si c’est réducteur de le formuler comme cela, illustre-t-elle. C’est une systémique, tout dépend aussi du niveau d’éducation et du niveau social, selon que les personnes viennent de familles conservatrices ou non, qu’elles vivent à Bruxelles ou ailleurs, qu’elles sont en contact avec d’autres personnes homosexuelles ou qu’elles ont été isolées toute leur vie en pensant qu’elles étaient les seules comme cela… » Ces personnes viennent à Merhaba parce qu’elles se posent des questions, certaines ont des problèmes avec leur orientation sexuelle ou c’est plutôt leur entourage qui en a. « Les parents qui sont traditionnels/conservateurs ont des idées, des exigences par rapport à eux, des devoirs par rapport à leurs enfants et des souhaits : qu’elles se marient, qu’elles aient des enfants, notamment. Souvent c’est un moment de crise. Les parents veulent le bien-être de leur enfant, mais, pour eux, celui-ci ne passe pas par l’homosexualité. » D’autres mécanismes agissent en profondeur. Les parents ont devant leurs yeux un enfant qui change, qui se distancie d’eux et de leurs repères. Merhaba reçoit des jeunes, des adultes, des enfants, des parents. L’association les accompagne individuellement, organise des groupes de parole, des soirées récréatives, des formations. « Peu de gens peuvent s’imaginer qu’une femme voilée qui a plusieurs enfants soit lesbienne, or ce n’est pas si rare que ça. L’homosexualité est moins visible, mais elle est là dans la communauté et les personnes ne s’identifient pas forcément à leur orientation sexuelle. Pour certaines d’entre elles, la sexualité est quelque chose que l’on fait et pas quelque chose que l’on est. »
Être homosexuel·le isole au sein de sa propre culture, de son milieu culturel. On n’est pas entouré de pairs, il faut aller les trouver en dehors de celui-ci, se construire parmi eux et faire son chemin dans cette nouvelle communauté. Ce qui n’est pas facile non plus.
Merhaba accomplit aussi un travail en coulisse, avec pour devise que le chemin du détour est le chemin le plus court. « Quand on travaille par exemple avec des mamans issues de l’immigration, qu’elles aient ou non un enfant homo, on le fait parce que l’éducation dans les milieux traditionnels est souvent entre les mains des mères. Le message passe parfois plus vite que dans le milieu professionnel où on a tendance à voir l’homosexualité comme un problème », constate Sam Mouissat.
Années 70. C’était l’époque de la théologie de la libération, l’idée d’une église ouverte aux opprimés, qui se tournait résolument du côté des pauvres. C’est dans ligne-là qu’est né un mouvement de chrétien·ne·s gays et lesbiennes en vue d’une libération de la stigmatisation, de l’oppression sociale dont ils étaient victimes au sein des églises chrétiennes. « Une libération par rapport à l’homophobie de nos institutions religieuses tout en affirmant que l’on peut être croyant et homosexuel. Très souvent dans les milieux religieux, c’est considéré comme incompatible », résume Michel Elias, administrateur de la communauté du Christ libérateur [3] et du réseau international francophone des chrétiens inclusifs.
La communauté a des antennes à Liège, à Namur et à Bruxelles. Elle propose un groupe de parole, un groupe de partage spirituel, de lecture biblique, des activités plus religieuses. « On essaye de donner aux membres l’occasion de réfléchir sur le sens, le sens notre vie, de se réconcilier avec eux-mêmes, de réconcilier foi et homosexualité, développe Michel Elias. C’est assez paradoxal : alors que la société s’ouvre sur le plan légal, l’église se ferme. Les textes sont durs, notamment ceux du pape François, qui rappelait récemment qu’on ne peut pas accepter dans la vie religieuse et aux séminaires des personnes qui ont une orientation homosexuelle affirmée. »
L’association compte une soixantaine de cotisants, en majorité des hommes d’âge mûr. Une minorité agissante qui pose une question qui dérange, au sein de l’Église, mais aussi au sein de la communauté LGBT. « C’est aussi difficile d’être croyant dans le milieu homosexuel que d’être homosexuel dans le milieu croyant, dit Michel Elias. C’est une double difficulté, car l’homophobie s’enracine, se légitime même très souvent à cause du discours religieux. Il y a une mentalité fondamentalement homophobe dans toutes les religions monothéistes. Je crois que les églises ont du mal à réfléchir à la sexualité humaine en général. Les gays ne sont pas les seuls visés, mais aussi les femmes, le plaisir, le rôle de la sexualité. L’Église catholique a réaffirmé avec Paul VI que la sexualité humaine ne peut s’exercer qu’à l’intérieur du mariage hétérosexuel et avec la procréation. La plupart des gens sont hors des clous. »
Entre pairs, les membres de la communauté du Christ libérateur respirent. « On n’est pas seul, on peut vivre des choses ensemble malgré les passages de déni où on intègre une image négative de soi, ce qui a des répercussions sur la santé. Les croyants homosexuels – ou les homosexuels croyants – se sont fabriqué (ou on leur a fabriqué) un dieu pervers : Dieu va te condamner sauf si tu cesses d’être toi. C’est un truc dingue, c’est un truc qui rend fou ! On a besoin de se comprendre et aussi de revisiter sa foi ensemble. Est-ce que vraiment je suis pécheur ? C’est extrêmement dur de changer son regard sur soi. Et la culpabilité est terrible. »
Qu’est-ce que c’est l’homophobie ? Hassan Jarfi avance sa définition : « c’est interdire de réfléchir différemment et de s’exprimer. Interdire de s’exprimer en tant que femme alors qu’on est un homme. Interdire l’égalité. Et si on transgresse, c’est être puni, tué. Ce sont des conditions que l’on retrouve dans une dictature. » L’expression de l’homophobie ne lui fait pas peur, au contraire. « Cela permet de voir où elle se trouve, dit-il, et c’est là où se trouve mon travail. M’inviter dans une classe, dans groupe où il n’y a pas d’homophobie, ça ne sert à rien. »
n°86 - mars 2019
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...